⇝ Chapitre 28

   Je n'ai presque pas fermé l'œil de la nuit. Aujourd'hui est le jour de sortie de notre deuxième E.P. Dire que je suis nerveuse serait un euphémisme. Je suis terrassée par le stress. Pourquoi personne ne m'a prévenue que réaliser son rêve est aussi angoissant ?

Il est sept heures du matin et nous sommes vendredi 21 février 2020. La sortie est prévue pour neuf heures. Je suis trop réveillée pour me rendormir, alors je rabats les couvertures et me lève de mon lit, les sens parfaitement en alerte. Je tire les rideaux et observe le manteau marmoréen couvrant le sol glacé. Tout est si silencieux. Seule la force du vent permet aux branches des arbres nus de craquer.

J'ouvre la fenêtre et laisse l'air froid agresser mon visage. Je prends plusieurs goulées gelées, mais même la brise frigorifique ne parvient pas à dénouer mon estomac. Je referme la fenêtre, le visage rouge de froid. La neige scintille comme des étoiles dans l'aube.

Je jette un coup d'œil au livre qui traîne près de mon oreiller. Je n'ai pas réussi à me concentrer dessus. Et ça, c'est terrible. Si je n'arrive même pas à m'absorber dans un roman, alors comment puis-je affronter cette journée ?

Je soupire et enfile ma robe de chambre avant de me glisser hors de ma chambre. Je referme la porte sans un bruit – ce qui, au vu du grincement habituel de la porte, relève de l'impossible, mais aujourd'hui est une journée particulière, n'est-ce pas ?

Je descends dans la cuisine, mon téléphone à la main. Je n'ose pas me connecter sur mes réseaux sociaux. La seule chose que j'ai vérifiée est mes messages, et je n'en ai reçu aucun. La cuisine est vide (pourtant, je sais qu'Alice n'a pas été capable de dormir non plus). Je me tourne vers le salon, m'attendant à le trouver vide, mais j'y aperçois Luke, les paupières closes, une tasse de café encore fumante dans les mains.

Je me racle la gorge :

— On n'arrive pas à trouver le sommeil non plus ?

Il grogne et se frotte les yeux. J'étouffe un gloussement et retourne dans la cuisine où je me prépare un thé que je compte laisser infuser très longtemps. Je m'assois ensuite en tailleur sur un fauteuil, juste à côté du canapé où Luke est affalé.

— C'est encore pire que la dernière fois, commenté-je en soulevant l'infuseur à thé.

Luke grommelle des paroles inintelligibles et j'ai toutes les peines du monde à retenir un rire moqueur.

Les minutes défilent, silencieuses, sans que Luke ou moi n'ouvre la bouche. Je sirote scrupuleusement ma boisson. De toute façon, je ne sais pas quoi lui dire, il n'y a pas vraiment de sujets de conversation qui me viennent à l'esprit. Il y a longtemps que je ne sais plus quoi lui dire. Je le vois s'échapper comme si il était de la fumée par une fenêtre, et je suis trop lasse pour tenter vainement de l'empêcher de s'envoler.

Nous sommes rejoints par Alice, qui n'a pas non plus beaucoup dormi. Et à part nous inquiéter mutuellement, nous ne faisons rien. Mike se lève ensuite aux alentours de huit heures, la mine fatiguée. Caitlin est la dernière à nous rejoindre et au vu de ses yeux injectés de sang, elle n'a pas beaucoup fermé l'œil non plus.

Dans un silence lourd d'appréhension, nous attendons neuf heures. Alice et Mike n'ont pas le cœur à manger quoi que ce soit, même si les précommandes ont été prometteuses et que nous avons tout donné dans la communication. Nous ne pouvons plus reculer, tout est déjà figé et nous avons fait le maximum. Pourtant, la peur continue de me tirailler les veines.

La sonnerie stridente de la porte d'entrée résonne dans le mutisme de la pièce. Il n'est pas encore neuf heures. Alice se lève d'un bond.

— On a des visiteurs ? s'étonne Mike.

Alice lui offre un sourire malicieux.

— Tu ne pensais tout de même pas qu'on allait passer un événement aussi important tout seul !

— C'est donc pour ça que tu t'es déjà habillée, présume Caitlin en plissant les yeux.

Ma meilleure amie se contente de sourire et de se diriger vers la porte. Trop heureuse d'avoir une excuse pour me lever, je la suis jusqu'à l'entrée où je reste coite. Sur notre seuil, se trouvent Kit, Jay et Freddie. Alice a invité Dark Fate. (Et n'a pas jugé bon de nous prévenir, mais ça, c'est une autre histoire.)

— Alors, c'est qui ? demande Mike, en me poussant gentiment pour regarder par-dessus ma tête. QUOI ? MAIS ALICE, JE SUIS EN PYJAMA !

J'éclate de rire tant la situation me paraît tout d'un coup absurde.

— Tu vois ? lance Freddie en se tournant vers Kit. Je t'avais dit qu'on les réveillerait.

Freddie semble sortir du lit et n'a pas l'air franchement ravi d'être devant notre porte, à grelotter de froid un vendredi matin.

