⇝ Chapitre 45 ~ Luke
Tout le monde discute avec animation, mais Luke n'a pas le cœur à se joindre à la conversation. Son mutisme est bien plus confortable et lui permet d'observer la situation : Mathieu a repris du poil de la bête dès l'instant où Emmy lui a fait écouter sa dernière chanson en date, ce qui le pousse à croire que quelque chose n'est pas clair là-dedans, surtout si on couplait ce fait à la rapidité avec laquelle il s'est empressé de demander un rendez-vous avec le label.
La soirée est déjà bien avancée et il songe déjà avec impatience à rentrer à la maison et à se reposer, tant il se sent engourdi. Après avoir terminé sa boisson, il s'éclipse pour prendre l'air, espérant que l'air froid le revigore un peu. Peut-être pourra-t-il avancer sur la chanson qu'il est en train d'écrire, qui sait ? Il n'a que l'air du refrain et du premier couplet, et les paroles du premier couplet, sans l'ombre de la moindre idée de ce qu'il pourrait conter lors du refrain.
Bref, il décide de se poster dans la cour intérieure du bar où ils se trouvent, préférant éviter la rue depuis ce qui est arrivé à Emmy. Il n'avait pu se soustraire à la vigilance de Caitlin, qui l'avait vu s'éclipser et à qui il avait murmuré son envie de s'aérer l'esprit au sens propre du terme.
Adossé au mur de l'enseigne, Luke observe les chaises et les tables en osier entassés sous le préau. Quelques guirlandes serties d'ampoules relient les murs de la cour. L'été, l'endroit doit être agréable, avec toute la verdure dans le fond, mais sans doute déplaisant pour les habitants des immeubles avoisinants la cour en question.
La porte à côté du jeune homme s'ouvre, et la silhouette de Freddie, les joues rouges à cause de la chaleur de l'intérieur, s'installe à côté de lui.
— Toi aussi, tu prends l'air ? demande Luke.
Le chanteur confirme :
— C'est irrespirable. Ils ont baissé le chauffage mais rien n'y fait !
Ne sachant quoi ajouter de plus, Luke décide de se renfermer dans sa méditation. Leur manager leur cachait forcément quelque chose, non ?
— Mathieu a été expéditif dans sa demande de rendez-vous avec le label aujourd'hui. Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? questionne Luke, en se tournant vers le chanteur de Dark Fate, qui, les cheveux dans les yeux, détaillait les pavés devant ses baskets noires avec grand intérêt.
— Emmy ne te l'a pas dit ? s'étonne-t-il en relevant la tête, ses cheveux soulevés par le vent londonien.
Les sourcils de Luke se froncent.
— Dit quoi ?
Un soupir franchit les lèvres de Freddie.
— Le label vous a mis un coup de pression : ils veulent un nouveau projet pour le mois prochain.
— Mais..., commence Luke en secouant la tête. Elle te l'a dit ?
Au vue du visage interloqué de Freddie, il aurait sans doute dû s'insurger du fait de devoir concevoir un nouvel EP aussi rapidement, plutôt que du silence d'Emmy à ce sujet.
Un air coupable apparaît sur le visage du parolier.
— Non, mais j'ai entendu Mathieu le lui confier hier en partant. J'étais encore dans la pièce.
— Ah. Eh bien, elle ne nous l'a pas dit, soupire Luke. Sans doute pour que Mike ne s'inquiète pas.
— Le savoir compliquerait les choses pour lui ? interroge Freddie.
Luke hoche la tête.
— Avant qu'on ne décroche ce contrat, c'était compliqué pour Mike. Il ne m'a pas tout raconté, mais je sais très bien que ces quatre mois à San Francisco ont été terribles pour lui. Alors, maintenant qu'il se sent mieux et peut enfin être en phase avec lui-même, on n'a pas très envie de le faire repartir dans sa spirale infernale.
Le parolier hoche la tête, pensif.
— C'est marrant qu'à peu de choses près, vous ayez tous les cinq le même parcours.
— On se connaît depuis bientôt cinq ans, argue Luke en se rappelant son année de seconde. Notre parcours est commun. Cependant, seuls ceux de Mike et Alice diffèrent peu : ils ont quasiment dû faire face aux mêmes problèmes.
