⇝ Chapitre 51
Mathieu a préféré loger dans un des nombreux hôtels de Delphes. Lorsque nous sommes arrivés, tôt dans la matinée, un soleil déjà brûlant nous a salués. Curieusement, Mike a accueilli ce beau temps avec mélancolie, comme si cela lui évoquait un futur oublié. Je suis montée dans la même voiture que lui, avec l'espoir qu'il m'en dira plus, mais il est demeuré muet tout le trajet. J'ai donc rongé mon frein en observant le paysage et en tentant de lui vanter les mérites de la Grèce Antique, sans être capable de lui arracher un seul vrai sourire. Mon cœur s'est serré quand je me suis aperçue que je ne suis plus capable de chasser les noirs nuages de son esprit.
— Mike, finis-je par dire en posant ma main sur son bras. Tu sais que tu peux tout me dire, n'est-ce pas ?
Il se soustrait à sa contemplation des oliviers nimbés de lumière pour poser ses yeux verts sur moi et pousse un soupir, en repoussant ses cheveux qu'il n'a pas pris la peine de coiffer ce matin.
— Ça se voit, j'imagine ? grimace-t-il.
Je lui souris d'un air penaud.
— Tu as les yeux de quelqu'un de bien malheureux...
Il se frotte le nez et je lui fais les gros yeux : lui comme moi venons de nous faire percer la narine gauche, et la pierceuse a été formelle : il ne faut pas toucher le piercing en dehors du moment où on le nettoie.
— Ça finira bien par passer. Je soigne mon chagrin d'amour, c'est tout.
— Oh, laissé-je échapper. Désolée que ça n'ait pas fonctionné.
Je lui tapote l'épaule, et il jette un regard amusé à ma chevelure : hier soir, je lui ai volé son dernier pot de teinture bleu nuit et l'aie supplié de m'aider à me teindre les cheveux, chose qu'il a acceptée tout de suite. « Le foncé te va mieux que le clair, avait-il déclaré une fois la teinture faite. Ça fait ressortir tes yeux. »
— Ça fait partie de la vie, commente-t-il en retournant à sa mélancolie.
Il appuie son front sur la vitre, comme s'il semblait sur le point d'ajouter quelque chose, de se confier, peut-être, mais finit par clore ses paupières, comme s'il n'y avait rien à ajouter.
— Les voyages me font toujours cet effet-là, je suis certain que ça ira mieux en arrivant.
— Et puis, on sera bien occupés, ajouté-je en songeant au travail qui nous attend, et au fait qu'il ne me confiera pas ce qui le tracasse tant qu'il ne le voudra pas.
Comment écrit-on un album ? Est-ce comme écrire un roman, un mélange de frisson créatif et de stress de ne pas parvenir au bout de l'histoire, comme le répète si souvent Lise ? Ou est-ce plutôt comme une fièvre foudroyante qui ne dure que quelques jours, comme celle qui s'empare du Poète en pleine nuit ?
— Tu crois qu'ils font quoi, les autres ? demandé-je, en me penchant vers l'avant, distinguant la voiture où Mathieu et le reste de notre groupe est monté.
Mike hausse les épaules, un sourire moqueur aux lèvres.
— J'imagine que Mathieu doit leur énoncer tout un tas de règles à suivre pour ne pas perdre l'objectif de vue, qu'il faudra bien travailler malgré le cadre paradisiaque et qu'on a intérêt à bien remercier nos amis pour ce qu'ils font.
A mon tour, j'appuie la tête contre la carreau, remarquant que nous entrons dans une succession de virages sinueux dans la montagne.
— Ils n'étaient pas obligés... On aurait pu se débrouiller.
Mike me jette un coup d'œil hésitant comme pour s'assurer que je peux encaisser ce qu'il va déclarer avant de poursuivre :
— Je crois que c'est à cause de toi. Ou plutôt grâce à toi.
— Super, maugréé-je, les joues brûlantes au souvenir de ma dernière conversation (si tant est qu'on pouvait appeler notre altercation ainsi) avec le chanteur de Dark Fate. Il doit déjà regretter sa décision.
— T'inquiète, je l'amadouerai en lui cuisinant des cookies qu'il n'est pas prêt d'oublier !
