⇝ Chapitre 34
L'euphorie écume encore dans mes veines lorsque je m'éveille le lendemain du concert. C'était... Aucun mot n'est assez puissant pour décrire les sentiments qui m'ont habitée toute la soirée, ce mélange de bonheur, d'apaisement, d'énergie brûlante. La musique m'a laissée toute exaltée. Je n'ai qu'une hâte : recommencer.
Je ne survis plus. Je vis enfin. La seule chose à laquelle je dois penser, c'est la musique. Aux sons et portées qui courent dans mes veines, aux mots qui tournent dans mon esprit toute la nuit. Lorsqu'une idée nouvelle s'invite dans mon esprit et que je la laisse se construire, goutte par goutte, je ne culpabilise plus de n'être concentrée que là-dessus. Je ne manque plus de cours.
J'ai d'ailleurs pris des nouvelles de Lydia. Elle dit que l'université n'a pas changé, et qu'elle est heureuse que j'ai pu partir, puisque ce n'était pas la voie que je voulais suivre. Je veux la remercier pour m'avoir épaulée sans le savoir, mais les mots restent coincés dans ma poitrine, un peu comme si ils s'y étaient logés pour l'éternité. Ils sont enfermés depuis trop longtemps pour avoir encore du sens aujourd'hui. Je ne la reverrai plus jamais, et cette vérité me blesse, car je n'ai pas pris le temps de la connaître. En empêchant tout le monde de m'approcher, je n'ai pas pu construire de nouveaux liens solides ces dernières années. C'est de ma faute.
Le vent londonien du pont de Westminster fouette mon visage. En-dessous de moi, les éternels arcs verts se dressent entre mes pieds et la Tamise. Je m'arrête un instant et pose mes coudes sur la rambarde, mes yeux noyés dans les flots sombres du fleuve. L'eau est d'un gris froid, teinté de brun, et seulement agitée par un mince courant. Le fond est inaccessible pour mes prunelles, mais si je me concentre, si je m'autorise toutes les fantaisies du monde, j'y distingue des poissons multicolores, des sirènes dont les écailles sont teintées d'argent et des nymphes d'eau étoilées.
À ma droite, la pointe de Big Ben s'enfonce dans le ciel, l'horloge trônant fièrement au-dessus de la ville. Les pointes du palais de Westminster, juste à côté, ne sont pas en reste non plus. L'ensemble, d'un style néogothique, est un appel à un plongeon dans le passé, au temps où la reine Victoria régnait encore. Je suis subitement prise d'une envie pressante de relire tous les romans de Charles Dickens que je possède, de me plonger dans les ruelles brumeuses à l'odeur de charbon, à commencer par Un conte de deux villes et Les grandes espérances.
Même pour un dimanche matin, la ville grouille de monde. Autour de moi, on s'affaire, on se dépêche, on ne prend pas le temps de s'arrêter et de ne noyer dans le paysage. La vie avance si vite, et dès lors qu'on s'arrête, la seule réalité que nous affrontons est peuplée de chimères que nous n'avons pu réaliser. Moi aussi je ne prenais pas le temps de contempler, avant.
Un léger sourire étire mes traits. Ce calme qui règne dans mon cœur est si sublime ! Quelle chance, d'avoir trouvé sa place ! Quelle chance d'avoir toujours su, au fond de moi, qui j'étais vraiment et ce pourquoi j'étais faite.
— Qu'est-ce que c'est agréable, de ne plus avoir une quantité astronomique d'exercices à faire ! s'exclame Mike, à quelques pas de moi.
— Tu l'as dit !
Et après avoir prononcé cette phrase, j'éclate de rire, comme je le fais souvent depuis quelques temps. Parfois, la situation me semble si irréelle que je ne peux pas m'empêcher de rire. Cela compense les jours pendant lesquels je n'ai pu que pleurer et espérer aller mieux.
Alice glisse ses doigts dans les trèfles verts de la rambarde et appuie sa tête sur mon épaule. Si je plisse les yeux, je peux entrevoir les flèches d'une lointaine église.
