⇝ Chapitre 56 ~ Freddie

A peine la jeune femme a-t-elle prononcé ces mots, que ses jambes se dérobent sous ses pieds et qu'elle tombe de son tabouret. Freddie la rattrape de justesse, et son parfum, un mélange de fleurs et de savon, atteint son visage.

— Appuie-toi sur moi, lui indique-t-il, son cœur tambourinant dans sa poitrine.

— C'est marrant, dit-elle, la bouche pâteuse, ton cœur a l'air de s'emballer.

Les joues de Freddie prennent une teinte cramoisie, et Yannis étouffe un rire. « Comment peut-il rire dans un moment pareil ? » songe le chanteur, dépassé, en observant le visage de son ami, qui n'est même pas teinté de la moindre trace d'inquiétude.

— Je pense savoir ce qu'on lui a administré, dit-il pourtant d'un ton sérieux, je dois seulement lui faire un test sanguin pour vérifier. Ensuite, il faudra juste rester avec elle, car l'expérience peut être assez traumatisante. Elle risque d'avoir des hallucinations ou d'être paralysée, un peu comme là, alors il faudra t'armer de patience et de mots doux.

Freddie jette encore un regard méfiant à Andreas, l'associé de Yannis. Il ne lui inspire pas confiance. « Pourquoi n'est-elle pas restée avec Luke ? » s'interroge le jeune homme, avant de se rendre à l'évidence : il s'est probablement trompé. « Tant que ce n'est pas moi » songe-t-il, son cœur pulsant dans sa poitrine au rythme de la douleur qu'il s'est habitué à ressentir, le tout en cherchant des yeux Kit et Jay.

Apercevant Kit en train de se commander une boisson, il se précipite vers lui, traînant Emmy avec lui, laquelle murmure des mots à propos de papillons et du fait qu'elle ne veut pas inquiéter inutilement ses amis.

— Kit.

— Ah, Freddie ! s'effraie Kit. Tu-... (il ouvre grand les yeux, évaluant le corps d'Emmy effondré contre celui de Freddie, sa mine affreuse et ses yeux qui papillonnent sur lui sans vraiment le voir.) Tout va bien ?

— Quelqu'un a drogué le verre d'Emmy. Je l'emmène au cabinet de Yannis. Il faudra que vous rentriez en taxi.

— T'inquiète, répond tranquillement Kit.

La mâchoire du chanteur se crispe et il s'aperçoit que son ami est bien éméché : il se tient au bar pour rester debout.

— Kit ! s'alarme-t-il.

— Ça va, répond le musicien avec une lenteur exagérée. Je t'ai entendu. Rentre avec ta voiture t'occuper d'Emmy. Nous, on rentrera plus tard, par nos propres moyens.

Un instant, Freddie songe à prévenir Alice, qui danse non loin de là. Après tout, Emmy n'est pas dans son normal. Peut-être qu'elle préférerait...

— Ouh là là, tu n'as pas l'air très bien, Émilie ! s'exclame la voix de Jay.

Freddie se retourne pour l'apercevoir derrière lui, un regard noir posé sur son ami.

— Kit, je t'ai cherché partout, le sermonne-t-il. Tu t'es encore commandé un verre ?

— Et tu ne m'en empêcheras pas !

Kit sifflote alors un air entraînant sous l'air médusé de Freddie. Décidément, rien ne tourne rond ce soir !

— Tu n'as vraiment pas l'air d'aller bien, Émilie, répète encore Jay, les sourcils froncés.

En effet, la jeune femme s'est encore plus affaissée, si bien que Freddie la tient fermement, de peur qu'elle tombe et se blesse.

— Moi ? articule-t-elle. Je suis en pleine forme ! Le monde est si coloré que c'en est éblouissant. Je déclamerais bien des vers !

Freddie se tourne vers le visage soucieux de Jay, le seul qui semble suffisamment sobre pour comprendre la situation.

— Quelqu'un a drogué son verre, Jay !

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Je n'en sais rien ! Je n'ai pas vu qui ni à quel moment. Et si elle en avait ingurgité trop ? Et si elle faisait une overdose ? Oh mon dieu, ça serait affreux, je ne peux pas la-...

— Respire Freddie, lui intime fermement Jay. Tu es en état de conduire ?