— J'ai cru comprendre. On m'a raconté que les échanges entre lycées font des merveilles, surtout les deux vôtres, d'après ce que je constate.
C'est au tour de Luke de froncer les sourcils.
— Que sais-tu, exactement ?
— Beaucoup de choses, répond-il avec douceur, un air compatissant sur le visage. On ne m'a pas tout dit te concernant, mais je sais quelque chose de terrible s'est produit, et que ça a été compliqué avec Emmy l'été dernier.
Un soupir franchit les lèvres de Luke. Il n'aime pas raconter cette histoire, car il lui faut à chaque fois l'affronter. Le poids du passé a beau s'être allégé sur ses épaules, remettre le masque de la version qu'il était à cette époque est toujours aussi difficile. Il inspire un grand coup avant de confier, le plus fidèlement possible, l'histoire de sa sœur. A force, les larmes ont cessé de couler à l'évocation de ce jour tragique, et c'est maintenant d'un ton morne que Luke s'explique. C'était son mécanisme de défense, sa façon de s'en éloigner. Les faits étaient si lointains qu'ils semblaient appartenir à une autre vie.
— Je présume que c'est ce qui vous a mené à la fin de Sad Joy, quand vous étiez lycéens ? devine Freddie, après que Luke ait terminé ses confidences.
L'oreille de Freddie est attentive, neutre et dépourvue de tout jugement, si bien que Luke s'était senti bien en lui narrant cette partie de lui. Il n'avait pas eu pitié de lui, il n'avait pas lu dans son regard asymétrique l'indulgence qui déborde habituellement dans celui des gens, y compris dans celui d'Emmy et Alice, la première fois qu'il leur avait avoué son secret. Alors adolescent, il ne leur en avait pas tenu rigueur, et maintenant qu'elles étaient adultes, il ne décelait plus aucune trace de cette compassion qui le mettait jadis mal à l'aise.
— C'est ça, confirme Luke. Mais ça aurait pu se passer différemment, si je n'avais pas ghosté Em.
— Tu veux dire entre elle et toi ?
Luke hoche la tête.
— Et le groupe, aussi.
— Ça ne sert à rien de ressasser le passé, objecte Freddie, pragmatique. C'est arrivé, un point c'est tout. Et aujourd'hui, le groupe est à nouveau formé, vous avez un contrat, vos chansons ont du succès. C'est une belle revanche, non ?
Luke acquiesce. Mais ce n'était pas assez. Il n'y avait pas que ce passé qu'il voulait recoller, que cette histoire dont il voulait reprendre l'écriture. Pourtant, si certains manuscrits demeuraient inachevés, c'était parfois pour une bonne raison.
— Mais tu aurais aussi aimé que votre histoire puisse aussi reprendre là où elle s'est arrêtée, je me trompe ? ajoute le chanteur de Dark Fate.
Luke ferme ses paupières. Est-ce si évident que ça ? Il choisit d'ignorer cette question un peu trop bien posée. Freddie a la désagréable manie de lire en lui comme dans un livre ouvert.
— D'ailleurs, j'ai une question la concernant, annonce-t-il pour changer légèrement le sujet. Pourquoi l'as-tu invitée à composer avec toi ?
Le chanteur de Dark Fate fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Eh bien, commence le jeune homme en se grattant la nuque. Ça sonne un peu comme un date.
Freddie penche la tête de côté, curieux, comme s'il n'avait même pas envisagé cette possibilité.
— Ah bon ? On est collègues. Pour moi, ça consisterait plutôt à aller boire un verre ou visiter un musée.
Face à l'air perplexe de Luke, le chanteur de Dark Fate insiste, un sourire amusé aux lèvres :
— Ce n'était pas un date, elle le sait aussi bien que moi. J'aurais tout aussi bien pu te le proposer à toi, mais elle avait l'air tellement effrayée après l'annonce de Mathieu que j'ai eu pitié. Et au final, ça a plutôt bien fonctionné.
Luke acquiesce, rassuré.
— Cette chanson est chouette. C'est juste dommage que je ne puisse pas chanter aussi grave que toi. Je trouvais le contraste entre vos deux voix saisissant.