— Ça paraît bête, Emmy, et on l'a déjà dit. Mais, on l'a fait. Toi et moi. Ce qu'on s'était promis, alors que nous n'avions que quinze ans.
Mon sourire s'élargit encore et je prends une longue inspiration, qui, n'est plus comprimée par un poids dans ma cage thoracique. L'oiseau s'est délivré et s'est envolé loin de sa cage oppressante.
— C'est dingue, acquiesce Mike, qui s'est posté sur mon autre épaule. Parfois, je pense encore au jour où on a reçu vos profils, à toutes les deux. Si on avait su ! Je n'y aurais pas cru.
— Ce que je n'aurais pas cru, réplique Alice en fronçant les sourcils, c'est que je réussisse à te comprendre quand tu parles français.
Mon rire redouble quand l'accent (ignoble) de Mike revient à mes oreilles. Je crois qu'il confond l'accent français avec l'accent alsacien :
— Tu es chalouse, foilà tout !
— Quelle horreurrrr ! s'exclame Caitlin, en exagérant les r.
— Loin de moi cette infamie, marmonne Luke, dans un français parfait.
— CHALOUX ! répète encore Mike, en riant.
Cette fois, nos cinq rires résonnent dans Londres. Quelques passants se retournent même pour nous dévisager, la mine perplexe face à notre bonne humeur. Ce n'est pas de ma faute, j'ai le cœur si léger ! L'âme si élevée ! L'esprit si apaisé que je crois planer dans les nuages.
— Par contre, ton épaule est vraiment inconfortable ! grimace Mike, en s'éloignant de moi.
— Dans ce cas, tu n'as qu'à-...
Clic. Je me tourne vers l'origine du bruit et aperçois, à quelques pas de moi, une jeune fille aux cheveux blonds, plus jeune que moi, avec un téléphone à la main.
— Sad Joy ? demande-t-elle. Vous êtes Sad Joy ?
— C'est nous ! répond aussitôt Alice, tandis que je suis trop sonnée pour le lui confirmer.
— Oh ! s'exclame la jeune fille. Je vous ai vus hier soir, vous étiez incroyables ! Je peux prendre une photo avec vous ?
Nous acceptons, et quelques selfies plus tard, j'apprends qu'elle s'appelle Kelly, qu'elle a 16 ans, et qu'elle nous a découverts grâce à Dark Fate. Chacun d'entre nous la serre dans ses bras. Puis, une autre fan s'avance, puis un autre, puis encore un autre, si bien que nous sommes bientôt entourés par un groupe d'une dizaine de personnes, qui nous questionne et nous demande photos, autographes et accolades. Je me prête au jeu, m'apercevant au passage que je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer Green Day de ma vie. Ni aucun autre artiste, d'ailleurs.
— Émilie ! C'est vrai que tu étais à Sainte-Cécile, à Paris ? Pourquoi n'as-tu pas eu de contrat ?
— Moi aussi, je rêve de faire de la musique ! As-tu des conseils à me donner ?
— J'aime beaucoup ton travail sur Aux rêveurs !
Du mieux que je peux, je prends le temps d'offrir une réponse personnelle à chacun, mais ma résolution vacille lorsque je m'aperçois que le groupe a grossi, au point que je ne distingue plus l'autre côté du pont, ou même les rues à son bout. Comment pourrais-je parler à tout le monde si la foule enfle, enfle jusqu'à n'en plus pouvoir ? Prise de nausée, je porte mes yeux sur les toits des bâtiments lointains, additionnant mentalement un et un, puis deux et deux, puis quatre et quatre, jusqu'à atteindre 512.
— Ça va ? me chuchote Alice, alors que je recouvre enfin mon calme.
— Il y a beaucoup de monde, soufflé-je, sous le choc.
Les flashs m'éblouissent et un instant, je suis aveuglée. Je ne suis pas sûre d'apprécier qu'on me photographie sous tous les angles...
— C'est impressionnant, confirme Alice, à voix basse.