— Il le faut, s'immisce Yannis, je n'ai toujours pas de permis.

Freddie se tourne vers le médecin et se sent rougir encore plus en sentant le bras de la jeune femme s'enrouler autour de sa taille, comme si elle craignait qu'il ne la lâche. Il respire un grand coup sous l'œil inquiet de ses amis, qui ont depuis bien longtemps deviné ce qu'il ne peut pas avouer.

— Je ne bois jamais d'alcool, donc oui, je vais conduire.

— Alors c'est réglé. Moi, je m'occupe de ramener les autres sains et saufs, d'accord ?

Rassuré, le chanteur hoche la tête. Il a beau être pragmatique, il perd tout sens logique quand il s'agit d'Emmy.

— La question, c'est est-ce que tu vas pouvoir mettre tes émotions de côté le temps de l'amener au cabinet ?

Le jeune homme grimace. Il ne va pas avoir le choix.

— Elle ne veut pas que les autres le sachent, dit encore Freddie à l'attention de Jay, en resserrant sa prise autour des épaules de la jeune femme. Elle ne veut pas qu'ils s'inquiètent.

Il serre les dents. Dans un moment pareil, comment peut-elle faire passer ses amis avant son propre bien-être ? Jay acquiesce de la tête.

— Je ne leur en dirai rien, à la seule condition que tu l'emmènes maintenant.

Le chanteur hoche la tête, sentant la panique refluer, puis après avoir échangé un regard entendu avec Jay, tire Emmy hors de la boîte, talonné par Yannis. L'air frais de la nuit est une bénédiction pour la pellicule de sueur qui recouvre l'entièreté de sa peau. La tête de la jeune femme dodeline sur son épaule. Elle continue à psalmodier des phrases qui n'ont ni queue ni tête : des vers de Shakespeare par-ci, des mots français par-là. Et des prénoms. Parmi la liste que répète Emmy, il y a le sien.

Ne préférant pas s'attarder sur ce que ça signifiait, il ouvre la portière passagère de sa voiture à l'arrière et tente sans grand succès d'y installer la jeune femme, laquelle refuse de le lâcher.

— Non, murmure-t-elle, tu as promis de rester avec moi.

— C'est juste le temps du trajet. Il ne prend quelques minutes, c'est promis.

Mais les mains de la jeune femme persistent sur ses épaules. Il pourrait se dégager, mais il a trop peur de la blesser.

— Écoute, Émilie, intervient Yannis en asseyant à côté d'elle, je sais que Freddie est un très beau jeune homme et que c'est agréable d'être dans ses bras, néanmoins, il est notre conducteur alors ce serait top si tu pouvais le laisser conduire. Je vais juste vérifier tout pouls d'accord ?

A ces mots, il prend un des poignets de la jeune femme, puis le deuxième, et le chanteur en profite pour refermer la portière, vérifiant bien à ne rien lui coincer.

Il respire un grand coup avant de s'installer à son tour.

— Tu en sais quelques chose, non ? questionne-t-elle, alors qu'il s'attache.

Il faut quelques instants au chanteur pour réaliser qu'elle évoque ce que Yannis a eu l'intelligence de lui dire. Ses oreilles chauffent.

— Et maintenant, toi aussi ! répond tranquillement Yannis en se penchant pour attacher la jeune femme.

— Je peux m'attacher toute seule, tu sais, lui fait-elle remarquer, dans un éclair de lucidité.

Soulagé qu'elle n'ait pas réagi à la remarque de Yannis, il règle son rétroviseur central et observe la jeune femme.

— Je ne crois pas, rétorque Freddie en avisant ses mains tremblantes.

Puis après que Yannis se soit attaché à son tour, il démarre, tachant d'ignorer les battements frénétiques de son cœur. Il aurait mieux fait de tomber amoureux de quelqu'un d'autre. Il avait fait attention pendant des années et voilà qu'elle chamboule tout !

— C'était un refus de priorité, ça, analyse Yannis tandis que Freddie serre plus fort le volant.

— Tant pis.

— Tu ne l'aideras pas en faisant un accident, le raisonne-t-il.