Les derniers mots que Freddie m'a dits tournent dans mon esprit, et la honte revient. Peut-être que je suis allée trop loin. Même si j'étais effondrée et ballottée en tous sens par mes émotions, ce n'était pas une excuse pour m'en prendre à lui (et à Alice, mais nous en avons déjà discuté et conclu que j'aurais dû m'ouvrir plutôt que d'éclater de la sorte.)
— Je ne pense pas qu'il t'en veuille, tu sais. Sinon, il n'aurait pas proposé ça.
Je grimace et lui avoue ce qu'il m'a dit avant que je ne parte. Mais ça ne semble pas changer son point de vue :
— Il ne t'en tiendra pas rigueur. Tu étais bouleversée, ça se voyait.
Il ponctue sa phrase d'un énième haussement d'épaules et me sourit.
— Si ça te tracasse tant, tu n'auras qu'à en parler avec lui.
La perspective d'avoir une discussion avec lui me noue l'estomac. Je grimace et marmonne que je suis un peu trop fière, tandis qu'il se moque gentiment.
Un silence s'installe, alors que je me tourne à nouveau vers la fenêtre, me souvenant qu'il y a presque un an de cela, Alice me forçait la main pour aller à New-York. Impossible que seulement un an se soit écoulé depuis ! Il me semble avoir vécu trop de vies en si peu de temps. Et d'un autre côté, il me reste tellement à apprendre et à expérimenter que c'en est vertigineux.
— Tu te rends compte, Mickey ? Il y a un an, on ne s'était même pas encore retrouvés.
Il se tourne vers moi, un air sincèrement heureux sur le visage.
— Et regarde-nous, aujourd'hui ! On a un contrat, trois E.P. de sortis et un album en écriture ! Et en plus, on se fait dorloter par le meilleur groupe du monde !
J'éclate de rire.
— Tu n'exagères pas un peu ?
— Beaucoup de gens rêvent d'être si proche d'eux tu sais, réplique tranquillement Mike en tapant un message sur son téléphone à l'attention de Jay.
Quand on parle du loup...
— Je sais, déclaré-je sur le même ton. Alice a eu un gros crush sur chacun d'eux. Elle peut dire de moi et du Seigneur des Anneaux, mais elle ne vaut pas mieux !
— Je la comprends, affirme pensivement mon meilleur ami. Jay a beaucoup de charme : c'est le premier que j'avais remarqué. Au final, c'est lui le plus discret... et le moins tourmenté, visiblement. Et puis après, j'ai eu un crush sur Kit, à cause de son couplet dans Nos cœurs empoisonnés. Sa voix... oh là là ! Et puis après, j'ai eu un crush sur Freddie. Il est très différent de son personnage, c'est amusant.
J'opine de la tête, ayant aussi remarqué les deux facettes du chanteur. Cependant, maintenant que je le connais mieux, il me semble que même lorsqu'il chante, les deux facettes sont en réalité mélangées. Seul quelqu'un qui le connaît peut le remarquer. Aux yeux du monde, c'est juste son personnage.
— Mais c'est vrai que le crush d'Alice pour Kit ne s'est clairement pas envolé... au contraire ! On dirait qu'il ne fait que grossir, poursuit Mike en m'offrant un sourire hilare. Je pense que cet été va être très intéressant !
Je ne retiens pas mon rire, songeant qu'à ce stade, il n'était peut-être plus question de tocade... mais d'amour.
— Les prochaines semaines devraient t'offrir suffisamment de commérages pour un long moment, affirmé-je, souriant à mon tour.
— On a jamais assez de commérages, rétorque très sérieusement Mike.
Quelques minutes plus tard, la ville, construite sur le flanc de la montagne, se dessine sous nos yeux. Les battements de mon cœur s'accélèrent à mesure que la rue principale, bordée de commerces, immeubles, cafés et restaurants, apparaissent. J'écarquille les yeux en apercevant une rivière scintillante serpenter dans la vallée jusqu'à la lointaine mer.
— C'est magnifique, murmuré-je, bouche bée. On dirait un tableau.
— J'avoue que c'est plutôt pittoresque, admet Mike, les yeux brillants.
