Vivre, c'est renoncer. C'est la leçon qu'a apprise Caitlin, à ses dépends. Quoiqu'il arrive, quel que soit ce que nous choisissons de faire, nous perdons quelque chose. Oh bien-sûr, on ne sait pas tout de suite ce dont il s'agit.

Pour Caitlin, cela a été son diplôme dans la prestigieuse école d'arts où elle étudiait, ainsi que la galerie qui avait accepté d'exposer son travail. Elle y avait renoncé de bon cœur, avec tout de même une pointe d'angoisse : si tout ne fonctionnait pas pour eux, elle perdrait tout. La musique et l'art. Et cette fois, elle n'était pas sûre de pouvoir s'en remettre.

Heureusement, le groupe fonctionne ! Elle sait que c'est grâce au fruit de leur travail commun, au prix de larmes versées tard dans la nuit il y a quelques mois. Elle commence à peine à réaliser qu'elle ne perdra pas la musique. Le prix à payer ne l'effraie plus, elle le connaît déjà.

La jeune femme prend une profonde inspiration et détaille la scène avec un calme apparent. Ses amis sont en effervescence, incapables de rester en place sous les projecteurs et les cris. Caitlin les comprend. Elle aussi, est enivrée par la musique qui coule dans ses veines, par les sons qui bouillonnent dans ses os.

Et puis maintenant, ils vont interpréter une chanson qui a une place particulière dans son cœur. C'est une chanson qu'elle a écrite et composée au milieu de la nuit, avec Luke et Mike, les deux garçons qu'elle connaît depuis l'enfance, avec qui elle a tout partagé. Son cœur se gonfle de fierté lorsqu'elle les regarde et voit à quel point ils ont évolué. Luke semble avoir arraché le passé et être prêt à avancer, et Mike paraît avoir pris confiance en lui et en ses capacités.

Avec mélancolie, elle se souvient de la nuit qu'ils ont passé tous les trois, à jouer ce qui couraient dans leurs corps. Fleurs de nuit était le résultat de cette insomnie partagée.

La clameur diminue lorsque la chanson est annoncée. Caitlin échange sa place avec Emmy, qui se place derrière le synthétiseur, les cheveux bouclés par la chaleur de la salle. Elles partagent un regard ravi et un hochement de tête qui signifie « tu vas y arriver, je crois en toi ».

Les autres gardent leurs instruments. Caitlin secouent ses cheveux crépus et savoure la sensation de fraîcheur sur sa nuque dès qu'ils se soulèvent. Alice lui adresse une variante d'un salut militaire et Caitlin se munit de son micro, prête à naviguer dans les limbes de la musique.

Les premières notes de la chanson, au piano, virevoltent telles une valse de flocons. Caitlin a toujours aimé la façon dont Emmy parlait au piano. Elle en effleure les touches comme on caresse une fleur fragile, dont les pétales risquent de se dissoudre au moindre frisson, tandis que Caitlin sait l'instrument aussi solide qu'elle et n'hésite pas à le faire hurler ses sentiments, à marteler ses touches dont s'échappent des sons aussi puissants qu'un grondement de tonnerre.

Éblouie par la foule impatiente et ravie, elle entonne, d'une voix douce et grave, le début de la chanson. Leur chanson.

— Je n'arrive pas à croire ce qui m'arrive,
J'ai peur d'ouvrir les yeux. Est-ce réel ?
Où est-ce mon cerveau qui me tourmente ?

Luke ajoute quelques notes à la guitare tandis que Mike prend le relais, avec un ton encore plus solennel :

— J'ai affronté vents et marées, me suis noyé sous les étoiles,
Elles ont ri sous mes cris.
Pourquoi maintenant ?

C'était une question qu'ils s'étaient posée cette nuit-là. Pourquoi maintenant ? Caitlin avait eu envie de répondre qu'ils avaient suffisamment souffert, mais elle n'était pas certaine que c'était là toute la vérité. Luke avait philosophé sur la non-existence du bon moment et Mike avait rétorqué qu'il n'était plus temps de se poser des questions. Ça arrivait, un point c'est tout.

Et quelque part, songeait Caitlin, Mike avait raison. Se rendre compte que cela s'est joué à beaucoup de chance ne les aiderait pas à avancer maintenant. La seule chose qu'elle voulait, c'était continuer à s'investir.

Luke entame maintenant le refrain. Même s'ils se le sont partagés tous les trois, l'acrostiche est encore visible. Luke avait eu l'idée d'en glisser un dans la chanson. Commencer chaque nouvelle ligne du refrain par une lettre d'un groupe verbal choisi avait été une contrainte stylistique importante, mais Caitlin était satisfaite du résultat. Elle trouvait que cela ajoutait une pointe d'originalité à leur message, un deuxième sens que seuls certains pourraient voir.

Elle avait été étonnée que Freddie le décèle aussitôt, mais le chanteur en était aussi friand que Luke, bien qu'elle en ai remarqué peu dans les chansons de Dark Fate. Un oublie-moi glissé au détour d'un refrain, un au revoir la vie caché entre les lignes d'un couplet.

La voix de Luke, aussi belle que celle d'un ange, retentit à travers les enceinte disposées çà et là. Si sa voix semblait provenir du paradis tant elle était lisse et émotive, celle de Freddie semblait plutôt provenir des enfers tant elle était rauque et brisée. Cette différence majeure amuse Caitlin, car les deux musiciens s'entendent très bien. Un ange et un démon.

