⇝ Chapitre 3
Dans la chambre d'Alice, il y a un gigantesque poster de Dark Fate. Chaque fois que je suis dans son appartement, je croise le regard singulier de ce garçon au centre du poster, entouré de ses deux amis et collègues. Je me dis que ça doit être génial d'avoir pour collègues ses amis.
Vêtu de noir jusqu'aux ongles, le regard souligné de khôl noir corbeau, le chanteur, Frederick MacSaturn pose sur la caméra un regard sombre et torturé. Ses longs cheveux noirs, qui lui tombent normalement sur le menton – d'après Alice, moi je n'ai pas poussé mes recherches jusque là, je me suis juste concentrée sur la musique – sont volumineusement ramassés en arrière, dévoilant complètement son regard atypique : il a un œil vert comme les feuilles de lierre et un autre doré comme une étoile. Avec sa peau pâle, presque translucide, c'est la première chose qu'on remarque chez lui. Même l'anneau argenté qu'il a à la narine gauche passe inaperçu.
A sa droite, se tient Christopher Gentleson dans toute sa splendeur. Je dis dans toute sa splendeur, car dernièrement, Alice a développé une obsession de l'ordre du fangirling pour ce jeune homme à la peau noire et aux yeux brillants comme de l'anthracite, dont l'arcade sourcilière droite est rehaussé par un piercing. Habillé d'un élégant costume bleu marine, il ne sourit pas et se contente d'avoir l'air tourmenté, comme si un océan de démons intérieurs lui ravageait l'âme.
Enfin, à la gauche du chanteur principal, il y a Javier Del Bosque, couvert de vêtements lacérés et vert foncé. D'origine mexicaine, ses yeux entourés de crayon noir ont les nuances brunes de la tourmaline. Luke aurait sans doute trouvé une meilleure comparaison que moi. Les ridules autour des yeux du musiciens montrent que c'est le membre le plus souriant du groupe et que cet air supplicié est uniquement pour la caméra. Ses cheveux sont très longs et ramenés en une grande tresse qui pend sur son épaule.
Bref, Alice a un gigantesque poster et ces visages-là sont les premiers qu'elle voit chaque matin et les derniers qu'elle voit avant de dormir. Toutes les photos d'elle et Antoine ont disparu et je suis ravie de voir à la place de l'une d'entre elle, une photo de Sad Joy au complet. On est en plein débriefing avec Mike et Caitlin dont les visages apparaissent en grand sur l'écran de son ordinateur.
Au vue de la tête de Mike, sa rentrée ne s'est pas très bien passée. Il ne l'a pas dit, mais il n'en a pas besoin. Quant à Caitlin, elle a l'air de bonne humeur : ses yeux rient quand elle sourit.
— Mes finaux sont en janvier, donc c'est bon pour Paris pour moi, annonce-t-elle, après que Luke lui ait demandé quelle était sa situation.
— Et toi, Mickey ?
— Je m'en fous des finaux. Les études, c'est secondaire, grommelle-t-il. Je serai là !
J'échange un regard avec Luke, cherchant ce que je pourrais lui dire pour le réconforter.
— C'est horrible, finit par avouer Mike, tout le monde a l'air ultra passionné, et moi... bah j'ai des partitions dans la tête, pas des lignes de code !
— Ce n'est que temporaire, lui promet doucement Caitlin, un sourire encourageant sur le visage.
— Mon coloc est sympa, lâche Mike. Il s'appelle James. Et il est beau gosse. C'est le seul point positif, parce qu'il fait des maths. Je crois qu'il faut vraiment aimer souffrir pour étudier cette matière.
— JE T'ENTENDS, MICHAEL ! crie une voix d'homme, depuis une pièce voisine.
Nous nous esclaffons et Mike rougit, sans doute parce qu'il n'avait pas prévu que son coloc' l'entende le complimenter. Derrière lui, un lit repose contre un mur pâle couvert de photos et de posters... et oh mon dieu non...
— AAAH ! crie Alice. Tu as un poster solo de Kit Gentleson !
C'est ce que je craignais. Mike sort aussitôt de sa gêne.
— Évidemment ! Il était obligatoire que cette bombe humaine apparaisse dans ma chambre. J'en ai aussi un de Freddie et de Jay, regarde ! s'exclame fièrement mon ancien correspondant en tournant sa caméra pour que nous puissions admirer ses posters.
Luke et moi nous regardons en secouant la tête. Caitlin, elle, rit à gorge déployée en entendant Mike et Alice s'extasier sur la beauté physique des membres de Dark Fate.
— Si ça se trouve, lance-t-elle en essuyant une larme de rire, ils sont complètement décérébrés.
L'air choqué de Mike et Alice est à se tordre de rire.
— Au vue de la qualité de leurs paroles, ça m'étonnerait, intervient Luke.
— Rho, Lulu ! Laisse-moi les embêter un peu !
Cette fois, c'est moi qui commence à pouffer de rire face à la scène. Alice me donne un coup de coude, un air boudeur sur le visage.