Sans se départir de son sourire demi-moqueur, Freddie reprend :
— C'était mon idée. Dis-moi, Luke, si tu te sens si intéressé par Emmy au point d'y voir un date, pourquoi ne lui en proposes-tu pas un ? Ce n'est pas parce que vous n'êtes plus ensemble et que ce n'est plus flou qu'elle refusera de réessayer.
Le visage de Luke se décompose. Sait-il ? Comment le pourrait-il ? Luke s'efforce chaque jour de le cacher un peu plus, même si son cœur meurtri n'a de cesse de se gonfler de douleur.
Il se racle la gorge pour reprendre contenance, sous l'air railleur de Freddie, qui a l'air bien trop content d'avoir visé juste.
— Eh bien, elle et moi... Disons qu'elle a été très claire à ce sujet.
C'est au tour du visage de Freddie de se désagréger.
— Oh. Eh bien oublie ce que j'ai dit alors. Je suis désolé.
Le jeune homme soupire :
— C'est la vie. Elle m'a friendzoné avant même que je n'ai le temps de lui proposer quoi que ce soit.
— Oh. Oh, je vois. Désolé. Je voulais t'aider. Je croyais... Non laisse tomber.
— Tu croyais quoi ? questionne Luke.
Freddie secoue la tête.
— Ma supposition est visiblement fausse. Tu vas te sentir mal si je te la révèle.
Il marque une légère pause avant de reprendre :
— C'est pour cela que tu n'as pas l'air bien, en ce moment ?
Luke n'a d'autre choix que d'acquiescer. Ça, il ne peut désormais pas le lui cacher. Il en sait trop. Et il remarque trop de choses.
Le jeune homme appuie sa tête contre le mur, songeant qu'il ne pourrait pas la voir avec quelqu'un d'autre sans avoir le cœur qui se pince. Comment l'oublier, alors qu'elle imprégnait ses veines depuis des années ?
— Ça t'aiderait à surmonter tout ça si on écrivait ensemble ? Je peux t'aider à t'épancher discrètement dans une chanson si tu en as besoin. Ou juste t'écouter. Ou faire une activité avec toi pour que tu puisses prendre plaisir à quelque chose.
— J'ai bien un morceau de chanson, finit par avouer Luke. Et je n'ai plus le courage d'aller jusqu'au bout de l'idée. Ça n'a plus de saveur.
Le chanteur pose sa main sur son épaule.
— Ça va aller. On trouvera une solution. Tu n'es pas seul. Qui d'autre est au courant ?
Luke grimace.
— Personne.
— Ah... Eh bien, tu n'es quand même pas seul puisque je suis là, conclut Freddie en lui offrant un sourire entendu. Il y a quelque chose que tu voudrais faire ?
— J'imagine qu'avec le couperet qui risque de nous tomber dessus, je devrais travailler sur mon morceau.
— Tu n'es pas obligé.
Luke nie de la tête.
— Habituellement, c'est ce qui me permet d'avancer. Comment tu as fait, avec Emmy ?
— On est allé dans la forêt au-dessus de Londres. Tu veux que je t'y emmène aussi ?
La dernière chose dont Luke avait besoin, c'est de faire avec Freddie la même chose qu'Emmy hier soir. Il penserait déjà trop à elle, inutile qu'il cherche à s'imaginer ce qu'ils avaient bien pu se dire à ce moment-là.
— Non. Autre chose.
— En studio ? Chez moi ? Je n'ai pas beaucoup d'autres spots, ici, répond le chanteur, pensif.
— Ce que tu veux, du moment qu'on part d'ici maintenant, laisse échapper Luke.
Il ne voulait pas retourner à l'intérieur, rire avec tout le monde, enfiler un masque. Il avait déjà tant dû le porter la semaine dernière lors des concerts ! Le porter au quotidien avec ses amis ne devait pas devenir une habitude. « C'est seulement temporaire, songe-t-il, simplement le temps que je l'oublie. » Étant donné qu'elle avait mis un point final à leur histoire, il le fallait bien, non ?
Un éclair de compréhension fend le visage de Freddie.
— Très bien. Alors prends tes affaires, je t'emmène chez moi. On sera bien plus confortable dans le garage de mon immeuble que dans un parc sous la pluie, dit-il en observant le ciel maussade, une lueur clarteuse dans les yeux.
