Chapitre 7 - Mayri

L’entrée du château ne laissait aucun doute sur la richesse de la Tryade. Après tout, elle était la première puissance magique du monde, et elle ne s’en cachait pas. Le soin du détail allait jusque dans les moulures du plafond, ornées de pierres précieuses. Sans parler des peintures démesurées encadrées d’or qui attiraient l’œil de n’importe quel visiteur.
Mayri toisa les voûtes en fronçant les sourcils. Du raffinement ostentatoire. Tout ce qu’elle méprisait depuis toujours.
Deux escaliers se tenaient aux deux extrémités de la salle et se rejoignaient un peu plus haut en un seul escalier plus imposant qui rendait hommage à la hauteur du plafond décoré. Sous ses pieds, un entrelacs de triangles et de diagonales avait été dessiné en mosaïque dorée : le symbole de la Tryade, accompagné de sa devise :
Fraternité, ordre et puissance.
Mayri s’avança en direction du grand bureau de bois massif qui trônait entre les escaliers pour se présenter au sorcier en costume noir qui y siégeait. Il la salua d’un air humble et détaché, se leva de son fauteuil, agita gracieusement sa main droite comme s’il voulait visser une ampoule. Une clé apparue, lévitant entre ses doigts.
– Suivez-moi, je vous prie.
L’escalier débouchait sur une salle intermédiaire cernée de petites alcôves contenant des bancs et ouverte comme un balcon sur la pièce du bas. Il y avait une porte en face de nous et deux autres escaliers qui partaient de chaque côté, mais sans se rejoindre cette fois-ci.
– L’étage de gauche et celui des hommes, celui des femmes se trouve à droite. Pour les cours intérieures, la bibliothèque et la salle commune, c’est la porte de devant. Le bureau de votre oncle s’y trouve également.
Ils se dirigèrent alors vers l’escalier de droite et montèrent au dernier étage, pour atteindre un couloir disposant de plusieurs portes. Il s’arrêta devant celle qui portait le numéro 28 en lettres dorées. La clé vint se positionner devant son sternum puis le sorcier disparu dans un léger brouillard violet.
En ouvrant la porte, la jeune fée tomba nez à nez avec une magnifique fille d’origine latine.
– Tu dois être Mayri ! Je commençais à croire que tu ne viendrais pas. Je suis Carla, mais appelle moi L.A, s’exclama-t-elle d’une voix enjouée alors qu’elle fermait à peine la porte.
Elle était si grande que Mayri devait lever la tête pour lui parler en face alors qu’elle-même avait hérité de la taille conséquente de sa mère. Ses yeux verts en amande la fixaient avec excitation et ses cheveux noirs étaient tressés. Elle portait sa perle verte - celle des loups - sur une broche toute simple qu’elle avait épinglée à son ensemble de sport. Son sourire transcendait une joie contagieuse qui ne fit que rendre Mayri mal à l’aise.
Elle prit soin de rester à bonne distance de cette louve. Mayri se doutait qu’elle faisait partie de ces personne qui s’attache vite et à tout le monde et Mayi n’avait absolument pas besoin de ça maintenant.
– La chambre te plaît ?
La pièce était plus grande que celle qu’elle partageait au pensionnat et contenait un lit, un bureau et une armoire en doubles exemplaires. Le côté droit, rempli d’affiches diverses et de photos, était clairement celui de Carla, le gauche lui était destiné. Elle découvrit que ses quelques effets personnels avaient été transférés et rangés parmi d’autres affaires de cours neuves. Il y avait aussi une porte dans le fond et une fenêtre donnant sur la forêt au-dessus de leurs bureaux
– Oui, beaucoup, répondit-elle.
– Tu ne la trouves pas trop petite pour deux ?
Mayri haussa les épaules et déposa son sac et sa veste en cuir sur son lit.
– Je devais partager la mienne avec deux autres filles avant, et elle était à peine plus grande, alors je t’assure qu’elle est parfaite !
Elle se mordit la joue et fronça les sourcils en se rendant compte qu’elle avait parlé sans réfléchir. Carla allait-elle insister sur le lieu où elle avait grandi ? En se retournant pour l’affronter, elle vit que le regard de la louve avait terni et son cœur s’emballa.
– Tu n’avais pas ta propre chambre ? demanda-t-elle surprise, presque choquée.
Mayri haussa les épaules.
– Non. Pourquoi ?