Le chanteur ne répond pas, mais décélère tout de même : les ruelles étroites de Delphes ne sont pas des plus agréables à traverser, et malgré tout, Yannis a raison. De toute façon, encore quelques rues et ils seront en vue du cabinet. Un coup d'œil au rétroviseur lui permet de s'apercevoir que son ami parle à voix basse à la jeune femme, laquelle a appuyé son front contre la vitre.

Quelques minutes plus tard, Freddie se gare devant le bâtiment et les deux jeunes hommes s'engouffrent dans l'ascenseur de l'immeuble, tenant chacun un des bras d'Emmy, qui semble sur le point de s'évanouir. Se repassant la scène, le parolier cherche un élément, n'importe lequel, indiquant quand cela a pu arriver. Sans succès.

Arrivés devant la porte, Yannis sort les clés de sa poche et tourne enfin la poignée. Sans ménagement, il les jette sur le bureau de la secrétaire absente. Le couloir qui mène à la salle d'attente vide et au cabinet rappelle des souvenirs à Freddie : la première fois qu'il est venu ici, il avait besoin d'une perfusion de toute urgence et n'arrivait presque plus à respirer. Yannis avait dû le mettre sous oxygène toute la nuit.

— Tu peux la tenir ? questionne le jeune médecin, en tenant sans succès d'ouvrir la lourde porte.

En guise de réponse, le chanteur glisse son bras sous les genoux d'Emmy et la soulève. Dans un autre contexte, la situation l'aurait amusé et il en aurait probablement rougi, mais dans le cas présent, l'urgence de la situation empêche son esprit de divaguer. Son regard s'arrête sur l'horloge au-dessus de la porte. Il se souvient que c'est la dernière chose qu'il a vue avant de s'évanouir ici, faute d'oxygène. L'aiguille dentelée de l'heure positionnée entre le deux et le trois, celle de la minute entre le neuf et le dix, la trotteuse sur le six. Il se souvient avoir pensé que c'était bien ironique, que le dernier objet imprimé sous ses paupières soit une horloge et qu'il soit aux portes de la mort.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Yannis ajoute :

— Ça ne doit pas te rappeler de bon souvenirs.

— Juste une des fois où j'ai failli mourir, commente le chanteur. La routine en ce qui me concerne.

Yannis le foudroie du regard et le chanteur lève à nouveau les yeux vers l'horloge. Cette fois, elle indique onze heures et demie.

— Ça ne me fait toujours pas rire, signale le médecin en s'effaçant pour laisser Freddie entrer.

S'il ne sentait le souffle irrégulier d'Emmy dans son cou et ne l'entendait pas murmurer des phrases incompréhensibles en français, il aurait probablement enfoncé la porte lui-même.

— Tu n'es pas le seul à me dire ça, observe Freddie en inspectant le bureau jonché de papier.

— On se demande bien pourquoi, maugrée-t-il en enfilant sa blouse. Mets-la là, ajoute-t-il en désignant la table d'opération, sur laquelle il a failli ne jamais se réveiller, deux ans plus tôt.

Avec délicatesse, il dépose Emmy sur le cuir bleu, laquelle ne fait même pas mine de s'accrocher à lui, et pour cause : ses muscles sont relaxés au point qu'ils semblent anesthésiés. Yannis approche son tabouret et ausculte la jeune femme, vérifiant son pouls puis sa tension tandis que Freddie s'adosse au mur à côté de la table.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? articule péniblement Emmy.

— Je prends ta tension, c'est pour ça que ça te serre le bras, répond Yannis d'un ton très calme. Ton pouls est normal, ta tension aussi, c'est bon signe. Ensuite, tes autres signes vitaux sont bons aussi. Je vais devoir te faire un test sanguin pour vérifier ce que tu as. 

Il se tourne ensuite vers Freddie, qui observe la scène avec inquiétude.

— Il va falloir que tu me tiennes son bras, au cas où elle fasse un geste brusque, indique Yannis. Ça ira ?

Le chanteur hoche la tête, et au sourire encourageant de son ami, il devine qu'il a dû blêmir.

— Tu te souviens de ma formation de technicien d'analyse biomédicale ? poursuit-il sur le ton de la conversation. Eh bien, je ne pensais pas en avoir à nouveau besoin un jour !

Freddie offre un pâle sourire au médecin et s'avance à son tour vers Emmy. Son visage semble se décontracter quand son regard s'arrête sur lui.

— Je peux prendre ton bras ? questionne-t-il, en articulant le plus clairement possible.