Luke lève la tête. Effectivement, des nuages lourds, épais, teintés de pluie, voilent le coucher du soleil. Quelques minutes plus tard, après avoir salué les autres et prétexté une soudaine inspiration, les deux jeunes hommes sont dans un taxi londonien. Bien vite, ils arrivent à destination. L'appartement de Freddie, un deux-pièces au troisième étage, est confortable, avec une jolie vue sur les immeubles londoniens du quartier. Préférant le canapé au garage du rez-de-chaussée, Luke sort sa guitare, ne s'attardant pas trop sur la pièce ordonnée, excepté sur la bibliothèque débordante de livres à sa droite : elle contient plusieurs éditions collector qui rendrait Emmy verte de jalousie.
Le cœur du jeune homme se sert. Cessera-t-il un jour de l'associer à tout ce qu'il aperçoit ?
Après lui avoir servi un verre d'eau, son hôte s'installe à côté de lui, un bloc-notes et un stylo déjà à la main.
— Alors, qu'est-ce que tu as ?
En réponse, Luke laisse ses doigts exécuter la mélodie, gardant sa bouche hermétique : les paroles ne veulent pas en sortir pour le moment.
— Ok, commente Freddie. Et les paroles ? Tu as parlé d'un couplet, non ?
Le jeune homme hoche la tête et finit par farfouiller dans son sac pour en ressortir une feuille volante, renonçant à l'idée de les interpréter lui-même. Le visage de Freddie se crispe lorsqu'il aperçoit le texte.
Luke se racle la gorge.
— Le... la... les premières lignes font référence à ma sœur, pas à Emmy.
— Anna ?
Luke tressaille en entendant la pointe mélodieuse avec laquelle Freddie prononce le prénom de sa sœur. Cessera-t-il un jour d'avoir le cœur lourd comme du plomb en l'entendant ? Son cœur cessera-t-il de s'écrouler au sol dans un bruit sourd ? Anna ne reviendra pas. Jamais. Alors pourquoi continuer de s'acharner à penser à elle ? Il ne l'oubliera pas, il le sait. Son fantôme est sur ses pas, il le sait. Mais au lieu d'être hanté par son souvenir, ne pouvait-il pas en être accompagné, comme une ombre protectrice toujours là pour le recueillir en cas de tragédie ? Car s'il avait survécu à ça, il survivrait au reste. A Emmy. A la célébrité. A tout.
Le chanteur de Dark Fate ne démord pas de son expression concentrée malgré le silence du jeune homme – Luke a remarqué qu'une petite ride apparaissait au bas de son front, juste au-dessus de ses sourcils, lorsqu'il était absorbé par une tâche.
— Oui, Anna, confirme-t-il, la gorge sèche.
Peut-être qu'écrire cette chanson sera plus difficile qu'il ne le pensait.
— Et, tu peux me le chanter ? questionne le chanteur, les cheveux dans les yeux. Si ça ne te pose pas de problème, bien-sûr, ajoute-t-il, face à l'absence de réponse de Luke, lequel a vidé son verre d'eau d'une traite.
— Il faudra bien, répond le jeune homme en reprenant sa précieuse guitare, avant de jouer le couplet accompagné des mots qu'il a confiés seulement à sa feuille de papier.
— Donc, si je comprends bien, les trois premières lignes se réfèrent à ta sœur et les suivantes à Emmy ?
Luke hoche la tête. Quelque chose dans l'attitude professionnelle de Freddie le rassure : il ne le juge pas, lui, seulement ce que le texte exprime.
— J'imagine ce qu'elle pourrait me dire. Ensuite, j'imagine ce que je pourrais confier à Emmy.
— Mhm, répond le parolier en mordillant son stylo. Ce qui est chouette, c'est que si tu ne me l'avais dit, j'aurais cru que tu parlais de la même personne. Pour le moment, je ne vois pas ce qu'on pourrait changer. Tu voudrais que cette chanson parle de quoi, précisément ?
— Je ne sais pas trop. Je ne me sens pas bien et j'ai l'impression que-...
Un soupir franchit les lèvres du jeune homme.