– C’est plutôt étrange pour quelqu’un de ton rang.
Mayri se mordit la joue. Quelqu’un de son…rang ? Mayri ne savait pas qu’elle avait un rang ? Elle s’était toujours dit qu’elle n’était rien. Une simple fée se faisant passer pour une humaine, rien de plus. Tout ce qu’elle possédait, c’était des pouvoirs instables qu’elle s’était forcée à endormir.
Non. Mayri n’avait pas de rang.
Faible.
Carla haussa finalement les épaules, un grand sourire aux lèvres.
– Peu importe ! Tu es là maintenant et je suis certaine qu’on va bien s’entendre !
Dans sa bouche, et avec son entrain, cela ressemblait plus à un ordre qu’à un souhait. Malgré sa réticence, Mayri sourit.
– On va manger ? C’est l’heure du diner !
Le chemin jusqu’au réfectoire était éclairé des mêmes flammes violettes que l’entrée. Quand Mayri demanda à Carla pourquoi ce feu était mauve, elle lui expliqua – avec un air intrigué – qu’il s’agissait de feu ensorcelées.
La salle à manger était assez simple, comparée à l’entrée du manoir, mais le raffinement y étaient tout de même visibles. Les couverts étaient en argents et aussi bien les assiettes que les serviettes – en tissu - étaient brodées de l’emblème de la Tryade. Les tables étaient presque toutes occupées et les voix masquaient à peine le bruit des couverts.
Mayri avait à peine franchi la porte lorsque la migraine fusa dans son esprit. Sa présence suscitait manifestement la curiosité et elle ne savait absolument pas pourquoi. Peut-être à cause de la mort récente de sa mère ?
– Ne fais pas attention. Ils ne sont pas méchants, mais pour la plupart, cela fait dix ans qu’ils suivent les cours ici, alors l'arrivée d'un nouvel élève est toujours un peu bizarre. 
Elle soupira et se servit en tentant d’ignorer les chuchotements.
C’est une Clyme. J’ai vu le directeur partir ce matin. C’est la fille du grand Clyme. Clyme. Clyme. Pourquoi est-elle ici ?
Pourquoi avaient-ils tous son nom à la bouche ? Oui, sa mère venait de mourir, et elle travaillait au conseil, mais de là à ce que Mayri se transforme en bête de foire ? Elle déglutit, la gorge en feu. Ils savaient. Cela ne pouvait être que ça. Aramis et Carla étaient peut-être une exception, mais tous les autres devaient savoir à quel point elle était faible.
Leurs regards lui brulèrent la peau lorsqu’elle traversa la salle pour s’installer à la table de Carla. Ses doigts agrippaient son plateau, mais ils étaient tellement engourdis qu’il aurait pu lui glisser des mains sans qu’elle ne s’en rende compte.
Un garçon blond aux yeux bruns était déjà assis à côté de la louve. Il avait un air mignon, mais ses larges épaules montraient qu’il ne l’était peut-être pas. En s’asseyant, Mayri remarqua qu’il était une fée.
– Salut. J’suis Adam.
– Mayri.
Il marmonna quelque chose dans sa barbe. Elle ne savait pas lire sur les lèvres, mais elle comprit qu’il venait de dire quelque chose comme « je le savais déjà ». Mayri prit une grande gorgée d’eau car sa bouche était pâteuse à cause de l’anxiété.
– Tu étais dans quelle école avant ? Une de Paris, je suppose, il y a de très bons instituts privés ici. Tu dois être plus avancée que nous, débita LA entre deux bouchées.
Mayri se figea. Plus avancée que nous. Non. Bien au contraire. La jeune fée se frotta les tempes. Alors ils la pensaient forte, puissante et élevée dans des institutions spécialisés pour maitriser les magies les plus compliquées. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Elle aurait préféré qu’ils la sachent faible. 
– C’est compliqué, marmonna-t-elle en réponse.
Carla éclata de rire en levant les yeux au ciel dans un geste infiniment doux.
–J’imagine bien ! Tu es une Clyme après tout ! Et…
– Laisse-la souffler un peu, la coupa Adam. Elle doit être fatiguée et n’a pas envie d’entendre de commérages.
Carla soupira, ce qui fit rire Adam.
– Désolé, murmura la jeune louve.
Mayri sourit, car Adam venait de la sauver de l’embarras et que si elle avait entendu son nom sortir encore une fois de la bouche de quelqu’un, elle serait devenue violente.