— Tu rigoles ? Je n'ai pas dormi de la nuit ! rétorque ma meilleure amie en s'écartant pour les laisser entrer.

Dans la cuisine, Mike est déjà aux petits soins pour leur proposer boissons et petit-déjeuner. Et Caitlin a profité de leur arrivée pour se faufiler dans sa chambre et sauter dans des vêtements. Je jette un coup d'œil à mon apparence. Je suis emmitouflée dans mon épaisse robe de chambre bleue et je porte un pyjama avec des renards et des chaussettes épaisses. (Et j'ai les cheveux en bataille.) Bah, ce n'est pas comme si quelqu'un s'inquiétait vraiment de mon apparence ici.

— Sympa, ton pyjama ! s'exclame Jay, en désignant le motif de mon bas.

Il est blanc et couvert de renards. C'est Lise qui me l'a offert.

— J'aurais dû amener mon pantalon avec des lapins, poursuit-il, ça aurait été drôle.

— Les renards ne mangent pas les lapins ? demandé-je.

— Plutôt les poules, si j'en crois Le Petit Prince, intervient Freddie. 

Je hoche la tête dans sa direction. Très bonne référence. Puis, ayant à nouveau l'estomac tordu dans tous les sens par le stress, je m'éloigne de la cuisine au profit du salon. L'odeur de la nourriture m'écœure. Je ferme les yeux, nauséeuse. C'est bientôt l'heure.

Pourtant, j'ai confiance en notre musique, en nos voix, en nos instruments, en notre travail. Chacun de nous a pris soin de décrocher une parcelle de son âme de l'ajouter à chaque chanson. Chacune trouve un écho différent en nous.

Il est presque neuf heures. J'ai envie de regarder mon téléphone et en même temps, j'éprouve le besoin stupide de ne plus jamais le toucher de ma vie. J'expire pendant un long moment, seule face aux fenêtres, à cette ville pleine d'espoirs.

Caitlin me propose de m'asseoir avec tout le monde, mais je refuse, expliquant que j'en suis incapable. On dirait que mes vieux démons prennent un malin plaisir à ressurgir. J'aurais voulu les détruire, jusqu'au moindre grain de poussière. Malheureusement, ils font partie de moi et j'ai perdu la bataille du jour.

— Il est plus de neuf heures, annonce Mike, crispé.

Alice s'approche de lui alors qu'il a le nez vissé sur son téléphone. Il le jette sur le canapé avec un grognement.

— Rien ne marche !

— C'est normal, intervient Jay. Il faut attendre un peu avant de voir les premiers chiffres, et le mieux est d'aller voir au bout de quelques heures.

Un gémissement plaintif franchit les lèvres de Mike.

— Je vais mourir de stress...

— Pense aux raisons pour lesquelles tu stresses, suggère Luke. Elles te paraîtront plus faciles à appréhender une fois écrites.

— Elles sont surtout fatalistes, marmonné-je en plissant le nez.

Mon estomac me fait atrocement souffrir. Il faut que je me trouve quelque chose à faire pour évacuer ce débordement de stress.

— Publier un projet est toujours risqué, souligne Freddie. C'est normal d'être dans cet état au début, mais je vous promets que ça s'améliore par la suite.

— Eh bien, si tu connais des astuces pour penser à autre chose, je suis preneur, répond Mike. Parce que je crois que je vais vomir.

— Eh bien, commence par inspirer et expirer très lentement, intervient Caitlin.

Comme elle voit que j'imite Mike, elle ajoute :

— Peut-être qu'on devrait quitter Londres pour la journée. Changer d'air.

— Sauf qu'on est censé déjeuner avec des gens importants, ce midi, gémit Mike.

— On peut annuler si vous ne vous sentez pas bien, intervient Luke. Le déjeuner professionnel peut attendre.

— Matthieu s'est donné du mal pour qu'on l'obtienne, murmuré-je.

Je déglutis péniblement. Cette journée est affreuse. Terrible.

— Vous êtes premiers en France, lâche Freddie, les yeux rivés sur son téléphone.

Ma tête se met aussitôt à tourner. Les coins de ma vision s'obscurcissent. L'angoisse qui me tord le vendre explose contre mes os. Mike m'attrape par les épaules. Je ne me suis pas aperçue que je m'écroulais. Je m'assois sur le canapé, agrippée à lui. Mes dents claquent quand je prends conscience des paroles de Freddie.

— Tu peux répéter ? demandé-je, d'une voix cassée.

Il me jette un coup d'œil inquiet avant de redire :

— Vous êtes premiers en France. Et votre single Aux rêveurs est numéro 1.

J'observe Mike. Ses yeux verts brillent d'affolement et d'incompréhension. Je le serre dans mes bras.

— Tout va bien ! m'exclamé-je, le stress balayé par la plénitude. Tout va bien !

Freddie s'approche de nous tandis que qu'Alice saute dans les bras de Caitlin.

— La question est plutôt est-ce que tu vas bien ?

Un large sourire éclaire mes traits.

— A présent, oui.