Il a lu sur internet à l'instant que l'ouïe (comme beaucoup de sens) pouvaient être altérés, et qu'elle pourrait peut-être avoir des hallucinations, visuelles et auditives.

— Tout ce que tu veux ! Mais je crois qu'à choisir, je préférerais que tu me tiennes la main.

— C'est pour la prise de sang, rappelle patiemment le chanteur, en posant ses doigts sur son avant-bras, entre ses veines et le garrot.

A sa grande surprise, Emmy tend son bras jusqu'à atteindre son autre main, posée sur le bord de la table. Son cœur se lance dans une valse précipitée aux côtés de ses côtes, tant et si bien que le jeune homme songe un instant avoir été heurté en pleine poitrine par un héron en plein vol.

— Si tu voulais que je te prenne la main, il suffisait de demander, déclare-t-il, le plus nonchalamment possible.

— J'ai essayé.

— Tu as froid ? questionne-t-il, tracassé. Ta main est glacée.

— Moins, maintenant que tu es là.

Le chanteur s'empourpre jusqu'aux orteils, comme si le feu en personne avait décidé de le consumer tout entier.

— Désolé d'interrompre ce flirt, mais je dois absolument faire cette prise de sang maintenant, s'immisce Yannis, à son plus grand soulagement.

— Ce n'était pas du flirt, marmonne-t-il quand même, fuyant les prunelles de Yannis, qui est en train de sortir une aiguille de son emballage en le jaugeant d'un air amusé.

A la place, Freddie jette un regard au visage à la fois détendu et effrayé d'Emmy, dont les yeux se sont écarquillés à la vue de l'aiguille à usage unique que vient de sortir Yannis et des tubes sur la petite table. Il serre plus fort ses doigts.

— Ne regarde pas. Tu me fais confiance ?

— Pourquoi je ne te ferais pas confiance ? questionne-t-elle en retour.

— Je ne sais pas. Ça ne fait pas si longtemps qu'on se connaît.

— Ma tête tourne tellement que j'ai l'impression d'être sur un grand-huit. Je crois que je vais dormir un peu, dit-elle en baillant un peu.

Avant même qu'il n'ait le temps d'ajouter quelque chose, ses paupières se ferment et elle semble s'endormir. S'il savait qu'il était possible de passer du coq-à-l'âne lorsqu'on est sous l'emprise de stupéfiants, il ne pensait pas qu'elle réagirait comme Kit lorsqu'il boit un peu trop !

Yannis porte deux doigts sur le cou de la jeune femme.

— Bon, au moins, elle ne risque pas de s'affoler, commente-t-il en ajustant son masque et en changeant de gants. Je pense que tu peux la lâcher.

Pourtant, le chanteur ne fait pas mine de retirer sa main de la sienne. Il n'en a pas la force.

Yannis hausse un sourcil mais ne commente pas pour autant. Il approche la seringue de ses veines et en perce délicatement une. Il remplit ensuite quelques tubes avant de retirer l'aiguille.

— Tiens, dit-il en appliquant une compresse sur le point encore sanguinolent. Appuie dessus.

Le jeune homme s'exécute. Cette fois, le visage d'Emmy ne reflète rien d'autre que de la quiétude. Quelques secondes plus tard, Yannis lui colle un bout de sparadrap sur le doigt.

— Maintenant, murmure-t-il, pour lui-même, les résultats.

Durant quelques minutes, on entend plus rien à part le bip à intervalle régulier de la machine qui évalue les constantes vitales d'Emilie. Aucun des appareils ne semblant s'affoler, Freddie s'autorise enfin à se détendre. Il lâche doucement la main de la jeune femme et s'assoit à son chevet, les yeux rivés sur le tableau abstrait accroché au mur.

Il connaît par cœur les nuances rouges, oranges et jaunes qui jurent avec le bleu et le vert. Par dessus, l'artiste a peint une fleur tout en noir, dont les contours laissent transparaître les formes chimériques colorées. Il se souvient que le premier sens à avoir réapparu était le toucher, il a d'abord senti l'empreinte ferme de son corps sur la terre, la gravité qui le maintenait allongé. Ensuite, l'ouïe était revenue : Kit, Jay et Yannis parlaient à toute allure au téléphone avec sa mère. Enfin, il avait pu ouvrir les paupières. La lumière du cabinet l'avait aveuglé. Et cette fleur était là, comme une renaissance, comme un signe que son heure n'était pas encore venue. Cela ne l'empêche pas de s'interroger : que se serait-il passé, s'il n'avait jamais ouvert les yeux, s'il était mort à ce moment-là ?