— Je ne sais pas si quelqu'un peut vraiment me comprendre, finit-il par dire, bien que cela ne ressemblait pas vraiment à ce qu'il ressentait. Je crois que j'ai le cœur brisé, admet-il, mais je ne veux pas en parler clairement.
Le regard du parolier est étincelant lorsqu'il lève le nez de sa feuille vers lui.
— Pourquoi penses-tu que personne ne peut te comprendre ?
Luke hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Lorsque j'étais en dépression, j'avais l'impression que les gens n'étaient pas assez malheureux pour comprendre. Non pas que je le leur souhaitais, mais si j'avais été capable de prendre soin de moi à ce moment-là, je l'aurais fait, explique le jeune homme, le cœur battant.
Ces pensées-là, il n'a jamais osé les révéler à qui que ce soit. Et pourtant, les mots s'échappent tout seuls de sa bouche.
— Tout était difficile, raconte le jeune homme, l'esprit embrumé par les souvenirs. Prendre une douche, quitter mon lit, manger... C'était insurmontable. Et beaucoup me disaient que je n'avais qu'à y aller par étapes, bouger un peu plus chaque jour, mais aucun n'a mesuré à quel point j'étais loin de la surface. Ils ne pouvaient pas, d'ailleurs.
Freddie a cessé de réfléchir à des paroles, et l'écoute avec attention, la ride de concentration ayant réapparu sur son front. Flatté qu'il le prenne autant au sérieux, Luke poursuit :
— On avait retrouvé le cadavre de ma sœur, elle était morte pour de bon, et alors que tout s'effondrait autour de moi, on me demandait de continuer à vivre mon quotidien dans la plus grande normalité. Alors que tout l'univers tombait en ruines. Plus rien n'avait de sens, de goût et de couleurs. Et pour être honnête, je ne voulais pas aller mieux, au début, car c'était accepter sa mort, son absence définitive, et je m'y refusais. Aller de l'avant, la laisser derrière moi, ne plus laisser son souvenir me hanter. C'était inconcevable.
— Et comment tu t'en es sorti ? interroge le chanteur, avec douceur.
— Emmy m'a un peu secoué, et puis j'ai fini par accepter par aller chercher de l'aide. Et ma psychologue m'a guidé à travers chaque étape. Et au final, le feu a fini par revenir, les nuages se sont dissipés. J'ai fait pas mal d'erreurs, notamment avec Emmy pendant ce processus, mais je crois que quelque part, cela a été l'électrochoc dont j'ai eu besoin pour avancer.
L'admettre était douloureux. Il avait eu besoin de la perdre pour comprendre. Il avait eu besoin de perdre tellement de choses pour comprendre.
— Jusqu'à cet été, si je comprends bien, déduit le parolier.
Il hoche la tête tandis qu'il se reconcentre sur les paroles qu'à écrites Luke.
— Tu veux un acrostiche ? demande Freddie.
Luke secoue la tête.
— Non, pas cette fois. Je crains qu'Emmy ne finisse par découvrir ma tactique.
Les sourcils noirs de Freddie se froncent.
— Ce n'est pas le but ?
Luke secoue encore la tête, les yeux brillants de larmes.
— Plus maintenant.
Un sourire compatissant étire les traits de son ami, et Luke prend tout d'un coup conscience qu'il n'a aucune idée de ce qu'il se passe dans sa vie sentimentale : il est si discret à ce sujet que la moindre personne aperçue à ses côtés devient aussitôt l'objet de rumeurs. Luke espère ne jamais vivre ça, même si cela semble mal parti au vu de la myriade d'articles au sujet de lui et Emmy, dont les titres évocateurs lui brisent le cœur à chaque fois. Si mêmes la presse s'y met, comment s'en sortir ?
Freddie lui tapote l'épaule alors qu'il formule sa question :
— Et toi, tu as quelles genres de problèmes dans tes relations ? Avec tout ce que je t'ai raconté, tu peux au moins me donner un indice, insiste le jeune homme face à l'air perplexe du chanteur.
— Pour le coup, il n'y a vraiment rien à raconter. Je suis marié à la musique, comme tu le sais, plaisante-t-il.