Le freinage de la voiture me sort de ma contemplation. Nous sommes arrivés. Sans atteindre une minute de plus, j'ouvre la portière et suis assaillie par une vague de chaleur brûlante. Je remercie le chauffeur (en anglais, car je n'ai étudié que le grec ancien, ce qui me permettra peut-être de déchiffrer les mots gravés sur le sanctuaire d'Apollon, mais sans doute pas de communiquer avec qui que ce soit) et aide Mike à sortir nos valises et sacs à dos du coffre, avant de rejoindre les autres, qui sont déjà en grande discussion avec Jay, qui est venu nous chercher... en minibus.
— C'est un endroit merveilleux, soufflé-je, en observant tout autour de moi.
Les ruelles, décorées de quelques guirlandes, donnent envie de s'y perdre et de peut être espérer tomber sur un dieu au coin d'une autre rue. Quant à la pâtisserie que j'ai entrevue en arrivant, j'ai très envie de goûter à chacun de leurs gâteaux. Je suis certaine que Mike et Alice accepteront de se joindre à moi.
— Et encore, tu n'as pas vu le Temple d'Apollon ! claironne Luke, à ma droite, un sourire jovial plaqué sur le visage.
— Ni le grand théâtre !
— Ni le Trésor des Athéniens ! renchérit encore le jeune homme, dont le sourire complice avec le mien s'élargit encore. J'ai hâte d'aller visiter tout ça.
— Et de se perdre dans les rues ! Ça a l'air tellement charmant ! ajouté-je en tournant encore autour de moi pour revoir la magnifique vue offerte par la rivière plongeant dans la mer sous les rayons du soleil.
— Il y a pleins de choses à visiter et à faire, intervient Jay en me gratifiant d'un sourire approbateur à la vue de mes cheveux. Et pas seulement des visites archéologiques, vous verrez !
Mathieu nous aide à ranger nos multiples affaires dans le coffre – j'en profite pour garder ma précieuse guitare avec moi – avant de déclarer, d'un ton un peu trop solennel pour quelqu'un qui nous encadre depuis septembre maintenant :
— Installez-vous bien. Je passerai vous voir cette après-midi pour qu'on puisse décider de la stratégie à adopter.
Excités comme des puces – et un peu déçus de ne pas pouvoir commencer à explorer Delphes dès aujourd'hui – nous montons dans le véhicule que Jay entreprend de conduire. Je respire un grand coup, la pression des derniers mois s'envolant tout d'un coup. Ici, tout semble possible et à portée de main.
— Oh, regarde ! m'exclamé-je à l'attention de Luke. On dirait un temple !
L'intéressé observe dans la direction que je lui désigne : au loin, on aperçoit quelques colonnes se dresser sur ce qui semble être un socle de pierre.
— Tu crois qu'on pourra y aller ce soir ? demande-t-il en réponse, les yeux pleins d'espoir.
— Si Mathieu nous laisse sortir, s'immisce Alice en pinçant le nez. J'espère qu'on aura droit à quelques jours de pause !
— J'espère bien ! se récrie Mike. Il faut absolument que je teste l'entièreté de la gastronomie locale. Le miel, le tzatziki, la moussaka, le Souvlaki, les spanakopita, les-...
— On a compris, Mike, l'interrompt gentiment Caitlin. Tu veux juste te remplir l'estomac tout l'été.
— Tout à fait, et Alice va m'y aider, n'est-ce pas ?
— Évidemment ! Hors de question que tu goûtes une seule saveur sans moi, non mais !
— Ça tombe bien, commente Jay en tournant sur un chemin de terre, on a prévu un plat typiquement grec, ce midi. Si Kit ne fait pas tout cramer, bien-sûr...
— C'est lui qui se charge du repas ? interroge Alice, d'une toute petite voix. La dernière fois, il a réussi à rater des crêpes. Des crêpes ! répète-t-elle, effarée. C'est pourtant la recette la plus simple que je connaisse !
Jay hausse les épaules et chasse une longue mèche brune de son visage.
— Il a insisté. On arrive, d'ailleurs, annonce-t-il, alors que nous nous engageons sur un second chemin de terre, au bout duquel se trouve une villa à l'ossature typique des maisons du coin.