— Alors, questionne Yannis, coupant court à ses réflexions morbides, ça fait combien de temps ?

L'interrogation de son ami le ramène brutalement à la réalité et il entend son cœur chuter dans un bruit sourd lorsqu'il aperçoit à nouveau le corps inanimé d'Emilie.

— Combien de temps que quoi ? demande le chanteur, blanc comme un linge.

— Que tu l'aimes.

Freddie manque de s'étouffer. Si lui manque de tact, Yannis est loin devant lui en la matière ! Et puis, comment a-t-il pu deviner ? Ils ont passé la soirée à discuter tous les deux, comme d'habitude !

— Tu peux me répondre, poursuit le médecin, elle est évanouie, elle ne t'entendra pas.

— Je ne-...

— Oh arrête ! le coupe Yannis, toujours à ses observations sanguines. J'ai très bien vu la façon dont tu la regardes. Tu es un idiot, si tu penses que ça ne se voit pas ! Tu peux te mentir à toi-même si tu le souhaites, mais j'ai cru que tu allais arracher les yeux d'Andreas, quand tu as vu qu'elle buvait un verre avec lui.

— Elle peut faire ce qu'elle veut avec qui elle veut, ça m'est égal, s'entête le chanteur, le cœur au bord des lèvres.

— Menteur.

— Bon d'accord, pas avec n'importe qui non plus, admet le chanteur. Je n'ai pas trop confiance en ton associé.

— Andreas n'est pas méchant. Je ne pense pas que ça soit lui.

Freddie ne trouve rien à redire et se renferme dans son mutisme. Hors de question qu'il admette quoi que ce soit !

— Tu sais, reprend Yannis, je ne pense pas que tu la laisses indifférente. A mon avis, tu devrais peut-être tenter le coup.

Le sang quitte violemment le visage du parolier. La peur couve son âme, comme un orage tonnant au loin. Sa gorge s'assèche comme s'il n'avait pas bu depuis des jours. Qu'est-ce qui peut bien pousser Yannis à dire ça ?

— Tu ne devrais pas dire de bêtises comme ça, rétorque Freddie, à la place.

Miraculeusement, sa voix ne tremble pas, contrairement à ses mains et à son corps pris de frissons.

— Je sais reconnaître de l'attirance quand j'en vois, objecte le médecin, ignorant volontairement le malaise de son ami. Elle avait l'air un peu secouée quand Jay a dit qu'on avait été ensemble sans l'être vraiment.

— On n'a pas vu la même chose, je pense, argue le chanteur, les paupières closes.

— N'empêche que c'est amusant ! Tu t'entêtes à ne pas vouloir des gens parce que tu penses ne pas les mériter, allant jusqu'à ne t'attacher à  personne, à part des gens émotionnellement indisponibles pour toi, comme moi. Et puis, tout d'un coup, tu tombes sur quelqu'un de bien et tu ne sais pas quoi faire parce que c'est réciproque ! Toi qui as l'habitude d'aimer à sens unique, cela doit beaucoup te perturber !

— Arrête, lui intime Freddie en ouvrant les yeux. Tu sais très bien de quoi il en retourne.

« Tu connais la vérité. Ne me force pas à te la répéter. » ajoute-t-il, en pensée.

Si les mots de son ami l'ébranlent, il tente de ne rien en montrer. Cependant, le masque s'est fissuré ces derniers mois, si bien qu'il ne tient plus du tout.

Yannis se tourne tout d'un coup vers lui et plonge un regard grave dans le sien.

— Oui, je connais la vérité. Et c'est pour cela que je me permets de tenir ce discours. Si moi je ne te l'énonce pas, personne ne le fera. Tu trembles, observe-t-il, une lueur compassionnelle dans ses iris brun.

En effet, les dents du chanteurs claquent aussi fort que s'il était gelé jusqu'aux os, et son corps vibre comme s'il était parcouru de frissons de fièvre.