Puis, comme Luke ne semble pas vouloir changer de sujet, il ajoute :
— Je n'ai rien vécu de vraiment sérieux et je ne m'en plains pas. Ma vie me convient telle qu'elle est.
— Même pas des amourettes ? questionne Luke, un peu déçu.
Mike et Alice ont vraiment une terrible influence sur lui : voilà qu'il devient aussi commère qu'eux !
Freddie éclate de rire.
— Si ! Mais je fais très attention depuis que je suis célèbre. Et il n'y a vraiment rien de mieux que de ne pas avoir d'attaches. Si quelqu'un venait à partager ma vie, il ou elle risquerait des insultes et autres joyeusetés.
Luke hoche la tête : ses arguments tiennent debout.
— En revanche, si tu veux savoir quelque chose que tu ne trouveras pas sur ma page Wikipedia, sache que j'ai failli arracher la tête à un de vos camarades de Sainte-Cécile. Il est encore en école de musique, je crois. On était allé donner une conférence. Un insupportable arrogant, celui-là !
— Ah bon ? s'étonne Luke. Qui ?
— Euh... Je crois qu'il s'appelait Thomas quelque chose.
Luke ne peut se retenir d'éclater de rire.
— Ne parle pas de lui devant Alice et Emmy. Elles le détestent !
— Tu m'étonnes ! Je n'ai jamais vu quelqu'un avec autant de dédain.
Sans pouvoir s'empêcher de rire, Luke finit par avouer à Freddie qu'il était l'ancien ami d'Alice, et le premier copain d'Emmy.
— Impossible qu'Alice ait pu bien s'entendre avec lui, affirme le chanteur, sûr de lui. Rien qu'avec sa première question et son air hautain, il m'a cassé les pieds ! Alice lui aurait jeté ses baguettes en pleine figure avant même qu'il ne finisse une seule phrase.
— Il n'était pas comme ça avant, rétorque Luke, toujours amusé.
Puis, plus léger qu'en arrivant chez le chanteur, il lui raconte brièvement l'anecdote qui s'est déroulée lorsqu'ils sont arrivés à Paris, comment lui et Mike l'ont surpris avec Lise et la dispute (embarrassante) qui a suivi.
— Et vous n'avez pas pensé à vous plaindre ? questionne Freddie. Peut-être qu'il aurait pu être signalé ou quelque chose comme ça.
Luke nie de la tête.
— On n'y a pas pensé. Et puis, je ne pense pas que qui se soit aurait pris au sérieux une amourette.
— Pourtant révélatrice, argue le chanteur, avant de se lever et de se diriger vers le synthétiseur qu'il garde en face du canapé, à côté de l'écran de télévision.
Luke en profite pour observer la pièce, beaucoup plus à l'aise qu'à son arrivée. Une seconde bibliothèque (pleine à craquer, elle aussi) est de l'autre côté de la télévision, bordée par un meuble rempli de vinyles et de CDs. Sous la fenêtre, un long et considérable plan de travail sur lequel s'étalent des partitions, un tourne-disque, et des pots remplis de feutres et stylos, fait toute la largeur de la pièce.
— J'ai quelques idées, déclare Freddie en débranchant le casque du synthétiseur, alors que Luke s'approche de lui pour le rejoindre, distinguant la porte menant au couloir juste à côté de l'instrument.
Il lui tend son bloc sur lequel sont griffonnées des paroles, avant de jouer les notes au piano et de les accompagner de sa voix rauque. Les paroles percutent le cœur de Luke de plein fouet. Tout ce que qu'il ressent, il ne sait comment l'exprimer, mais les mots que Freddie met sur ses émotions à lui, sans même les éprouver, sont puissants.
— Je..., bredouille Luke, les larmes aux yeux pour la seconde fois de la soirée. C'était exactement ce que je voulais te confier.
Un sourire satisfait peint les traits du parolier.
— Ravi d'avoir pu traduire tes sentiments en paroles.
Puis, il se remet à jouter, ajoutant quelques notes au piano pour appuyer certains mots. Au bout d'une bonne heure, tous deux ont abouti à une version plus aboutie du refrain et du premier couplet. Il leur faut à présent construire le second couplet et Luke ne sait plus trop s'il veut parler de lui, d'Emmy ou sa sœur. Freddie tente de mieux cerner ce qu'il veut exprimer :
— Et cet accident avec la foule, ça t'a marqué ?
