⇝ Chapitre 29

   Il me semble évoluer dans les limbes des rêves. Les lumières ne m'ont jamais paru si vives, les nuages si cotonneux, les étoiles si étincelantes, les odeurs si fortes. Plus que jamais, j'ai l'impression de m'éveiller après un très long sommeil, de revenir à moi, de m'être enfin trouvée.

Les chiffres continuent de me donner le tournis. La nuit nous a permis de passer premier en Allemagne et en Suède, et même de gagner le top 3 aux États-Unis. Simon dit que les radios diffusent nos chansons dès qu'elles le peuvent. Je ne suis pas sûre de m'y habituer un jour.

Je secoue la tête pour reprendre mes esprits. Nous sommes en route pour la salle de concert. Et apparemment, des fans patientent déjà devant la salle, si j'en crois l'effervescence des réseaux sociaux. Les sadly joyful sont impatients de nous rencontrer. Et c'est réciproque.

— Arrête de pleurer ! me sermonne Alice. Tu vas ruiner mon travail !

Un rire coupé de sanglots joyeux s'envole hors de ma cage thoracique, tel un oiseau rejoignant les cieux. Alice se penche vers moi et tamponne mes joues avec mille précautions.

— Trop d'émotions, j'imagine ? commente Luke, installé à côté d'elle.

Un sourire coupable étire mes traits.

— Pour mon plus grand déplaisir, grommelle Alice en farfouillant dans son sac.

Elle en sort aussitôt un pinceau, de la poudre et du correcteur, s'empressant de retoucher mon visage.

— Si tu verses encore une seule larme, je t'étrangle, lance-t-elle, si sérieusement que Mike et Caitlin éclatent de rire.

Et puis, une clameur étrange monte à mes oreilles, comme un martèlement régulier. Je crois distinguer les murs de la salle de concert.

— On arrive, signale gravement Matthieu. (Ses mains, abîmées par des années de musique, sont crispées sur ses genoux.) N'ouvrez ni les fenêtres ni les portières. Nous resterons entre les barrières de protection et nous garerons sur le parking privé. Ne quittez l'espace privé sous aucun prétexte, compris ?

Sad Joy hoche la tête d'un seul et même mouvement. Quelques jours plus tôt, nous avions été briefés par un agent de communication et par le chef des quatre vigiles qui gardent notre maison, de façon à éviter toute intrusion. Personne n'a encore découvert notre adresse, et pour le moment, nous n'avons pas embauché de garde du corps lorsque nous sortons, le besoin ne s'en étant pas fait ressentir.

Pourtant depuis la voiture, à travers les vitres teintées, je distingue clairement des pancartes avec Sad Joy écrit en grand, en lettres colorées, pailletées, ainsi que nos prénoms Emmy & Luke & Caitlin & Mike & Alice, brillants comme des étoiles.

Plus nous nous rapprochons, plus les mots scandés prennent forme. Ce sont des cris de joie, d'excitation, entremêlés dans des voix qui chantent Comète effacée. Je chancelle. Ma chanson. Ils chantent ma chanson. Mes paroles, mes émotions, la musique de mon cœur. C'est mon âme qu'ils portent, sans même le savoir.

Je n'étais qu'une fille de Lyon, une ado aux rêves trop grands pour elle. Et maintenant, on hurle mon nom et on chante mes chansons. Je retiens un sanglot hystérique.

A tous les gens qui me disaient que je ne serais jamais acceptée à Sainte-Cécile : je vous ai prouvés le contraire.

A Thomas qui a voulu m'utiliser pour arriver à ses fins et m'a trop regardée comme un vase cassé après la mort de Solange : je n'ai jamais eu besoin de toi.

A tous ceux qui n'ont pas cru en moi et se sont réjouis de ma chute : vous avez oublié que je suis un phœnix.

Une fois dans les loges, mes pieds retrouvent le sol ferme de la terre. Les notes de musique pulsent dans mes veines, l'excitation mêlée à l'appréhension et la fascination courent dans mes os. Je suis parfaitement alerte.

Comme un spectacle que nous avons répété maintes et maintes fois, chacun joue son rôle à la perfection. Les assistants et assistantes courent un peu partout vérifier que tout est à sa place, Mathieu chaperonne tout et s'en sort à merveille (avant de s'éclipser dans la salle de concert) et Luke, Caitlin, Alice, Mike et moi échauffons nos voix.

L'arrivée de Dark Fate nous est signalée par des cris poussés de toute part dans la salle. Même s'ils auraient voulu passer inaperçu, ils n'auraient pas pu. Et puis, tout le monde se doutait qu'ils iraient au concert du premier groupe qu'ils ont choisi pour leur label.