— Ce n'est pas grave, reprend le médecin. Je t'ai toujours souhaité de trouver quelqu'un qui pourrait te donner autant que tu donnes, toi. J'espère que c'est le cas.

Le chanteur reprend ses esprits en respirant un grand coup, endiguant la panique dans un coin de son cœur, aux côtés de tant de sentiments refoulés. Tout ira bien, car elle n'en saura rien. Il le fallait, il n'est pas sûr de pouvoir tenir, sinon.

— On restera amis, elle et moi. Il n'y a jamais eu plus entre nous. Elle ne saura rien de mes... sentiments. Et puis, j'ai toujours su que je ne serai jamais comme Luke. Ou même Ludo. Tu vois, si c'était l'un d'entre eux, et c'est l'un d'entre eux, je n'aurais aucun mal à l'accepter. C'est dans l'ordre naturel des choses, un peu comme le fait qu'Amsterdam est la capitale des Pays-Bas, tu vois ?

A la cadence de ses mots, le calme et la confiance reviennent peu à peu. L'angoisse sourde recule peu à peu, comme un ciel qui se découvrirait soudain.

A sa plus grande stupéfaction, Yannis éclate de rire.

— Quoi, le blond au piercing qui a passé la soirée au bras d'une autre fille ? Ou l'autre blond qui en embrassait une autre dans un coin ? Désolé de te l'apprendre, mais elle était bien plus concernée par ce qu'il se passait de notre côté que du leur !

Il secoue la tête d'un air mi-exaspéré mi-attendri.

— C'est fou ce que tu peux être têtu et te voiler la face, parfois ! N'importe qui serait heureux, à ta place ! Écoute, je ne prétends pas pouvoir te pousser à te rétracter, néanmoins j'espère que tu penseras à mes paroles. D'ailleurs, précise-t-il, c'est du GHB qu'on lui a administré. Elle est négative aux autres drogues. Et au vu de la quantité dans son sang, elle a dû en recevoir au moins une fois dans un de ses autres verres.

— C'est quand même inquiétant, réplique le chanteur en observant à nouveau la jeune femme inconsciente.

— Malheureusement plus fréquent qu'il n'y paraît, grimace Yannis. C'est vraiment un fléau ! Elle risque de vomir dans la nuit.

Comme si elle les avait entendus (ce que le chanteur n'espère pas), elle s'agite sur la table en gémissant. Parmi le flot de balbutiements, Freddie reconnaît quelques mots de français, dont il ignore la signification.

— Tu as une idée de ce qu'elle raconte ? interroge Yannis. Je ne parle pas un traitre mot de français !

— Moi non plus, grimace le parolier. Je ne parle que le gallois. Mes cours de français sont trop loin !

« Une preuve de plus que ça ne marcherait pas » songe le jeune homme, le cœur serré. Il se déteste immédiatement pour ça, et d'ailleurs il est pris d'une étincelle de colère envers Yannis, pour l'atroce étincelle d'espoir qu'il a allumée dans sa poitrine en clamant qu'Emmy ne lui était peut-être pas indifférente. Il aurait préféré qu'il garde pour lui ses réflexions.

— Tu n'as qu'à lui demander de t'apprendre, suggère le médecin en haussant les épaules avec désinvolte.

Même s'il sait qu'il veut se montrer serviable, Freddie le foudroie du regard. Puis, il mesure ensuite à quel point tout ce qu'il ne voulait pas qui arrive s'était exactement produit de la façon dont il ne fallait pas. Il se revoit il y a quelques mois, en train de donner ce concert où il a chanté Lonely, sans se douter que Jay était sur le point de lui parler du groupe qui allait tout changer pour lui. S'il avait su, se serait-il comporté différemment ? Aurait-il insisté pour qu'ils ne mélangent pas trop à eux ? Car il fallait bien admettre que les relations entre Dark Fate et Sad Joy n'étaient plus simplement professionnelles : entre Kit qui était amoureux d'Alice et lui d'Emmy, il n'était plus possible de prétendre le contraire. Autant se rendre à l'évidence, s'il avait su, il se serait débrouillé pour que ça n'arrive pas.