Située sur le versant de la montagne, tout comme la ville en contrebas, le lieu semble à des lieues de la civilisation, et les murs d'un blanc crème et la toiture gris clair ont tout d'une maison de vacances, ou du moins d'un lieu appelant au calme et à la relaxation. Jay sort une télécommande et actionne l'ouverture de garage, qui est juxtaposé à droite de la maison, et se gare dedans, à côté d'une voiture noire, que je reconnais comme étant celle de Freddie.
— Et voilà votre destination ! chantonne Jay en ouvrant la portière, tandis que la porte sur le mur située à ma gauche s'ouvre sur Kit et Freddie, auxquels Jay jette la télécommande.
Freddie la rattrape au vol et le fusille du regard.
— Un jour, tu vas la casser, marmonne-t-il, alors que nous commençons à sortir nos affaires.
— Wouah, vous avez décidé de vous assortir, tous les deux ! commente Kit en nous observant tour à tour, Mike et moi.
— Emmy m'a copié, c'est tout ! se défend Mike en sortant ma valise du coffre.
— Menteur ! J'étais la première à avoir les cheveux bleus !
Bon, pour le piercing à la narine, j'avoue que c'est lui qui m'a convaincue que ça m'irait bien, même si je le soupçonne d'avoir simplement voulu y aller avec moi.
— Peut-être, mais vous m'avez copié tous les deux en ce qui concerne le piercing, s'immisce Freddie en désignant son visage.
— Grumph, répond Mike, alors que nous extrayons les dernières affaires du coffres.
Je contemple le tas de valises et de sacs d'un air sceptique : cela ressemble plus à un déménagement qu'à un voyage.
Puis, Freddie nous fait une rapide visite tandis qu'Alice et Mike asticotent Kit à propos du repas. En forme de L, la maison s'épanouit sur trois étages. Le rez-de-chaussée s'ouvre sur une grande entrée, à droite de laquelle se trouve la porte par laquelle Mathieu passera sûrement cet après-midi. La porte de gauche, elle, donne accès à une cuisine ouverte et un salon dans lequel se trouvent canapés et fauteuils, le mur du fond étant couvert de livres en tout genre. Peut-être que Freddie me laissera lui en emprunter quelques uns...
Au bout de la pièce, entre la cheminée et le mur donnant sur la terrasse, se trouve un magnifique piano à queue, sur lequel je m'imagine déjà jouer quelques morceaux. Les deux baies vitrées s'ouvrent sur la terrasse, laquelle offre une vue spectaculaire sur Delphes et sa mer d'oliviers qui borde la vallée.
— Tu as une piscine ! s'exclame Alice en désignant la terrasse. Génial !
Freddie lui jette un regard amusé.
— A ton avis, pourquoi vous ai-je dit d'emmener un maillot de bain ?
La jeune femme hausse les épaules en inspectant la table dans le kiosque au bout de la terrasse, autour duquel poussent de nombreux oliviers.
— Je pensais qu'on irait peut-être à la mer, objecte-t-elle en effleurant bord d'un des transats.
— L'un n'empêche pas l'autre, acquiesce le chanteur en la couvant d'un regard espiègle, avant de nous entraîner à l'intérieur dans la dernière pièce du rez-de-chaussée que nous n'avons pas encore vue.
Située à côté d'une salle de bains, la pièce semble bien partie pour être l'une de mes préférées puisqu'il s'agit d'une salle de musique, débordant d'instruments : un piano à gauche de la fenêtre au fond, deux violons soigneusement rangés dans leurs étuis sur un meuble à côté duquel sont disposés deux tabourets, trois basses – une acoustique et deux électriques – à leurs côtés. Ensuite, viennent un canapé rouge sur le quel je m'affalerais volontiers ainsi que trois guitares et une batterie à gauche de la porte. Enfin, à droite de la porte, se trouvent un synthétiseur et une bibliothèque contenant des tas classeurs. En m'approchant, je m'aperçois qu'il s'agit des premières versions de leurs toutes premières chansons. A leurs côtés, sont rangés des vinyles et des CD, ce qui explique la présence du tourne-disque, de la chaîne hi-fi et des enceintes présentes dans la pièce.
— Normalement, on laisse la batterie dans le garage, mais on a mis le minibus à la place, explique Jay. Mais en gros, c'est ici qu'on a écrit notre album.