Comme tous les gens connus qui viennent ce soir, une loge privée leur est réservée. La pensée de toutes les stars qui sont là ce soir me donne le tournis. All Time Low. Ariana Grande. Imagine Dragons. Kate Bush. Ils sont venus pour nous.

Je respire profondément. Ce soir, je ferai ce que je fais de mieux : jouer et chanter.

Lorsque nous traversons le couloir qui mène à la petite loge près de la scène, le temps semble se suspendre. Les lumières sont si brillantes qu'elles me brûlent la rétine, le sol gris si lisse que mes semelles y glissent, l'odeur du neuf si forte qu'elle me laisse un goût de plastique sur la langue.

Dans la loge, l'obscurité est de mise. La seule lumière provient du faible lampion suspendu au plafond. Le tumulte de la salle est étouffé par les murs épais. Un tapotement sur ma poche m'assure que mes bouchons d'oreilles sont bien là.

Je glisse mon bras sur les épaules d'Alice et Mike, qui glissent les leurs autour de Luke et Caitlin. Mes paupières se ferment.

— Les gars, souffle Mike. Nous y sommes.

Trois petits mots qui veulent à la fois tout et rien dire. Nous y sommes. Trois petits mots que nous avons tous souhaité pouvoir affirmer un jour. Trois petits mots qui portent l'infini en eux et la promesse d'une vie passionnée teintée d'harmonies et de mélopées soufflées au coin des lèvres. Trois mots dont le sens m'échappe.

Je resserre mon étreinte pour m'assurer qu'ils sont bien à mes côtés, que je n'ai pas tout rêvé.

— A la Musique, chuchoté-je.

— A la Musique, répètent mes amis, en chœur.

Je rouvre les yeux. Croise le regard calme et déterminé de Caitlin, l'air farouche d'Alice, le visage béat de Mike et les iris débordantes de passion de Luke.

Puis, nous nous séparons. Et, sourire aux lèvres, visages accueillants et peut-être un peu trop ébahis, nous montons sur scène.

Aussitôt, les cris redoublent sous les lumières aveuglantes. Mes semelles accrochent le sol de la scène, mes pieds sont bien ancrés dans la réalité. Partout où mon regard s'arrêtent, j'aperçois des poings levés, des drapeaux, des pancartes, des lampes de téléphones allumés. Et nos noms. Nos noms écrits, scandés comme un mantra. L'odeur, un mélange de parfum, sueur et instruments de musique est aussi familière que celle de la maison. C'est comme si j'avais toujours été là. C'est à la musique que j'appartiens.

Ma place a toujours été ici. Avec ma guitare. J'en ai toujours eu l'intime conviction. J'en ai aujourd'hui la confirmation.

Le concert démarre sur les chapeaux de roue. Les larmes dévalent mes joues lorsque j'entends la salle entière chanter nos paroles avec nous. Mon sourire s'élargit lorsque j'arrête de chanter et entends la foule continuer, chanter avec son cœur. C'est un sentiment particulier, que de voir l'effet que notre art produit sur les gens. Je me sens fière d'offrir une échappatoire à toutes ces personnes que je ne connais pas, qui le temps d'une chanson sont à mes côtés et partagent mon âme.

Lorsque les doigts de Caitlin débutent la première chanson qui n'est pas la nôtre mais dont nous offrons notre version ce soir, je suis prête. Prête à faire ce qu'il faut. A oublier. A tourner la page, à l'arracher sans qu'aucun retour en arrière ne soit possible. C'est la chose à faire. Et j'en ai aujourd'hui la force.

[Il devrait y avoir un GIF/vidéo ici. Procédez à une mise à jour de l'application pour le voir.]

— I walk on my own to think it over, débuté-je, ouvrant mon cœur à la salle entière. I can't believe this is real. It all seems so clear, all seems so right ! I can't put on words how I feel ! In time you'll see, what you mean to me... Everyday I think of you !

Derrière mes yeux, les souvenirs dansent. Je pense à Alice, Mike, Caitlin. Et je pense à Luke. Il est temps pour moi de lui dire adieu. Et d'accueillir la forte et belle amitié qui m'attend. La musique est douce, seulement jouée par Caitlin au clavier et par quelques notes de basse.

— There's nothing here in the world that can replace you, no ! There's nothing here in the world, I can face without you, no ! enchaîne Luke, avec douceur.

Je tiendrai toujours à lui, c'est certain. Mais plus de la même façon. Ce que nous avions n'existe plus. Mes paupières se ferment lorsque je me confie, sous le rythme régulier d'Alice et les gémissements des cordes de la guitare de Luke :

— I'm lost in your eyes. You dream me away from here. Far away, where I can feel no pain !