Luke pâlit. La franchise avec laquelle il a posé la question brise le masque d'impassibilité qu'il s'efforce de cacher. Cette histoire l'a terrifié : il revoit encore son air apeuré et la sent encore s'ancrer à lui comme un désespéré à une bouée de sauvetage.
— C'était affreux. J'avais tellement envie de l'emmener loin de tout ça, mais il n'y avait rien que je ne pouvais faire. Elle était dans un monde où je ne pouvais pas la rejoindre.
— Elle avait l'air un peu éteinte, quand je l'ai vue, se souvient le chanteur. Peu importe, enchaîne-t-il, à la grande surprise de Luke. Ça me donne une idée.
Malgré l'heure avancée, ils travaillent encore plus d'une heure sur la chanson, jusqu'à obtenir les paroles du second couplet, qui soulignent avec beaucoup de justesse le ressenti du jeune homme.
— J'ai repris ton idée du premier couplet. Les deux premières lignes sont écrites du point de vue d'Emmy, et les quatre suivantes du tien, explique le parolier en lui désignant son travail. Chanté, ça donne ça :
Joignant le geste à la parole, il interprète le second couplet sous l'air médusé de Luke.
— Il va sérieusement falloir que tu m'expliques comment tu fais ça.
— Faire quoi ? demande innocemment Freddie.
— Lire en moi comme dans un livre et me cerner au point de décrire précisément ce que j'éprouve.
Freddie hausse les épaules.
— C'est plus facile pour moi de le faire, car mon regard est extérieur. Je peux plus facilement avoir une vue d'ensemble. Si les situations étaient inversées, tu aurais sans doute obtenu le même genre de résultat.
— Sauf que tu ne m'aurais jamais raconté tout ça, grimace Luke.
Un sourire éclaire les traits du chanteur.
— En effet. Il n'y aurait pas eu tant à raconter : je pourrais seulement me plaindre que tout va trop bien.
— Tu as de la chance, soupire Luke.
Et pourtant, les mots qui tournent dans l'esprit du jeune homme sont ceux écrits par Freddie, dans le refrain. Peut-être que tu n'es pas assez triste pour comprendre. Ces quelques mots contiennent tellement d'aveux qu'il ne peut formuler que c'en est déroutant. Mais Frederick MacSaturn était réputé pour ça.
Un sourire patient enflamme le visage du parolier.
— Je te promets qu'un jour, tu te lèveras et que tout sera à sa place. Plus de tourments, plus de cœur brisé.
En réponse, Luke esquisse un pâle sourire, avant de se replonger dans la chanson, dont le nom temporaire Je veux aller aux Enfers deviendra le nom officiel, et restera énigmatique pour le monde entier durant des années. Au terme de la moitié de la nuit, alors que les paupières de Luke s'alourdissent, la chanson est équipée d'un bridge aux paroles encore plus sombres et tumultueuses, si bien que c'est avec la satisfaction d'avoir accompli un exploit que Luke s'endort sur le canapé déplié de l'appartement du parolier. En deux jours, Freddie leur avait permis de composer deux nouvelles chansons, et Luke s'était encore plus rapproché du chanteur, même s'il demeurait insaisissable. Il avait néanmoins raison sur un point : Sad Joy avait eu une belle revanche.
🎸🎤🎶🎻🎶🎤🎸
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? Freddie est plutôt en forme en ce moment : deux chansons en quelques jours ! Quel est votre avis sur les sujets abordés par Luke dans ce chapitre ? Pensiez-vous aussi que la nuit passée à composer ensemble était un date, comme Luke ? Et cette conversation autour du passé de Luke ?
Et cette chanson qu'ils ont écrite ensemble, qu'est-ce que ça vous évoque ?
N'hésitez pas à me laisser un commentaire, ça faut toujours plaisir, et puis, j'aime lire vos impressions et vos théories ! Ça me soutient beaucoup ! ❤️
En tout cas, on se retrouve mardi pour lire la chanson Je veux aller aux Enfers ! J'espère qu'elle vous plaira !
Prenez soin de vous ! ❤️
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