Il jette un regard déchirant à Emmy, qui continue de s'agiter et songe qu'il pourrait au moins rendre cette histoire un peu plus supportable pour elle. S'il sait que Yannis se trompe en ce qui concerne ses sentiments (après tout, il ne la connaissait pas il y a encore quelques heures), il a raison sur un point : elle s'est attachée à lui, et pour son bien, elle devrait rester à bonne distance.

— Je connais ce visage, commente Yannis. Tu voudrais l'éloigner de toi.

— Tu sais mieux que moi pourquoi, soupire Freddie, las. Tu l'as vu par toi-même.

Comprenant sa référence à l'expérience traumatisante vécue ici il y a à peine quelques années, Yannis se tortille sur sa chaise d'un air gêné.

— Tu n'es pas obligé, insiste pourtant le médecin. Tu pourrais-...

— Non, coupe le chanteur. Ne me dis pas comment me sentir ou comment m'y prendre alors que tu n'as aucune idée de ce que je traverse depuis toujours. Ce n'est pas parce que je n'en parle jamais que ça n'existe pas. C'est facile de parler quand on n'est pas concerné.

— Pardon, soupire son ami tandis que Freddie hoche la tête, avec la désagréable impression d'être ramené quelques années en arrière, dans cette même pièce, où ils avaient eu la même conversation à peu de choses près.

Malgré tout, l'analyse de son ami était criante de vérité : il s'était effectivement entiché de lui il y a deux ans, pour la seule et unique raison que Yannis ne tomberait pas amoureux de lui puisqu'il était amoureux d'un autre, qui était tragiquement décédé dans un naufrage. Son corps avait été repêché, sa famille l'avait identifié, l'autopsie avait été rapide puisqu'il s'était noyé et les obsèques avaient eu lieu. Il avait ensuite dû reprendre sa vie. Alors, il était parti ouvrir son cabinet à Delphes pour ne plus jamais retourner à Héraklion.

« Voilà ce qu'il se passe, quand on tombe amoureux d'un marin ! » avait-il dit à Freddie, après quelques verres.

Et puis, le lendemain, après avoir passé la nuit dans son cabinet, ils ont longuement discuté à cœur ouvert. C'était ce qui avait convaincu Freddie de s'autoriser à s'attacher. Cela ne s'était pas produit de cette façon-là avec Emmy. La chute avait été brutale : il ne lui avait fallu qu'une chanson. La voir chanter la chanson qu'elle venait d'écrire (qui était d'ailleurs un des titres phares du groupe, tant et si bien que le chanteur ne serait pas surpris de voir Sad Joy recevoir un prix pour ce titre) avait poussé son âme dans la sienne. Dès lors, il s'était retrouvé attiré comme un aimant, à lui donner un mouchoir pour essuyer ses larmes. Elle ne s'en était pas aperçue, mais Aux rêveurs avait été le début de tout.

— Tu vas mieux ?

Freddie sursaute et est brutalement ramené à la réalité en apercevant son ami au chevet d'Emmy, laquelle s'était redressée, la tête appuyée contre ses mains.

— Je ne sais pas, chuchote-t-elle en acceptant le verre d'eau que Yannis lui tend.

Ses mains tremblent lorsqu'elle le porte à ses lèvres.

— Tu veux rentrer ? lui demande Yannis. Je pense que ton corps a juste besoin de repos.

Il se tourne ensuite vers Freddie, lequel ne parvient à détacher son regard de la jeune femme qu'au bout d'un long moment : elle a l'air d'avoir traversé un champ de bataille entre les traces de larmes sur ses joues, son maquillage qui a coulé, ses cheveux emmêlés et ses yeux injectés de sang de par l'heure tardive. Il repousse la stupide envie de la prendre dans ses bras pour la rassurer.

— Ça ira ? questionne Yannis quand il a enfin son attention. Tu pourras conduire ? Sinon, je vous appelle un taxi.

Le chanteur secoue la tête.

— Je m'en sortirai.

Son air sûr de lui semble convaincre Yannis puisqu'il s'approche d'Emmy et l'aide à descendre de la table.

— Freddie va te ramener, tu vas pouvoir te reposer. Demain, tu auras sûrement oublié la majeure partie de la soirée et le fait que je suis ravi d'avoir fait ta connaissance.

Sans ajouter un mot, il la lâche et si dans un premier temps Freddie se prépare à la rattraper, elle finit par se stabiliser, même si elle murmure que le sol tangue, les yeux rivés sur le parquet grinçant du cabinet.