— Et on devrait y aller, glisse Caitlin, pragmatique.
Suivie par Mike et Luke, elle se glisse dans l'attroupement. Alice attrape ma main pour m'entraîner à sa suite, s'excusant poliment de notre départ soudain. J'appuie ses mots de sourires et de hochements tête.
C'est au bout de quelques pas que je les entends. Des pleurs. Des yeux, j'en cherche l'origine, jusqu'à tomber sur une adolescente au milieu de la foule agglutinée. Le visage strié de larmes, figé dans le ciel menaçant, elle me détaille avec désespoir, ses yeux brun foncé débordant d'un blizzard qu'elle seule affronte.
Sur un coup de tête, je lâche la main d'Alice et me glisse jusqu'à elle, bousculant légèrement quelques personnes.
Ses paupières s'écarquillent à mesure que j'avance.
— Tout va bien ? demandé-je, ignorant les cris des gens alentours, qui répètent mon nom comme un mantra.
— Tu... Tu es Émilie ? questionne-t-elle en retour, comme pour s'assurer qu'elle ne rêve pas.
— C'est bien moi, confirmé-je, un sourire aux lèvres. Tout va bien ? insisté-je, en chargeant mon visage de toute la bienveillance que j'éprouve.
Elle secoue la tête.
— Non, mes parents ne veulent pas me laisser faire de la danse. Ce n'était pas un problème jusqu'à présent, mais maintenant que j'ai l'opportunité d'en faire réellement ma vie... ils... C'est compliqué. Ils ne me soutiennent plus. Je... Désolée, je ne sais même pas pourquoi je te raconte ça... À la base, je me suis dit que tu comprendrais peut-être, mais je me sens stupide à présent.
Je pose ma main sur son épaule.
— Je te comprends. Écoute, ça ne sert à rien de combattre ta vraie nature, elle finira toujours par transparaître. Le chemin sera long, mais il faut t'accrocher. Si moi, j'ai pu en arriver là, alors pourquoi pas toi ?
Elle sourit à travers ses larmes.
— Il y a vraiment beaucoup de monde, dit-elle en observant tout autour d'elle.
J'acquiesce, remarquant qu'il me serait difficile de m'extirper d'ici et lui dit encore :
— Rentre chez toi. Et ne t'arrête pas. Ne laisse personne t'éloigner de ce qui te fait vibrer. Ne les laisse pas éteindre tes étoiles.
Je retire ma main de son épaule, lui sourit d'un air confiant et tente tant bien que mal de rejoindre les autres. Heureusement pour moi, les cheveux blonds de Luke se détachent parmi l'amas autour de moi. Les pupilles bien fixées sur son crâne, je marche droit vers lui, ou du moins... j'essaie. Car la foule se resserre autour de moi. Se rapproche. M'opprime.
Avec horreur, je me retrouve comprimée contre des dizaines d'inconnus qui crient, touchent mes cheveux emmêlés, mon visage, mon corps, m'étouffent à petit feu contre leurs corps. Prise de tremblements, de dégoût, j'essaie tant bien que mal de m'extirper du guêpier dans lequel je suis tombée. Chaque respiration est douloureuse, difficile, brûlante. Car l'air m'est de plus en plus inaccessible. Eux qui m'adulent sont désormais mon enfer. Ballotée sous les flots de la masse, tiraillée de toute part telle une poupée de chiffon, les cheveux tirés à droite à gauche si fort que je crains en perdre une poignée, je ne suis plus maître de mon corps. Il ne m'appartient plus. Je ne suis plus qu'une figurine désarticulée qu'on manipule à sa guise.
Je tente d'hurler mais mais j'ai si peu d'air et il y a tellement de monde que mon cri étouffé ne parvient aux oreilles de personne, comme un murmure lointain qu'on entendrait la nuit, si bas qu'on penserait l'avoir rêvé. Personne ne m'entends. Personne ne réagira. Je lève des yeux impuissants vers le ciel gris, majestueux. Si j'avais des ailes ! Oh, si j'avais des ailes ! Je m'enfuirais !