— Elle n'a presque rien mangé hier soir, n'a pas dormi et n'a pas mangé ce matin, explique Luke, qui s'est approché dès l'instant où Mike m'a rattrapée.

J'offre un sourire coupable à Freddie, qui me gratifie d'une moue préoccupée.

— Félicitations pour ce démarrage, dit-il pourtant, ses prunelles braquées sur moi.

Je lui souris, puis Alice et Caitlin nous rejoignent pour un câlin de groupe. « Tout va bien » me répété-je, comme un mantra. Et c'était vrai. Tout allait bien. Ma poitrine se déleste du poids qui l'étouffait. Évidemment, après tout ça, je suis capable d'avaler quelque chose et d'affronter le reste de la journée.

🎶

Le déjeuné s'est bien passé. (Il me semble, en tout cas.) Matthieu était bien-sûr avec nous. Nous avons bu au succès de notre groupe. A midi, nous étions premiers en Belgique et au Luxembourg. Puis au Royaume-Uni. En Bulgarie. Aux Pays-Bas. En Australie. Au Maroc. Et dans le top 5 aux États-Unis.

Cela semble si lointain. Si invraisemblable. Pourtant, les chiffre sont bien réels. Je les ai vus de mes propres yeux et Simon me les a même envoyés.

Nous sommes à présent dans un bar où la musique est forte. Dark Fate nous y a traînés. J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un endroit auquel seules les célébrités ont accès. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de croiser des fans, mais je sais que dès demain, je prendrai mon premier bain de foule en allant dans notre salle de concert.

Mathieu est rentré chez lui après nous avoir encore congratulés. J'ai cru comprendre que son compagnon l'avait rejoint pour le week-end et qu'ils venaient tous deux à notre concert de demain.

Je jette un coup d'œil à ma boisson terminée. Les chiffres impressionnants me donnent le tournis. Je suis un peu mal à l'aise. Pourtant, je ne devrais pas. Tout cet alcool...Ça me rappelle Solange, et je ne peux pas empêcher mon cœur de se serrer dès lors qu'elle atteint mes pensées.

En face de moi, Freddie est en pleine conversation avec Luke. A part moi et Alice, il est le seul à ne pas avoir pris d'alcool. Alice et Caitlin sont en train de danser sur la piste. J'hésite à les rejoindre.

Luke se lève et retourne se chercher une boissons au bar. A côté de moi, Mike rit de bon cœur aux blagues de Jay et aux commentaires de Kit.

Freddie se racle la gorge. Je me tourne vers lui.

— Tu veux danser ? demande-t-il, le visage neutre.

Il me tend une main.

— Luke ne danse pas, se justifie-t-il.

Son accent chantonne dans mes oreilles. Je ricane (Luke est très mauvais danseur) et prends la main qu'il me tend.

— Avec plaisir.

Je ne sais pas si c'est moi qui le tire sur la piste de danse ou si c'est lui qui m'y emmène, mais en tout cas je me laisse guider par ses pas.

— C'est ta technique pour séduire les gens ? le taquiné-je.

— Ma mère m'a forcé à prendre des cours de danse de salon, réfute-t-il avec une moue désapprobatrice.

— Apparemment, ça valait le coup, commenté-je, alors qu'il me fait tourner sur moi-même.

Une lueur rieuse s'allume dans ses prunelles.

— Évidemment que je vaux le coup.

Je lève les yeux au ciel et lui se contente de rire.

— Ma technique, reprend-il après être redevenu sérieux, c'est de t'emmener au théâtre voir une pièce de Shakespeare. Bien que je n'ai encore trouvé personne à emmener avec moi.

— Oh, alors tu n'as jamais invité quelqu'un à un rencard ?

— Si. Mais je n'ai pas encore trouvé de personne suffisamment sérieuse pour que je puisse passer à cette étape.

— Monsieur est exigeant, commenté-je.

Il décline :

— Non, Monsieur est simplement marié à la musique. Je n'emmènerai personne au théâtre avec moi.

J'hausse les épaules et me contente de sourire. Je change de sujet :

— J'ai hâte d'être à demain.

— A cause du concert ?

J'hoche la tête.

— Notre premier concert, murmuré-je, les paupières closes.

J'en soupire déjà d'extase.

🎶

Hello ! Comment allez-vous ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? Le stress semble encore faire partie intégrante de la vie d'Emmy... et publier de la musique ne le lui a pas retiré 😅

A votre avis, comment va se dérouler la suite ? J'ai hâte de lire vos théories 🥰

On se retrouve vendredi prochain pour le chapitre suivant, toujours du point de vue de Emmy 👀

A très vite !

PS : Vous cherchez une histoire pas trop longue qui parle de cette période de la vie où l'on ne sait pas trop quoi faire et qui oscille entre la métaphore et le fantastique, le tout saupoudré d'une petite romance et d'une petite touche de philo ? Alors MARINA est faite pour vous. Vous pouvez d'ores et déjà retrouver les 15 premiers chapitre sur mon compte. N'hésitez pas à y jeter un coup d'œil pour patienter entre les updates de Le temps d'une chanson ! On se retrouve là-bas ? 🎹

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