Elle relève la tête vers le parolier et lui jette alors un regard implorant. Les détestables paroles de Yannis tournent dans son esprit, et toutes ses résolutions tombent en cendres lorsqu'elle marche timidement vers lui et appuie sa tête sur son épaule, les paupières closes. Avant d'avoir le temps de le regretter, Freddie passe son bras autour de ses épaules.

— Merci, dit-il à Yannis, la gorge serrée.

— Pas de quoi ! Ce n'est que mon travail, répond l'intéressé en lui emboîtant le pas vers la sortie.

Dans l'ascenseur, Freddie fait tout éviter de regarder son reflet dans le miroir. La vision de lui et Emmy appartient à un futur inexistant et se l'affliger revient à planter soi-même un couteau en pleine poitrine.

Il pourrait être détestable, lui glisser des paroles atroces et se comporter comme le pire être sur terre, mais il n'en avait ni le courage ni le cœur : elle recevait déjà suffisamment de haine gratuite en ligne pour avoir le malheur d'être une musicienne hors pair à la voix puissante. De plus, il connaît l'étendue des blessures que cela génère dans son être, puisque c'est vers lui qu'elle s'est tournée pour s'épancher. Il ne pourra jamais se regarder dans un miroir s'il lui affligeait un coup pareil. Non, il lui faudra trouver autre chose.

Lorsque l'air moite de la nuit les accueille, son humeur est davantage assombrie. Il tressaille lorsqu'Emmy se blottit contre lui comme si ses bras étaient une forteresse impavide, l'endroit où elle se sent le plus en sécurité. Il sort les clés de sa poche et ouvre sa voiture.

— Il te plaît ? questionne alors Yannis, les yeux rivés sur la jeune femme.

Si c'était possible de mourir d'embarras, Freddie se serait liquéfié tout de suite. La jeune femme ouvre la bouche pour répondre mais il l'interrompt avant même que le moindre mot n'ait franchi ses lèvres :

— Ça suffit, Yannis ! Laisse-la tranquille !

— Ce n'est même pas drôle, maugrée-t-il.

« Et moi je ne veux pas le savoir. » songe douloureusement le chanteur. Peu importe la réponse, il n'est pas prêt à l'entendre.

Il ouvre la portière passagère et y installe la jeune femme. Cette fois, elle n'émet pas d'objections quand il lui met la ceinture.

Yannis lui prend le bras, à nouveau sérieux.

— Si tu as un doute, appelle-moi. Je me débrouillerai pour venir. Surveille-la bien et donne lui à boire régulièrement. Il n'est pas impossible qu'elle soit à nouveau dans les vapes dans quelques minutes.

Il hoche la tête et le remercie encore avant d'entrer à son tour dans le véhicule.

Il démarre en trombe et jette un regard à sa passagère : elle s'est appuyée le front sur la vitre froide, les cheveux plaqués sur son visage par la sueur. Elle pleure presque, murmurant qu'elle en avait assez d'avoir la tête qui tourne et qu'elle se sent mal.

— Je fais au plus vite, lui indique Freddie, d'une voix douce, après avoir grillé deux feux rouges et avoir quitté la ville.

Malgré les paroles qui tournent en boucle dans son esprit (retourner dans le cabinet a remué beaucoup d'émotions en lui), il reste ancré sur le moment présent, et les virages qu'il prend lentement. Ses épaules se détendent lorsqu'ils arrivent enfin en vue de la villa.

🎶🎶🎶🎤🎸🎤🎶🎶🎶

Bonsoir ! Comment allez-vous ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? J'ai disséminé de nouveaux indices concernant... quelques chose 🤭

Mais trêve de teasing... Est-ce de bonne augure pour Emmy ? Qu'auriez-vous fait, à la place du chanteur ? D'ailleurs, comment analysez-vous son comportement ? En tout cas, heureusement que Yannis était là !

Espérons qu'elle aille mieux dans le chapitre suivant (que j'adore haha) (pas sûr que vous l'aimiez autant que moi 😅)...

Bref, on se retrouve vendredi prochain pour la suite !

N'hésitez pas à me laisser un commentaire et vos impressions, c'est toujours un plaisir de vous répondre ❤️

Prenez bien soin de vous ! ❤️

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