⇝ Chapitre 53
J'écoute une dernière fois l'enregistrement (de qualité discutable puisque réalisé avec mon téléphone) et referme mon carnet, satisfaite. Cette escapade m'aura au moins permis d'écrire une chanson ! Quant à savoir si elle sera un jour sur un album ou pas, c'est une autre histoire. Et puis, peut-être que les paroles changeront encore, si les autres veulent y ajouter leur point de vue.
J'étire mes jambes et grimace en entendant mon genou craquer. La soirée est déjà bien avancée, et la maison est plongée dans le silence. Songeant que j'ai bien mérité de commencer un nouveau livre, je m'approche des étagères que j'ai recouvertes de mes affaires et détaille chacun d'eux, avant de me décider à aller lire quelques avis sur l'un d'entre eux, histoire de savoir s'il correspond à mon humeur du moment. Si ce n'est pas le cas, je crois que je vais relire pour la énième fois La communauté de l'anneau. Au moins, c'est une valeur sûre !
Ignorant la montagne de notifications en attente sur mon compte Instagram (la scène de l'autre jour m'a convaincue de ne pas les lire), je passe en revue quelques chroniques, avant d'être mentionnée dans une publication de Sainte-Cécile. Croyant qu'il s'agissait de mon lycée, mon cœur chute entre mes pieds dans un bruit sourd quand je m'aperçois que ce n'est pas mon ancien établissement qui m'a mentionnée, mais une personne inconnue, et que la publication est une photo de Solange sur scène, sur laquelle on a écrit « Ne jamais oublier ». Je déglutis en voyant le commentaire en question. Et la réponse donnée par quelqu'un d'autre me donne envie de vomir.
@ ⬛️⬛️⬛️⬛️ : @Emmy_SJ Est-ce que ton amie apprécierait que tu te sois servie comme ça de sa mort ?
@⬛️⬛️⬛️ : est-ce qu'on n'est sûr que Solange Griveaux n'a pas plutôt été tuée par jalousie ? peut-être qu'elle n'appréciait pas qu'elle lui fasse de l'ombre. ils auraient très bien pu étouffer l'affaire ensuite.
Révoltée, je respire un grand coup et compte mentalement jusqu'à trois, serrant les dents pour ne pas crier de frustration. Comment, comment peut-on parler de moi ainsi ? Elle était mon amie, elle a tellement fait pour moi, je tenais beaucoup à elle, et on sous-entend que j'aurais pu commanditer son meurtre ?
J'étouffe un sanglot en me mordant la lèvre et frappe le mur d'un coup sec dans l'espoir d'amoindrir la douleur qui me comprime la poitrine. Mais je ne recueille qu'une douleur sourde sur la main et des larmes supplémentaires, l'écran de mon téléphone affichant d'autres messages et commentaires.
@⬛️⬛️⬛️⬛️ : Si elle n'a pas eu de contrat, c'est simplement parce que tout le monde a vu qu'elle voulait profiter de la mort de Solange Griveaux pour avoir la compassion de tout le monde ! C'est une sal*pe. @ darkfate, vous devriez rompre son contrat... mais juste à elle, hein, pas touche à Lukey ❤️
@⬛️⬛️⬛️ : Cette fille de Sainte-Cécile, celle qui est morte. Bah elle aurait dû être à ta place.
Je verrouille mon téléphone, ayant malheureusement eu le temps de les lire. Un instant, je m'imagine m'enfuir en courant de la maison, loin dans la forêt, le poids lourd de la douleur s'estompant un peu plus à chacun de mes pas, l'essoufflement dans ma poitrine libérant enfin les chaînes qui entravent mes poumons.
Je ferme les paupières. Elle me manque tellement ! C'est injuste, que son souvenir soit massacré ainsi, que je ne puisse plus regarder en arrière sans me dire que j'aurais dû être plus prudente et moins faible. Je n'oublierai jamais les cris du public, c'était le premier show depuis la mort de la jeune fille, tout le monde voulait un hommage, et ils n'ont eu que ma voix rouée de sanglots retenus pour le début du couplet, avant que je ne m'effondre lamentablement sur la scène, la respiration bloquée comme si mes poumons avaient implosé. Ce jour-là, je me suis demandée si j'allais mourir sur scène, étouffée par mon propre chagrin incontrôlable, alors que la bande son se poursuivait. Pourtant, la chanson avait un rythme entraînant : Mathieu et moi avions choisi Hey Brother d'Avicii, songeant que Solange n'aurait pas apprécié que l'on s'apitoie sur son sort. Mais j'avais été incapable d'accomplir cela pour elle. Et le monte entier s'en était aperçu.