— Plus sérieusement, reprend Mike, l'air revigoré. J'approuve votre idée de jouer en acoustique, car j'ai beaucoup de choses à rattraper en programmation. Les trois quarts de ma promo en ont déjà fait et moi, j'y connais rien donc je dois me remettre à niveau, bougonne-t-il, donc vous allez devoir faire sans moi pour le moment.
— On se débrouillera, je lui promets, un sourire rassurant sur le visage.
— Tout ira bien, renchérit Alice.
🎶🎶🎶
Bien-sûr, tout va mal. Nous sommes à présent en octobre. Je ne casse plus ni verres ni assiettes et j'ai acquis des réflexes que je ne pensais jamais posséder. Je suis épuisée, je ressemble à un zombie, je dors six heures par nuit maximum, mais mon analyse linéaire blanche est prometteuse, ainsi que ma traduction latine. Luke s'en sort bien aussi, malgré ses difficultés liées à la barrière de la langue. Et puis aujourd'hui, on est samedi, on enregistre une cover cette après-midi. Ça fait des semaines et des semaines qu'on s'entraîne sur Shameless de Camila Cabello, et nous avons enfin trouvé un moment qui nous convient à tous les trois.
Caitlin et Mike sont chacun noyés sous une quantité impressionnante de travail, alors nous avons décidé de nous charger tous les trois de la pérennité du groupe, même si ça signifiait sacrifier quelques précieuses heures de sommeil (une bonne couche d'anticernes et tout le monde n'y voit que du feu). Si Luke et Alice ont choisi de sacrifier quelques unes de leurs matières, ce n'est pas mon cas...
— Bonjour, nous salue M. Wiener en nous ouvrant le portail de Sainte-Cécile.
A l'occasion de notre cover, il avait proposé de nous accueillir tout le week-end dans la salle de musique du lycée pour que nous puissions enregistrer dans les meilleures conditions possibles. C'était plutôt pratique pour nous, nous n'avions pas beaucoup de matériel à emmener, puisque tout était déjà sur place.
— Ravi de te revoir Émilie, dit-il en me faisant la bise.
— De même, je répond, poliment.
— Bonjour ! claironne Alice, à qui la perspective de retourner au lycée plaisait beaucoup.
Mathieu Wiener la salue comme il l'a fait avec moi et Luke s'avance.
— Ah ! Tu dois être Luke, lance-t-il en lui faisant aussi la bise. Je suis Mathieu.
Je retiens un rire en me souvenant de la remarque que lui et Mike m'ont un jour fait sur le principe français de la bise.
Il pose sa main sur l'épaule de Luke.
— J'ai beaucoup entendu parler de toi.
Luke me jette un regard interloqué. Je me contente d'hausser les épaules et de lui offrir un sourire angélique.
Nous entrons ensuite dans l'établissement inchangé. Mathieu n'a pas besoin de nous montrer le chemin : nous le connaissons. Très vite, nous retrouvons dans la salle de musique, dont les fauteuils ont été changés pour des neufs plus confortables. Au centre de la pièce, sur l'estrade arrondie, trônent toujours la même batterie, le même piano, les mêmes guitares. Rien n'a changé.
Je respire à plein poumons l'odeur de neuf mêlé à celle du parquet lustré de l'estrade. C'est comme être à la maison. A tout moment, Lise va débarquer avec son gobelet de café, accompagnée par Ludovic qui la taquinera en lui répétant que c'est son placebo, Emma fera une comparaison culinaire discutable et Solange une remarque insolente. Mon cœur se serre à la pensée de cette dernière.
— Je n'arrive pas à croire que je reviens ici, murmure Luke en caressant distraitement le dossier d'un fauteuil. Je ne pensais jamais revoir cet endroit, ajoute-t-il en se tournant vers moi, le regard soudainement plus intense.
Je rougis instantanément. Moi non plus je ne pensais jamais le revoir.
Je me tourne vers mon ancien professeur qui est en train d'écouter l'instrumentale que nous avons enregistré chez moi et Thomas.
Nous avons travaillé sur notre instrumentale dans l'idée de la rendre plus sombre qu'elle ne l'est déjà. Mathieu nous a même prêté un synthétiseur qu'il n'utilise plus, puisque nous n'avions pas les moyens de nous en payer un. Tout doucement, nous commencions à penser à notre show de décembre, à réfléchir à quelles chansons nous allions interpréter. Bien sûr, Mathieu voulait que nous interprétions Les violons continuent de chanter et nous étions tous d'accord pour dire que c'était une bonne idée. Bref, il a l'air satisfait de ce qu'il entend.
Alice, qui a rapporté des posters de Dark Fate, Queen et des Guns N Roses, s'empresse de les scotcher sur les murs nus de la salle pour que nous ayons un fond de vidéo qu'elle juge intéressant. Chacun notre tour, nous enregistrerons la totalité de la chanson. Je passe la première.
[Il devrait y avoir un GIF/vidéo ici. Procédez à une mise à jour de l'application pour le voir.]