– Comment se passent les cours ? demandai-elle pour changer de sujet. 
– Nous n’avons cours que le matin ici. L’après-midi est réservée aux activités annexes et aux révisions. Tout ce dont tu as besoin est sur ton bureau. Tous les jours, les classes se séparent pour deux heures de cours spécifiques aux espèces.
Elle allait donc devoir rattraper des années de connaissances historiques et littéraires sur la Tryade, en plus de devoir faire face à une magie instable.
– Nous sommes dans la même classe ?
– Toi et moi oui, LA est en neuvième année.
Neuf ans…
Un groupe de fées s’arrêta soudainement devant eux. En tête du groupe, une magnifique brune affichait un sourire aussi faux qu’arrogant. Le blond à ses côtés toisait Adam.
– Bonsoir ! susurra la brune. Je suis Théodora Malo, fille du sous-conseiller des finances, et voici mon frère adoptif, Anastase. C'est un plaisir de te rencontrer. J’espère que nous deviendrons bonnes amies.
Ses lèvres s’ondulèrent encore un peu plus dans son sourire glaçant. Elle attendait certainement que Mayri lui réponde, mais il était clair que l’amitié dont elle parlait était intéressée. Elle se mordit la joue. Ses parents avaient-ils été si populaires ?
– Une conseillère de ton rang ne devrait pas trainer avec des bâtards, cracha Anastase.
Il accompagna sa remarque d’un hochement de tête dédaigneux en direction d’Adam. La jeune fée fronça les sourcils en sentant une étrange sensation monter en elle.
– Des bâtards ?
– Ceux qui échappent au système et grandissent chez les humains.
Du coin de l’œil, elle vit Adam baisser la tête. Alors pour lui, les êtres magiques ayant grandi chez les humains étaient des bâtards… Cette sensation étrange lui percuta la poitrine. Elle ferma le poing pour se retenir de… de quoi au juste ? Si cette fée utilisait sa magie, elle ne pourrait rien faire. Elle n’avait aucun moyen de se défendre… Excepté cette influence qu’elle possédait sans savoir pourquoi.
Alors elle soutint tour à tour le regard de Théodora et d’Anastase. Le réfectoire s’était tu, plongé dans une attente cérémonieuse. Elle se leva. Théodora recula. Ses yeux ne quittèrent pas ceux d’Anastase, mais sa vision périphérique lui permettait de voir les lueurs de magie blanche qui s’échappaient de sa main.
– Je ne désire pas être amie avec ceux qui se permettent d’insulter les leurs à cause de leurs origines.
Le coin gauche des lèvres d’Anastase fut parcouru d’un tic nerveux. Il la toisa quelques secondes avant de relever le menton et de s’éloigner avec le peu de dignité qui lui restait encore. Sa sœur le suivit. 
– Ne fais pas attention à eux. Leur famille fait partie de l’Avilissement depuis des centaines d’années.
Carla jeta un regard mauvais en direction des concernés.
– L’Avilissement ?
La louve fronça les sourcils face à sa question, et Mayri la regretta aussitôt car elle se rendit compte qu’elle passait pour une vulgaire ignorante.
– Le parti politique. Ceux du gouvernement de la Tryade qui juge que les êtres non magiques devraient être réduit en esclavage, ou pire.
– Je vois…
Elle piqua sa fourchette dans un bout de brocolis.
– Heureusement que les gouvernements humains ont passé des accords strictes avec la Tryade, sinon la majorité d’entre eux serait déjà en camp de travail.
Mayri avala de travers.
Pendant qu’elle toussait pour évacuer le légume coincé dans sa trachée, ces mots tournaient en boucle dans son esprit. Des camps de travail ? Elle ne savait pas que la Tryade était une dictature ! La présence de conservateur ne la choquait pas, mais cela, des camps de travail, dépassait tout ce qu’elle croyait savoir.
– Ça va ?
Elle hocha la tête en reprenant son souffle. Il devait bien y avoir une explication. Non. Il n’y en avait aucune. Rien ne pouvait justifier l’existence de tels endroits. Elle croisa les bras sur sa poitrine, le regard dans le vide. Sa mère avait-elle soutenu ces camps ? Avait-elle été partisane de l’Avilissement ? Mayri ne l’appréciait pas beaucoup, mais elle ne pouvait pas l'imaginer ainsi.