Il sera toujours un des quatre piliers de ma vie, mais il est temps pour moi d'avancer. Passer à autre chose ne me paraît plus aussi insurmontable. J'ai tout à gagner.

— With you I feel safe, I know you keep me out of harms way ! In time you'll see what you mean to me ! Everyday I think of you ! complète Luke, d'une voix plus intense.

Il m'a fallu beaucoup de temps pour l'accepter, mais depuis que je me suis rendue compte que je n'éprouve plus aucune douleur à l'imaginer avec quelqu'un d'autre, tout est bien plus clair. S'accrocher à un passé révolu est choisir la facilité.

— There's nothing here in the world that can replace you, no ! There's nothing here in the world I can face without you ! m'écrié-je, avec puissance.

Les cordes de ma guitare électrique se joignent à nous. Puis, ensemble, nos cœurs à l'unisson, nous clamons :

— Anytime you doubt with us ! Makes you wanna run away ! You think of what we have... If it feels like everything goes there away, I'll be standing here !

— There's nothing here in the world that can replace you, chantonne mon ancien amant, seulement accompagné par la légèreté des touches du piano.

Mes mains sautent de corde en corde avec ardeur. Les sons fendent la pièce comme les éclairs transpercent les nuages par un soir bleu d'été.  Je ne pleure pas. Je n'en ai pas la moindre envie. Les vestiges de notre amour sont depuis longtemps recouverts de fleurs.

— There's nothing here in the world that can replace you, no ! m'exclamé-je, avec force.

Parce que c'était vrai. Je ne rencontrerai plus jamais quelqu'un comme lui. Je n'aurai plus jamais ce que nous avons eu, mais je suis reconnaissante d'avoir connu cela. Désormais, je connaîtrai des expériences différentes, qui, j'en suis sûre, me forgeront et m'élèveront tout autant.

La musique continue de tonner dans mon âme, l'orage des instruments de gronder, les marées de gratitude de bouillonner, et le vent de me pousser vers l'avenir.

— There's nothing here in the world I can face without you ! se déchaîne Luke, tel une tempête.

— Nothing in this world can replace you, oh ! répété-je encore, avec la puissance d'un ouragan.

Ma voix se craquelle à la fin de ma phrase, mais c'est justement son imperfection qui la rend aussi belle. Elle n'a pas être lisse, je n'ai pas à chanter comme un robot. Ce n'est pas mon genre. Et puis, cette chanson n'est pas que pour nos fans. Elle est avant tout pour nous. Pour Luke.

Et même si nous sommes à un concert avec des centaines et des centaines de personnes, il n'y a que nous. Et la musique qui zèbre nos cieux. Ces gouttes d'émotion sont pour lui. J'espère qu'il les recueille et qu'il les chérira autant que moi.

— There is nothing ! reprend Luke, avec vigueur.

— There is nothing !

— There is nothing ! termine Luke.

Et quand je le regarde, tout est terminé. Je ne ressens plus de douleur teintée d'espoir. Les au revoir ont été prononcés. Maintenant, place à l'amitié. La fraternité. Le cœur aussi léger qu'une plume de cygne, je le détaille avec la bienveillance qu'on mêle aux souvenirs innocents. Je sais à présent qu'il sera toujours à mes côtés, ombre rassurante sur laquelle je pourrai m'appuyer.

🎼🎤🎸🎹🎶

Hello ! Comment allez-vous ?

Alors, que pensez-vous de cette partie de concert, du chapitre de manière générale ? J'avoue fangirler autant que les sadly joyful en relisant ce chapitre 🙈

Avec cette chanson, Emmy semble dire adieu à Luke pour de bon. A votre avis, est-ce vraiment le cas ?

— Oui, cette fois c'est terminé 🙅🏻‍♀️

— Non, ils devraient plutôt avoir une vraie discussion 🙊

— Non. Emiluke for ever 👿

On se retrouve vendredi prochain pour en apprendre plus sur ce concert, dont vous pourrez expérimenter chaque partie du point de vue de nos cinq protagonistes ! Le prochain sera donc du point de vue de Mike... qui vous en dira plus sur James, en attendant de pouvoir lire son histoire en entier dans Un automne pour tout écrire 🥰

Évidemment, chaque chapitre décrira une autre chanson, parfois écrite par le groupe, parfois pas. Donc vous ne relirez aucune scène du point de vue d'un autre personnage, puisque chacun dispose d'une chanson reflétant son état d'esprit...

J'ai hâte que vous lisiez tout ça !

A la semaine prochaine ! 💜

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