— Et aussi là-bas, précise Kit en désignant une extension située à l'extérieur de la maison, que l'on distingue à travers la fenêtre.
Je résiste à la tentation de plonger mes doigts dans les classeurs et carnets noircis de paroles que je connais maintenant par cœur. En tant qu'artiste, je ne laisserais personne s'immiscer de la sorte dans mes textes, les versions antérieures à celle publiée étant parfois bien plus personnelles. Aussi, je me contente d'ignorer ma curiosité et d'inspecter à la place les vinyles, entre lesquels se dissimulent ceux de Dark Fate. Et je peux les comprendre : le jour où notre album sortira, je prendrai aussi un malin plaisir à le ranger entre mes albums préférés.
— C'est tellement chouette de nous inviter dans votre intimité ! s'exclame Mike, ravi. Je pourrai écouter les démos de vos toutes premières chansons ?
— Non, refuse immédiatement Freddie.
— Oui, acquiesce Jay, au même moment.
Mike se tourne vers Kit et lui fait des yeux de chien battu. A côté de lui, le Chat Potté aurait fait pâle figure !
— S'il te plaît ! ajoute Alice en se joignant à lui.
Je retiens un hoquet d'hilarité. Kit grimace et jette un regard criant « SOS » à Caitlin. Celle-ci, bien qu'amusée, finit tout de même par réagir.
— Vous ne voulez pas plutôt voir le studio ? Après tout, ils y ont aussi passé des heures. D'ailleurs, pour les autographes, ça sera plutôt après le repas, je pense, ajoute-t-elle, d'un ton moqueur.
Elle se tourne vers Freddie sans se départir de son sourire.
— Tu nous montres ? Sauf si tu préfères te faire titiller par Alice et Mike...
— A vos ordres, Madame, répond le chanteur, dans un français un peu... approximatif.
— Il va falloir travailler ton accent, le taquiné-je en lui emboîtant le pas vers la porte d'entrée.
— Travailler les « r », renchérit Luke en se mettant à notre hauteur. Ils ne les prononcent pas comme les gallois !
— Ça tombe bien, je n'apprends pas le français, rétorque le chanteur en ouvrant la porte. Vous avez entendu à peu près la seule phrase que je connaisse.
La chaleur étouffante m'assaille à nouveau. La maison doit être climatisée. Contournant la salle de musique, nous arrivons à une dépendance dont la porte fait grimacer Mike.
— On ne peut passer par la salle plutôt que de faire tout le tour ?
— Il arrive que Kit sorte par la fenêtre pour y aller..., répond Freddie.
— Chouette !
— Chose que j'exècre, précise le chanteur en le jaugeant d'un œil critique.
— C'est plus rapide ! se défend l'interpelé, tandis que nous rentrons dans la pièce, dont les deux moitiés sont séparées par une vitre.
D'un côté, les tables de mixages côtoient les enceintes et autre matériel, et de l'autre se tient un micro sur lequel repose un casque.
— C'est incroyable ! souffle Luke. Il y a vraiment tout.
— Même du calme, affirme Freddie en lui souriant tranquillement. Si tu veux faire une session d'enregistrement la nuit, personne ne t'entendra.
Cette idée ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd : le sourire de Luke s'agrandit à mesure qu'il intègre les mots du chanteur.
— Et puis, le son est plutôt bon, poursuit le parolier, en se dirigeant vers la porte en verre séparant la régie de la cabine de prise de voix.
Alice se précipite sur le casque branché à l'ordinateur et le pose sur ces deux oreilles tandis que Mike se laisse tomber sur le canapé à l'arrière.
— Je te donne le top départ, déclare solennellement la jeune femme dans le micro. Ça te va si je lance l'instrumentale en cours ?
— Oui, si tu ne la lances pas en plein milieu du couplet, répond le chanteur, dont la voix emplit toute la pièce. Il faudrait que ça soit vers 1 minute 30, que j'ai le temps de reprendre le second couplet.
— Ça marche ! s'exclame joyeusement Alice en faisant les réglages. J'adore être à la régie, précise-t-elle, à mon intention, alors que je m'approche de l'écran et tente de déchiffrer le nom de la chanson.