– Oui, mais je suis fatiguée. Je vais y aller. 
Elle sourit poliment et pris son plateau. Elle fit trois pas avant qu’une sensation d’engourdissement se répande dans son corps. Elle se sentit glisser. L’image se dessina au ralenti dans son esprit. Ses pieds s’emmêlaient, son plateau volait dans les airs, son genou pliait sous son poids et puis...
Plus rien.
Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait. Simplement que l’on s’amusait avec son corps et qu’elle était incapable de réagir. Son cerveau pouvait peut-être la protéger contre les penseurs, mais le reste de son corps était complètement vulnérable à la magie. Le temps reprit enfin sa torsion normale, ce qui lui permit d’entendre dans son dos :
– Anastase ! Tu n’as pas le droit de te servir de ta magie pour t’attaquer aux autres ! et encore moins à Mayri !
C’était la voix de Calliope.
Mayri était toujours dans une sorte de pesanteur figée, prête à tomber au sol, son plateau flottant dans les airs. Des pas résonnèrent dans son dos. Aramis s’approcha d’elle et la contourna pour lui faire face. Il s’était changé et portait un pull gris et bleu. Ses cheveux étaient propres et il n’y avait plus de feuilles dedans.
– … Et ce n’est certainement pas le moment de nous retourner les uns contre les autres. Nous devrions plutôt nous unir ! continua la sorcière.
Aramis saisit son plateau et remit dessus le verre, l’assiette, les couverts et la serviette qui flottaient dans les airs. Ses doigts scintillaient d’une lumière bleutée sous sa magie. Mayri entendait la voix de Calliope dans son dos, mais elle n’écoutait plus ce qu’elle disait, subjuguée par l’aisance d’Aramis. 
Les penseurs pouvaient interagir avec les éléments du monde et Aramis le faisait avec une grâce innée. Sans parler de cette puissante qui pulsait dans ses veines comme un cri d’agonie. Les autres pouvaient-ils sentir cette puissance qui l’attirait à Aramis ?
Après avoir déposé son plateau, Aramis tendit sa main vers elle et enroula ses doigts autours de son bras. Mayri était toujours immobilisée et vulnérable, mais le contact de sa peau sur la sienne lui donnait une sensation d’invincibilité. Elle ne s’était jamais sentie aussi libre que là, figée dans les bras d’un inconnu.
– C’est bon Cal’, défige-la, je la tiens. 
Son regard croisa le sien et il lui sourit. Un sourire mesquin et sincère.
– Fais attention jolie fée, bouge le moins possible. Je crois que tu as eu assez de chutes pour la journée.
Elle sentit comme un coup dans sa poitrine qui lui coupa le souffle et ferma les yeux le temps que la tornade autour d’elle se calme. Lorsqu’elle les rouvrit, elle était debout, libérée de toute entrave invisible. Aramis lui tenait toujours le bras en souriant.
– Merci, chuchota-elle en enlevant son bras un peu trop violemment.
Il fronça les sourcils face à son geste, et Mayri aurait tout donné pour savoir ce qu’il se passait dans sa tête. Elle détestait qu’on me prenne pour une demoiselle en détresse. Et elle détestait laisser l’alchimie de l’attachement se créer entre elle et tout autre personne susceptible de terminer dans ses draps.
– C’est Calliope qu’il faut remercier. Cela dit, elle n’aurait jamais eu le temps de faire l’enchantement si tu n’avais pas ralenti le temps, même avec ma prédiction.
Mayri flancha à ses mots.
– Tu as dit « ralenti » ?
Elle était incapable de faire une telle chose – ou du moins, elle s’en pensait incapable.
– Oui, tu as fait une bulle autour de toi, tu tombais au ralenti.
– Tu es sûr que ce n’est pas toi qui l’as fait ?
Aramis rit aux éclats. Ce son fit pétiller la magie dans le sang de Mayri.
– Si je savais contrôler le temps, jolie fée, je ne serais pas là actuellement. Je comprends pourquoi Azriel a insisté pour que tu viennes ici, tu dois être très douée.
Elle n’était pas douée du tout, non.
Mayri se mordit l’intérieur de la joue avant de décider d’abandonner le navire. Elle était épuisée, perdue et cernée par des regards inconnus. Elle reprit son souffle, et son plateau qu’elle déposa avant de sortir de cet enfer sans s’adresser à personne.

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