J'ouvre les yeux. Ils n'ont pas tort. D'un point de vue extérieur, on pourrait aisément croire que j'ai cherché à me donner en spectacle, à profiter de sa tragique disparition pour me mettre en valeur. C'est ce que quelqu'un d'horriblement manipulateur aurait fait. C'est ce qu'une fille prête à tout pour obtenir un contrat aurait pu élaborer. Pour eux, il n'est pas question de savoir si j'ai agi ainsi, il est de question des intentions qu'ils me prêtent.
De nouvelles larmes dévalent mes joues. Quelle image ai-je dû renvoyer pour qu'ils me croient capable de me débarrasser de tout le monde, y compris mes amis, pour parvenir à mes fins ? Comment ai-je été diabolisée ainsi ?
Un instant, je me prends à imaginer ce qui se passerait si je m'évanouissais dans la nature et disparaissais de Sad Joy. Cela ferait beaucoup de bruit, mais au bout du compte, on me laisserait tranquille. Je retrouverais ma vie d'avant, la personne que je ne voulais pas être et je m'efforcerais d'être ce qu'on attend de moi. La musique ne serait plus qu'un lointain rêve vaporeux, une lointaine mélodie que j'apprendrai à étouffer avec le temps.
Concevoir cette possibilité, cette décision, est comme une épée plongée dans ma poitrine, me lacérant de haut en bas. Elle me coûte de nouveaux sanglots, et l'horreur me saisit quand je prends conscience de ce que je viens de formuler. Ceci suffit à me convaincre que m'enfuir un moment dans la forêt pour retrouver mes esprits n'est peut-être pas une si mauvaise idée.
Je me mouche le nez et éteins la lumière, avant de me faufiler dans le couloir, mon cœur cognant au rythme de mes pas. Je n'ai qu'une hâte : courir loin de tout ça, en espérant aller assez vite pour ne pas que mes souvenirs me rattrapent. Seulement, quand j'arrive au rez-de-chaussée, au moment d'ouvrir la porte, je suspend mon geste. Je ne suis pas seule, quelqu'un d'autre ne parvient pas à s'endormir non plus.
Attirée, je m'approche de la salle de musique dont une voix me parvient. Une voix rauque, envoûtante, pleine d'émotions, que je reconnais entre mille, puisque c'est celle du chanteur de Dark Fate.
La porte est ouverte, et le bois du chambranle de porte ne craque pas quand je m'y appuie, alors que les doigts agiles du pianiste passent d'une chanson à une autre. Si j'ai reconnu les notes de Numb de Linkin Park dans le couloir, la chanson qu'il joue désormais m'est inconnue.
[Il devrait y avoir un GIF/vidéo ici. Procédez à une mise à jour de l'application pour le voir.]
Dos à moi, il ne peut pas remarquer qu'il m'emmène avec lui lorsqu'il plonge dans la chanson, croyant être seul. Pensant que toute la maison l'entend mais que personne ne l'écoute.
— Is everybody lonely ?
Is everybody scared ?
Is everybody worried
That no-one really cares ? demande doucement Freddie.
Il m'apparaît tout d'un coup que je n'ai pas le droit d'être là, que c'est beaucoup trop intime, comme un journal qui contiendrait des secrets inavouables. Je l'entends aux tonalités adoucies de sa voix : il n'est pas aussi vulnérable en public. Pourtant, je reste, emportée au large par la musique et son timbre. Il me semble que c'est la première fois que je l'entends. Que je l'entends vraiment.
— See, I'm afraid to love but afraid to be alone !
Still I wonder why my heart is always broke !
What a way to live, let the fear take all control ?
Oh this ain't life, no !
I'm not alive ! poursuit le chanteur, donnant une allure de confidence aux paroles.
