Chapitre 14 - Aramis

Aramis était en colère. Il était en colère contre son père qui lui avait menti, contre le conseil qui dissimulait une information aussi importante depuis des années, et contre le système qui faisait de Mayri une insulte même à ce gouvernement.
Ses talons frappaient la terre humide de la forêt sans aucun scrupule. Il écartait les branches avec violence, ignorant les perles de rosée qui tombaient sur sa chemise. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, mais cela l’importait peu. Si sa vision nocturne n’était pas aussi bonne que celle des loups et des vampires, il pouvait tout de même se repérer à travers les arbres.
Pourquoi l’avoir envoyée chez les humains ? Une fée aussi puissante représentait un vrai danger si elle n’était pas convenablement entraînée ! Elle ne savait rien, elle n’avait conscience de rien ! Elle se retrouvait comme une ingénue dans un monde de brutes !
Le sentier jusqu’au Temple était bien trop long face à son humeur redoutable. Il coupa à travers les sous-bois pour emprunter un raccourci. Des aiguilles de pin se faufilèrent sous sa chemise et dans ses cheveux, mais il les ignora. Le vent soufflait toujours, et dans l’obscurité, la forêt semblait prendre vie sous les rafales.  
L’avait-on puni pour la fuite de son père ? Non, cela ne pouvait être qu' une décision de sa mère ! Mais Arianne Clyme était une femme réfléchie. Si elle avait envoyé sa fille chez les humains, il devait y avoir une raison. Que cherchait-elle à cacher ?
Ses talons frappèrent le sol avec trop de violence. Il ne s’arrêta pas pour observer le Temple lorsqu’il sortit d’entre les arbres. Une nouvelle rafale secoua ses boucles et glaça ses joues. Il gravit deux par deux les marches en pierre, haletant, et poussa sans attendre les deux grandes portes de l’église alors que le parvis pesait de tout son poids au-dessus de sa tête.
– Tu le savais ! cria-t-il en entrant.
Son père préparait son cours du lendemain. Quand il ne donnait pas de cours d’histoire, il enseignait la magie aux penseurs de dernière année. Il préférait le Temple à toute autre salle de classe, car il décuplait la magie.
Aricrius soupira en déposant le dernier récipient d’eau qui serait le sujet de son prochain cours. Les élèves devraient décomposer l’eau du contenant molécule par molécule, puis atome par atome, puis quark par quark. Cet exercice, Aramis le maîtrisait depuis ses dix ans grâce à l’acharnement et à l’exigence de son père.
– Oui, répondit calmement ce dernier.
Aramis se posta devant son père en croisant les bras.
– Tu m’as menti.
– Ne fais pas l’enfant Aramis. J’ai obéi aux ordres, cela n’a rien de personnel.
Aramis abattit son poing sur l’un des bancs du Temple. Le grand prêtre glissa son regard sur sa main avec une lenteur extrême, calculée, puis redressa le menton, et jaugea l’esprit de son fils. Ses pensées et sa magie formaient des nœuds d’émotions qu’Aricrius n’avait plus vues chez son fils depuis des années.
– Qu’est-ce qui te met dans cet état ?
Aramis redressa la tête à la recherche d’une réponse pouvant camoufler son trouble. Sa main s’était mise à trembler. Il ne se contrôlait plus. Il ne contrôlait plus ce qu’il ressentait, et son père était le seul à pouvoir l’aider. Il avait passé l’âge des cauchemars et des histoires, mais une part de lui rêvait de pouvoir pleurer dans les bras de son père. 
– Calme-toi, Aramis.
Le jeune penseur ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Aricrius adoucit son regard en inspectant un peu plus profondément l’esprit de son fils. Si ses pensées étaient désordonnées et emmêlées, les fibres de sa magie, elles, restaient droites, confiantes, et fortes. Elles brillaient plus qu’elles n’avaient jamais brillé, et s’accrochaient à l’univers pour l’explorer.
Sa magie avait trouvé sa moitié.
Et elle ne demandait qu’à la rejoindre.
Aricrius sera l’épaule d’Aramis en s’efforçant de ne pas sourire niaisement. Ce qu’il voyait dans son esprit, il l’avait déjà rencontré, et il s’agissait de l’annonce d’un grand bonheur, si la magie lui en laissait la chance.  
– C'est Mayri qui te trouble ainsi.
Aramis se défit de l’emprise paternelle du grand-père pour faire les cent pas dans la nef.
– Ce n’est pas Mayri, mais le fait qu’elle ait grandi chez les humains ! s’emporta-t-il.
Elle ne pouvait pas être une bâtarde. Pas elle. Il n’était pas le plus fermé d’esprit, mais… cette idée le mettait hors de lui. Il n’avait jamais considéré les humains comme faibles et inférieurs contrairement à d’autres, mais il estimait tout de même que les êtres magiques ne devaient pas les fréquenter. Leur mode de vie était si différent, ainsi que leurs coutumes et leurs croyances. Certains bâtards du système ne s’intégraient jamais complètement dans la Tryade, faute d’avoir connu la démocratie. Mais il était du devoir de Mayri de le faire.
– C'était la décision d’Arianne, et la Tryade ne s’y est pas opposée. Je n’y suis pour rien, alors reprends-toi.
Ces histoires d’amour naissant ne devaient en aucun cas lui faire perdre de vue ses objectifs et ses devoirs. Le grand-prêtre croisa les bras. Le regard du jeune apprenti se posa sur son père, puis sur le cristal de roche encore imprégné de magie dans son dos.  Il se laissa tomber sur le banc à sa droite, les mains sur les genoux, la tête baissée, et il pria.
Il invoqua la magie, lui demanda de le guider, de l’aider à comprendre. Aricrius s’assit sur le banc voisin et se joignit aux prières silencieuses de son fils. Il avait besoin de courage pour affronter tous les changements qui arrivaient, et les sentiments qui l’accablaient.
Mayri était la fée la plus influente de la Tryade alors qu’elle était une bâtarde du système.
Et sa magie l’avait choisie.
Aramis serra les mâchoires en formulant cette phrase dans son esprit. Elle ne devait même pas savoir ce que cela signifiait. Il était lié à elle, et elle à lui. Leur destin, leur magie, ne faisait qu’une. Il le ressentait, il le savait. Cela n’avait rien à voir avec les mythes et les innombrables récits qu’ils avaient lus à ce sujet. C'était beaucoup plus fort.
Beaucoup plus terrifiant.
Savoir que sa vie entière, que son bonheur, reposait aujourd’hui sur elle, qu’il ne serait jamais pleinement lui-même sans elle, et qu’il n’avait aucun moyen de le contrôler, ni aucun moyen de savoir si ce lien était réciproque.
Un courant glacé traversa sa colonne. Il était possible que ce lien ne se soit créé qu’à sens unique, que seule sa magie soit liée à celle de Mayri, et non l’inverse, que tout son futur repose sur une relation platonique. Il ne savait que trop ce que cela signifiait, et il ne voulait même pas l’imaginer.
Alors il continua à prier dans le silence du Temple éclairé par la lueur des étoiles.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top