Dommage, ce n'est pas une de leurs chansons. J'aurais bien aimé avoir un extrait d'un de leurs nouveaux projets. Alice lève la main droite, mimant un compte à rebours, et le chanteur ferme les yeux. J'imagine que les premières notes ont dû retentir, puisqu'il commence à chanter au bout de quelques secondes. Une chanson qu'il a déjà chantée sur son compte Instagram, seulement accompagné par son piano, il y a de cela quelques mois, mais cette fois, sa voix est empreinte de douceur.
— If I were to gain all of this world
Don't let them take away my soul,
Don't want the arrogance, the ignorance, the selfishness I hold !
Instant access is a flame that I don't think I can control
Don't let this ember enter in
If I'm not worthy of its load !
Même s'il n'a pas écrit cette chanson, même s'il n'est qu'interprète et qu'il ne transmet que le texte et la musique du compositeur original, il me semble que cette chanson porte bien plus en elle qu'il ne le dit. C'est une référence claire à la célébrité et à la façon dont il l'a vécue au début de sa carrière, une critique de ce qu'elle peut coûter à certains d'entre nous : si on n'y prend pas garde, c'est notre essence même que l'on peut perdre.
Freddie aurait très bien pu écrire cette chanson, mais je sais maintenant qu'il l'aurait laissée au fond d'un tiroir, car trop personnelle.
— Don't wanna hurt the ones I love
Don't wanna let everyone down
Tried so hard but I slip up
Lose my grip, fall on the ground !
Un petit sourire éclaire mon visage quand je perçois l'éclair de vulnérabilité dans sa voix au moment où il chante la suite, plus particulièrement « Tried so hard but I slip up / Lose my grip, fall on the ground ! ». Il est impossible de contenter toute le monde, et même lui a déjà craqué sous la pression. Je plisse les yeux en l'observant encore se jeter corps et âme dans la chanson : nous avons peut-être une plus en commun que je ne le pense. Et peut-être qu'il pourra m'aider à gérer les attentes sans que je ne m'y perde.
— The problem ain't they're never good
But problem's power takes the mind
Don't let this heart turn into stone !
Don't let these lights burn me alive !
Le chanteur m'adresse un sourire triste, comme pour me murmurer « pas comme moi », en écho aux deux dernières phrases. « Ne deviens pas aussi froide et rigide que moi » semble-t-il vouloir dire. Et en même temps, il avoue être lassé de satisfaire le monde entier, à tel point qu'il ne peut plus se relever.
La musique est comme un fil argenté qui nous relie, Freddie et moi, tout comme elle est un fil doré qui me relie à Alice, Caitlin, Luke et Mike. Curieusement, il me paraît que la nature de ces liens n'est pas la même, qu'ils ne m'apportent pas la même chose. Ou peut-être que je disjoncte complètement et qu'il ne m'adresse aucun message particulier, et qu'il se contente d'offrir ce qu'il ressent comme il le fait d'habitude.
Il se lance dans le refrain, et comme la première fois que je l'ai entendu, je songe qu'il se sent peut-être très seul, même lorsqu'il est entouré par une foule de spectateurs scandant son nom et ses textes, aux côtés de ceux qu'il connaît le mieux.
— Hold on to me,
Don't give up on me !
If I start to sink,
Would you reach for me ?
I get so afraid,
Break down, suffocate...
Would you help me breathe ?
Help me breathe !
Et étrangement, prononcées ainsi, les paroles sonnent presque comme un appel à l'aide, un S.O.S murmuré à l'oreille du vent, comme si moi, ou n'importe qui, n'avait qu'à tendre la main pour le tirer de là où il est tombé.
— Oh !
La longue et puissante note qui franchit ses lèvres me fait frissonner. S'il n'est pas né pour être chanteur, avec son timbre émouvant, éraillé et perlé de douceur ou d'ardeur selon le morceau, alors je ne vois pas qui pourrait l'être (à part Luke). S'il a tout d'un ange lorsqu'il chante, Freddie a tout d'une âme enfermée au fond de l'enfer.
— Don't let me suffocate in luxury !
Comme envoûtée, je m'approche de lui alors qu'il ressort de la cabine sous les applaudissements des autres.
— Je ne connaissais pas cet artiste, avant que tu ne chantes cette chanson, l'accosté-je, un sourire ému sur le visage.