Portée par les flots bouillonnants de la mélodie, loin des tracas et du tourbillon émotionnel qui m'assaillaient, j'oublie tout de la raison de ma présence ici, de mon envie de fuir.
— Are we all the same
Looking for love, looking for love ?
Are we all in chains
Trying to be enough, be enough ? questionne le chanteur.
Je devine à demi-mot qu'il évoque la période difficile que le groupe a traversé, lorsqu'ils étaient en train d'écrire leur premier album et que le monde entier semblait les attendre au tournant, clamant que sa voix était trop rocailleuse et pas assez lisse, que Kit n'était pas assez sûr de lui quand il chantait et qu'il jouait d'un instrument, que Jay n'était pas assez serein et était trop stressé. Toutes ces injonctions ont abouti à Désarmé, une chanson de leur premier album relatant le sentiment d'impuissance qui prend aux tripes lorsque nous sommes rabaissés par autrui et ramenés à notre condition d'êtres insuffisants. Même en s'efforçant de rentrer dans les cases, de travailler durement quitte à sacrifier sa vie personnelle, sa passion, il y aura toujours quelqu'un pour nous rappeler nos fautes et ce que nous sommes incapables d'accomplir. La chanson est un constat irrévocable, dont les paroles sont d'une justesse remarquable, soulignées par les notes percutantes de Freddie.
Bref, le chanteur semble toujours aux prises des attentes.
— I'm trying to write my perfect story.
I'm working nights, I'm working days
To prove the world that I am worthy
Of being seen, of being praised ! se confie-t-il.
« Et c'est vrai » songé-je, en me rappelant que Kit et Jay n'arrêtaient pas de dire qu'il était acharné, de ceux qui se donnent tout entier dans le travail, par passion et nécessite, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à atteindre le point de rupture. (Et probablement pour oublier certaines douleurs insupportables et certaines vérités alarmantes.)
— 'Cause I'm afraid to show the people who I am !
I'm not special, I'm just a simple, broken man !
La phrase me remue. Je ne suis pas spécial, je suis juste un simple homme brisé. La façon dont il prononce ces mots, avec résignation et presque du dégoût – pour lui-même – me percute de plein fouet. Peut-être qu'il y a bien plus que ce que j'ai déjà pu entrevoir derrière ce chanteur tourmenté.
— So I will hide my face with my picture-perfect mask
Oh this ain't life, no !
It's just a lie !
Les frissons sont remontés le long de mes bras lorsqu'il s'est exclamé que sa vie n'était qu'un mensonge. Non, je ne devrais pas être là. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'écouter, subjuguée. Peut-être parce que ces mots me parlent, peut-être à cause de la puissance de la chanson.
— Are we all the same
Looking for love, looking for love ?
Are we all in chains
Trying to be enough, be enough ?
La mélodie s'envole soudainement loin de l'océan où elle m'a emmenée pour se déployer en plein ciel. Cette fois, lorsque la musique murmure sur ma peau, elle est accompagnée de quelques larmes d'émoi, et j'éprouve la stupide envie de confier au chanteur qu'il est entier, accompli et qu'il n'a pas besoin de courir après un idéal qu'il n'atteindra jamais. Mais j'imagine que je n'aurai sans doute jamais le courage de le lui glisser.
— Woah, if I looked you in the eye
And showed the broken things inside,
Would you run away ?
Would you run away ?
« Non, songé-je, je ne m'enfuirais pas. Parce que je suis comme toi. Brisée. » Bien-sûr, ce n'est pas à moi qu'il s'adresse, et d'ailleurs, il n'aurait sans doute pas chanté ce texte s'il savait que j'étais présente. Cependant, je ne peux pas m'empêcher de le comprendre et de compatir.
— Woah, if you saw my darkest parts,
The wicked things inside my heart,
Would you run away ?
Or are you the same ?
Pendant quelques instants, l'écho des derniers mots flotte dans l'atmosphère, avant d'être suivi par de légères notes au piano. Je cligne des yeux pour effacer les dernières larmes et digérer mon retour dans le présent.