Les larmes dévalent mes joues quand je me rends compte que je ne peux pas sortir de là, que mes pieds ne touchent même plus le sol tant je suis écrasée, que si je m'effondre, je ne me relèverai plus jamais. Aucun ne prend le temps de remarquer la terreur de mon visage, trop occupés qu'ils sont à me crier des mots dont je ne comprends pas le sens.
— Ton téléphone, murmure une voix à mon oreille.
Seul un hoquet douloureux franchit mes lèvres.
La voix reprend, bien plus fort, cette fois :
— Dégagez ! Vous ne vous êtes même pas rendus compte qu'Emilie n'est pas avec eux ? POUSSEZ-VOUS !
La voix féminine hurle encore ces mêmes paroles quelques fois avant que la foule ne se fasse moins compacte. Je m'écroule au sol, ignorant la douleur de mes genoux, prenant de grandes lampées d'air, les poumons brûlants d'avoir été si compactés.
Je relève la tête et aperçois une jeune femme au visage poupon, à l'air franchement déterminé.
— POUSSEZ-VOUS ! répète-t-elle. Laissez-la respirer !
Avec impuissance, j'aperçois la masse blonde de Luke disparaître, aux côtés des cheveux bleu nuit de Mike.
Et les cris reprennent de plus belle. La jeune fille devant moi est bousculée de toute part aussi.
— Laissez-la ! crie-t-elle encore en attrapant mon poignet, tentant de me relever.
Elle finit par s'accroupir devant moi.
— Donne-moi ton téléphone, dit-elle encore.
Je ne peux que lui renvoyer un regard effrayé, la main dans ma poche serrée contre l'objet.
— S'il-te-plaît ! s'exclame-t-elle, très fort pour que je puisse l'entendre. Je m'appelle Cecily, je veux seulement t'aider !
Puis, ses yeux bruns s'abaissent vers ma main crispée dans la poche de ma veste. Sans crier gare, elle glisse ses doigts dans ma poche et me prend l'appareil des mains. Cette fois, c'en est fini de moi.
— Ton code ! exige-t-elle, tandis que de nouveaux sanglots secouent ma poitrine. Vite !
Péniblement, j'articule la série de chiffres. De toute façon, c'est trop tard.
Elle porte l'appareil contre son oreille, passe mon bras autour de son épaule, me relevant d'un coup sec. Son parfum, teinté de notes caramélisées, remontent dans mes narines, me transportant brutalement dans notre cuisine, où Mike et Alice s'empiffraient si souvent de crêpes au caramel que j'avais fini par les associer à cette odeur. Oh, que j'aimerais être avec eux !
Me maintenant d'une poigne de fer, Cecily tente de se frayer un chemin dans la foule. Le bruit est si important que j'appuie ma main libre contre mon oreille gauche, collant la droite contre son épaule. Les palpitations de mon cœur, si fortes soient-elles, me sont à peine perceptible. Pourquoi ai-je lâché Alice ? Je voulais simplement m'assurer que cette jeune fille allait bien !
De nouvelles mains se posent sur moi. Alors, je me crispe de terreur et ouvre brutalement les yeux pour découvrir avec stupéfaction Luke devant moi. Sans me laisser le temps de protester, il glisse une main sous mes genoux et l'autre sous mes épaules avant de me soulever. Cecily fourre mon téléphone dans mes mains ahuries sous mon esprit sonné.
Je lui murmure un faible merci, mais déjà, elle s'est noyée dans la foule. « Cecily » me répété-je, en boucle, pour ne pas l'oublier. « Cecily. »
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Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Aïe, la sortie du lendemain de concert ne s'est pas très bien passée pour Emmy. Selon vous, était-ce à prévoir ? Comment va-t-elle réagir ? Et Cecily, que pensez-vous d'elle ? Heureusement qu'elle est intervenue 😅
A votre avis, comment vont réagir les autres ?
On se retrouve vendredi prochain pour le savoir ! Prenez soin de vous 🧡🍂
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