— Je l'aime beaucoup, admet Freddie en me jetant un regard amusé. Tu as pleuré ?
— Presque... Elle porte beaucoup de messages et d'émotions, précisé-je en plongeant mes yeux dans son regard asymétrique sans ciller, bien décidée à ce qu'il comprenne que j'ai peut-être entendu plus de choses que je n'aurais dû.
Il se contente de se mordre la lèvre d'un air songeur.
— Je doute que tu m'aies entièrement compris, finit-il par dire en m'analysant d'un œil neutre.
J'hausse les épaules.
— En tout cas, tu ne t'es pas contenté de l'exécuter sans rien ajouter. Il y avait des bouts de toi un peu partout.
Le chanteur croise les bras, comme pour se protéger, avant de m'inciter à poursuivre, un air intéressé sur le visage.
— Je crois que le couplet t'évoque la célébrité et la façon dont tu vois le monde. Je crois qu'à trop essayer de plaire à tout le monde, tu t'es perdu en chemin, par peur de ne pas convenir. Et je crois aussi que la vie t'a beaucoup endurci.
— J'ai vu et entendu beaucoup de choses, acquiesce Freddie, pensif. J'ai rencontré tout un tas de gens dans pas mal d'associations, et leurs expériences horribles m'ont vraiment marqué. Tu n'imagines pas à quel point le monde est sombre... et à quel point c'est difficile de ne pas s'insurger.
Je lui souris.
— C'est pour ça que tu es là. Pour être le porte-parole de toutes ces personnes, n'est-ce pas ?
Le chanteur me rend mon sourire.
— Cette fois, tu m'as bien démasqué !
— Je dormirai enfin l'esprit tranquille, plaisanté-je.
Je respire un grand coup avant d'ajouter :
— Et... excuse-moi.
Il fronce les sourcils, perplexe.
— Pour... ?
— L'autre jour, dis-je sans ciller.
— L'autre jour ?
— Oui. Quand j'ai reçu tous ces... messages.
— Ah, répond le chanteur en haussant les épaules. Ça m'était déjà sorti de la tête. Tu n'allais pas très bien. C'est plutôt moi qui m'excuse de m'être laissé emporter.
Je secoue la tête pour lui signifier que je ne lui en tiens pas rigueur.
— Ce n'est pas grave. Tes mots ont eu un certain impact, et tu as raison : personne n'aurait osé me dire tout ça à part toi. Alors merci pour ta franchise.
Un large sourire éclaire son visage pâle.
— Même si je manque de tact ?
— Même si tu manques de tact, affirmé-je en riant. Merci.
Il s'incline dans ma direction, un air malicieux flottant sur ses traits.
— A votre service, Miss Dray.
J'échange un dernier rire avec lui et me tourne vers les autres... avant de m'apercevoir que nous sommes seuls.
— Ils ont dû retourner dans la cuisine, commente Freddie. Mike et Alice avaient l'air affamé.
— Ils sont toujours affamés, objecté-je en lui emboîtant le pas vers la maison.
À peine avons-nous passé le pas de la porte que Luke se précipite sur le chanteur pour lui parler de sa prestation. Amusée, je me contente d'observer les alentours : la pièce chaleureuse, les visages joviaux de mes amis, et le regard pétillant de malice que me jette Freddie en me désignant Alice en train de prendre la main de Kit pour qu'il mélange correctement les légumes dans la casserole. Le chanteur mime un cœur avec ses doigts avant d'éclater de rire sous l'air dépité de Luke. Sur le canapé, Mike ne manque pas une miette de la scène et semble à des années-lumières de sa mélancolie matinale.
J'expulse une respiration que je ne pensais pas retenir. Une seconde fois, on m'offre un été pour tout écrire.
🎶🎶🎶🎤🎸🎤🎶🎶🎶
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? Sad Joy a fait beaucoup de chemin, depuis le début du tome 2, vous ne trouvez pas ? A votre avis, qu'est-ce qui va ressortir de cet été ? Un super album ? Comment voyez-vous cela ?
N'hésitez pas à me donner votre avis, c'est toujours un plaisir de vous répondre ! 🥰
On se retrouve vendredi prochain pour le chapitre suivant ! ❤️
Prenez bien soin de vous ! ❤️
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