— Je n'ai d'une étoile que l'apparence, oh,
Étendu sur un tapis de météores, couché entre deux
Nébuleuses qui me bercent de symphonies.

Caitlin ferme les yeux et se laisse porter par la voix de son meilleur ami. Elle laisse son corps onduler au va-et-vient de la mélodie. Elle l'a toujours bercée.

Mike chante la suite du refrain sous le clapotis régulier des baguettes d'Alice. Des applaudissements accueillent la danse improvisée de Caitlin.

— Est-ce seulement un rêve ? Une carotte déguisée en étoile ?
Taraudé par l'avenir, je n'ai pas eu d'autre choix que de m'y jeter.
Alarmé par le passé, j'ai tout fait pour l'oublier.

Caitlin rouvre les yeux, et toujours en dansant, continue le refrain qu'elle chérit tant :

— Il n'y a pas pire que l'espoir.
Prisonniers de ses chaînes, nous avons avancé,
Avancé en attendant la chute de l'épée.

Un sourire étire les traits de Caitlin. Pour quiconque n'a pas l'œil aguerri, l'acrostiche JE NE T'AI PAS OUBLIÉ passe inaperçu. Luke l'a encore plus dissimulé en suggérant qu'ils devraient se partager ce long refrain. Ce que Caitlin aime avec ces mots, c'est qu'on peut y prêter mille et uns sens.

Pour elle, ils évoquent son passé, Anna, Zoey, Gaël, et surtout, la personne qu'elle était. Celle qui s'est battu pour arriver là où elle en est aujourd'hui, celle qui a bien failli tout abandonner. Elle ne doit pas oublier d'où elle vient, tout ce qu'elle a traversé. C'est important, de se retourner et de contempler le chemin tracé, de se souvenir.

— Submergé par les comètes, je me suis élevé.
Ouranos m'a laissé.e faire. Qu'est-il face à une étoile ?
Une fleur de la nuit qui déploie ses ailes ?

Son cœur se comprime un peu quand elle entend à nouveau la voix de Luke. Elle sait qu'il a choisi cet acrostiche pour dire à Emmy ce qu'il ne peut plus lui confier. Il a trop attendu.

Luke n'a pas eu besoin de le lui confier, Caitlin le connaît très bien. Elle a deviné. Elle a remarqué que quelque chose a changé entre eux, que la flamme amicale a pris le pas sur la flamme des souvenirs de leur amour brûlant, du moins chez Émilie. Alice aussi. Elle lui a même avoué son soulagement car voir sa meilleure amie se torturer de la sorte l'avait inquiétée et Caitlin n'avait pu qu'être d'accord. Ayant discuté avec les deux concernés, elle avait conclu qu'ils seraient toujours très proches, mais plus comme des amants. La vie les avait rendus trop différents. Luke l'avait trop blessée. Elle espère qu'il tournera bientôt la page.

Enfin, ils terminent le refrain, tous les trois, unis dans un seul et même cri :

— Bélénos conteste, dit qu'il n'est que le ciel, pas comme l'univers,
L'univers que je porte en moi. J'éclate en hymnes
Immortels, me voila porté par la musique,
Étoilé comme le pâle cristal d'hiver.

Une larme roule sur la joue de la jeune femme. Il y a quelque chose de singulièrement beau dans l'action de mettre son âme à nu de la sorte. « Prenez, songe-t-elle, ce sont mes fleurs. Je vous en fais cadeau. Prenez bien soin d'elles et elles vivront en vous, fleuriront, et vous offrirons de nouveaux boutons. »

Elle écoute la salle fredonner en même temps que les instruments. Et puis, vient la coda, qu'ils chantent tous les cinq, unis par les pétales qu'ils jettent un peu partout.

— Nous sommes des étoiles, des astres en chute libre.
Donnez-moi des plumes et j'en ferai des ailes.
Donnez-moi de la vase et j'en ferai de l'or.
Étouffez-moi et je brûlerai encore plus fort.
Mes étincelles sont des fleurs de nuit.

Un tonnerre d'applaudissements et de hurlements accueille la fin de la chanson. Caitlin sourit. Elle a renoncé à sa carrière dans l'art, oui, mais elle a tant à gagner. Tant de gens à aider grâce à sa musique. Pour la première fois, elle se dit que ses propres mélopées, celles qui l'ont guéries, peuvent aussi soigner autrui, et qu'il serait égoïste de les garder pour elle, alors qu'elles détiennent autant de pouvoir. Oui, elle partagera sa bienveillance à travers les échos de ses symphonies.

🎼🎤🎸🎶🎹🖤

Hello ! Comment allez-vous ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ? Qu'en avez-vous pensé, notamment de la chanson que Caitlin, Mike et Luke ont écrite ensemble ? :) J'avoue aimer écrire des mots que Sad Joy pourrait chanter.

De même, Caitlin donne son avis sur la situation entre Emmy et Luke. Êtes-vous d'accord avec elle ?

On se retrouve vendredi 15 septembre pour le prochain chapitre, qui devrait vous éclairer sur certaines choses, puisqu'il est du point de vue de... Luke !

A très vite ! 🖤

(PS : J'ai hâte que vous lisiez la partie 5, qui renforce certaines... hum... bases 👀) (vous n'êtes pas prêts 🤭)