Alors que le chanteur se redresse et s'apprête à se lancer dans une autre chanson, je me racle la gorge. Il sursaute et se tourne vers moi, l'air soudainement distant. Il ne prend pas la peine d'écarter ses cheveux de son visage.
Je tripote mes doigts, tordant mes mains en tous sens. Je n'aurais peut-être pas dû montrer ma présence. La prudence aurait été de partir dès l'instant où je me suis aperçue que j'entrais dans son intimité. Ainsi, je serais déjà bien loin dans la forêt et de la situation délicate qui s'annonce...
— Emmy. Que puis-je faire pour toi ?
— Je n'arrivais pas à dormir, bredouillé-je. Désolée de t'avoir interrompu.
Il hausse les épaules, indifférent et retourne à son piano, à des années-lumières de la personne qu'il était il y a à peine une minute.
— J'avais fini de toute façon.
Sa voix est neutre. J'hésite à lui confier les affreuses phrases que j'ai lues à mon sujet : au vue de la façon dont il vient d'interpréter cette chanson, il n'est pas au mieux de sa forme non plus. D'un autre côté, en parler à Alice, Caitlin, Mike ou Luke serait pire encore. Ils s'inquiéteraient, et les mots les blesseraient autant qu'ils me blessent moi, du fait de notre amitié, tandis que Freddie, lui, ne tient pas autant à moi. Je ne suis pas certaine qu'il me considère autant que je le considère en tant qu'ami.
Bref, son franc-parler m'aidera peut-être, et puis, quitte à tomber sur quelqu'un au beau milieu de la nuit, autant que nous en profitions tous les deux pour parler à quelqu'un, puisque nous en avons visiblement autant besoin l'un que l'autre.
— J'ai lu quelque chose d'affreux et le pire c'est que ça pourrait très bien être interprété comme ça. Je n'arrête pas d'y penser, expliqué-je, d'une voix blanche.
Les larmes menacent à nouveau de couler quand je me souviens que quelqu'un a émis l'hypothèse que j'aurais pu volontairement provoquer la mort de Solange. Cette fois, je n'hésite pas à entrer dans la pièce et à m'avancer vers lui, mon satané téléphone encore dans ma main.
Il me jette un regard incrédule.
— Emmy, murmure-t-il, las. Pourquoi t'affliges-tu ça au milieu de la nuit ?
J'hausse les épaules, un air coupable sur le visage.
— C'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher d'aller vérifier si c'est terminé.
D'accord, c'est une idée stupide et il doit aussi le penser. Je n'aurais peut-être pas dû avouer ceci, mais les mots ont franchi mes lèvres avant même que je n'ai eus le temps de les penser.
Le chanteur se lève en silence, l'air toujours aussi impassible, et, après avoir étiré son dos, s'assoit sur le canapé de la pièce. Il tapote la place à côté de lui.
— Raconte-moi tout.
🎼🎹🎶🎶🎶🎹🎼
Bonsoir ! Comment allez-vous ? :)
Ne passons pas par quatre chemins : vous savez désormais, grâce à la fin de ce chapitre, de quel point de vue sont les parties 1,2,3, 4, 5, 6 et 7 (et les suivantes!) ainsi que le prologue... Qu'en pensez-vous ? Comment cela va-t-il évoluer, selon vous ?
La chanson chantée par Freddie (qu'il a déjà interprétée dans le chapitre 17) est une de mes chanson préférées ! C'est d'ailleurs comme ça qu'est né son personnage : dès que je l'ai entendue, j'ai pensé à lui et je l'ai créé ! J'espère que cette chanson vous touche autant qu'elle me touche ❤️
Parlons des affreux messages que reçoit Emmy... Vous en aviez déjà lus certains mais aviez-vous envisagé qu'on puisse l'accuser à ce point ? 😅
Quoiqu'il en soit on se retrouve vendredi pour le chapitre suivant, qui se déroulera juste après la partie 7 (je n'ai pas voulu réécrire l'entièreté de la scène du point de vue d'Emmy, si j'ai choisi de la montrer du point de vue de Freddie, c'est pour certaines... raisons 😛)
Prenez bien soin de vous ! J'ai hâte que vous lisiez la suite ! N'hésitez pas à me laisser un commentaire, c'est toujours un plaisir de vous répondre ❤️
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top