Sous l'œil vigilant de Mathieu, Alice allume la caméra et je mets les écouteurs sans fils de Luke. Je me positionne face au micro et en règle encore la hauteur. Puis, Luke lance la musique. Je me concentre. Les yeux rivés sur un point en face de moi – comme je suis en quinconce par rapport à la caméra, ça ne sera pas gênant pour la vidéo, on ne verra pas vraiment mon regard. Alice a intérêt à avoir choisi mon meilleur trois quarts profil.
— Don't speak, no, don't try ! It's been a secret for the longest time. Don't run, oh, no, don't hide ! Been running from it for the longest time ! débuté-je d'une voix rauque mais vibrante.
C'est moi qui ai découvert cette chanson début septembre et ai insisté pour qu'on la reprenne dans des tons plus sombres et plus rauques. Si avec ça, il ne comprend pas que je parle de lui...
— So many mornings I woke up confused ! In my dreams, I do anything I want to you ! My emotions are naked, they're taking me out of my mind ! avoué-je, mon regard braqué sur Luke.
Écoute-moi, écoute-moi... Je ne sais plus quoi ressentir, ni où j'en suis. Envoie-moi un signe. Un sourire, un mot, un clin d'œil, n'importe quoi. Mais ma prière reste silencieuse et sans réponse. C'est sans doute mieux comme ça. Des années ont passé, et il m'est difficile de démêler les vieux sentiments qui ressurgissent des nouveaux qui ressemblent beaucoup à ceux qui prenaient la poussière dans mon cœur.
— Right now, I'm shameless ! Screamin' my lungs out for ya ! Not afraid to face it ! I need you more than I want to ! Need you more than I want to ! Show me you're shameless ! Write it on my neck, why don't ya ? And I won't erase it ! I need you more than I want to ! Need you more than I want to ! crié-je, fermant les yeux sous l'effet de l'intensité de mes émotions.
Ma voix est grave, aussi profonde qu'une caverne regorgeant de trésors oubliés, d'émotions perdues dans les tréfonds du temps, et à la fois vulnérable. Des sous-tons aigus et peut-être un peu brisés l'agrémentent sans que je ne puisse vraiment les contrôler. Mais c'est ma voix, c'est moi, c'est mon cri.
— No-oh, uh-uh, don't wanna do this now ! No-oh, uh-uh, don't wanna do this now ! No-oh, uh-uh, don't wanna do this now ! No-oh, uh-uh, don't wanna do this now !
Et qu'importe si Luke n'entend pas, si je n'entends pas, au moins je ne le porte plus en moi, il est désormais hors de mon corps, à voltiger de cœur en cœur, comme un oiseau, en y laissant tomber une petite graine qui germera lentement, très lentement, mais deviendra un jour un arbre gigantesque.
— So we're there, now it's real ! Now that you have me, do you want me still ? My kisses are history, they go back a long time, uh ! And I'm tired of loving somebody that's not mine, no ! continué-je, les paupières à demi closes.
Ce que j'aime dans la musique, c'est, pour citer Pascal Quignard qui avait clairement vu juste au moment de le dire, qu'elle n'est pas tout à fait humaine. Mettre des mots là où il n'y en a pas. J'ai tellement hâte de pouvoir me lever le matin et de me rappeler qu'aujourd'hui la seule chose que j'ai à faire, c'est d'écrire les histoires qui hantent mes nuits, de conter les portées qui m'empêchent de fermer les yeux et de confier aux oreilles du monde mes plus beaux secrets.
Je reprends encore une fois le pré-refrain ainsi que le refrain avant d'enchaîner avec le bridge.
— Distance, inches in between us ! I want you to give in, I want you to give in, oh ! Weakness, tension in between us ! I just wanna give in,
and I don't care if I'm forgiven !
Nouveau refrain, au ralenti, donc avec une voix plus vibrante. Je charge mon timbre de toutes mes émotions, un mélange de sentiments amoureux désemparés et d'amitié perdues, sans pour autant oublier le rythme de la musique.
Lorsque je rouvre les yeux, Alice a les yeux brillants d'espoir humide, Mathieu Wiener a l'air nostalgique du temps il pouvait impunément me critiquer (je prendrai tout de même note de chacune de ses remarques, si quelqu'un peut nous aider à progresser, c'est bien lui) et Luke a l'air un peu perdu entre la perplexité et l'incompréhension. Message incompris, visiblement.
🎶
Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Je suis désolée de publier si tard ! Je passe tout mon temps à réviser et du coup je zappe les dates... Promis, je vais trouver une meilleure façon de m'organiser !
Parlons un peu de ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? Emmy et Luke n'ont pas l'air d'être sur la même longueur d'onde... Comment pensez-vous que ça va évoluer ? :)
Je vous souhaite une bonne fin de week-end et une bonne semaine ! Prenez soin de vous !
A samedi prochain ! 💜
(Et écoutez de la musique, elle vous aidera toujours 🖤)
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