Chapitre 50 - Le Maître des Mondes
NDA : Oui, j'ai enfin, enfin, réussi à venir à bout de cet ultime chapitre précédant l'épilogue qui clôturera enfin ce premier tome. Je crois que c'est la première fois que j'en écris un si long 😅 ! Vous l'aurez peut-être remarqué, mais j'ai modifié le titre de l'histoire. Elle se nomme toujours Pupille, mais ce n'est que le nom du tome premier. La saga s'appellera dorénavant « Le syndrome des cœurs de pierre ».
Breeeeef : encore mille excuses du retard qu'a pris ce chapitre, en espérant tout de même qu'il vous plaira et que vous parviendrez au bout de cette histoire.
Merci et enjoy ! 💚
— Bon, eh bien, je vais donc considérer que ton choix est fait, dit Ovicham d'une voix dénuée d'expression, avec un regard empli de dédain pour le corps étendu à ses pieds.
Le Magicien jeta les clefs dans la flaque pourpre qui s'étendait sur le parquet verni. Essuyant ses larmes et inspirant profondément pour parvenir à calmer ses sanglots, Céleste tourna son regard vers son bourreau. Respirer lui faisait mal, et le choc lui brisait la gorge.
— Pourquoi... Pourquoi me laisseriez-vous repartir avec mes amis ? Ne me faites pas croire que c'était votre objectif...
Un sourire sinistre éclôt sur le visage de l'Intendant, et une lueur folle s'alluma dans son regard.
— Oh ! Mais j'ai dit que je te laisserais libérer tes amis, Cælestis, pas que je vous laisserais repartir...
Il tourna son visage vers le plafond, leva bien haut son sceptre au-dessus de sa tête, et s'évapora dans un léger souffle de vent qui agita les murs de la pièce. Tremblante, Céleste attrapa le trousseau taché de sang et tenta de se mettre debout. Mais ses jambes ne la soutenaient plus, et elle s'effondra aussitôt. Réprimant la nausée qui la comprimait, elle détourna son regard du corps privé de vie de sa sœur et réitéra son essai. Titubant, elle dépassa son père figé sous sa carapace de verre, et poussa le battant pour se retrouver dans la pièce précédente. Se laissant tomber devant la trappe camouflée sous la pierre, elle dut s'y reprendre à trois fois avant de parvenir à enfoncer la clef dans la serrure, nonobstant ses mains aux tremblements instables. Une fois ouvert, une échelle de déroula sous le panneau. Des murmures étouffés lui parvinrent des profondeurs, suivis de pas légers foulant le sol, avant qu'un grincement n'agite l'échelle qui ploya légèrement sous le poids humain. Enfin, le visage de Justine apparut au-dehors de l'excavation, et ses camarades s'extraient les uns après les autres du piège qui s'était refermé au-dessus de leurs têtes.
Lætitia serra Céleste dans ses bras, mais celle-ci eût bien du mal à lui rendre son étreinte. Elle s'écarta vivement de son amie et cacha son visage entre ses mains.
— Céleste ? Que s'est-il passé ?
La jeune fille ne répondit rien et se mit en marche, silencieuse. Fermant les yeux, pressant fermement ses paupières l'une contre l'autre, elle poussa la porte qui la séparait de ses démons. Il suffit juste de traverser la pièce... Juste de la traverser... Ne pas pleurer... Ne pas... Ne pas...
La lumière les aveugla tous, se répercutant sur la surface de verre du corps médusé à jamais de son père. Elle s'efforça d'ignorer les exclamations d'horreur d'Agathe et Justine, et se dégagea fermement de la paume de Roméo qui venait de se poser sur son épaule. Ils n'avaient rien vu encore... Ils ne savaient rien... Rien...
— Oh mon dieu ! Céleste...
Ils ont vu... Ils l'ont vu... Non non... Ignore-les... Mais ses pensées étaient bien inutile : il lui suffisait de deviner les larmes de Lætitia, les hurlements de Justine et Agathe, le hoquet d'horreur de Thomas, les corps pétrifiés de Roméo et Amælie... Non... Non... Tu es insensible, indémontable... Pourtant, tout son être était suffoqué, paralysé, engourdi.
Elle rouvrit ses paupières, massa quelques instants ses tempes douloureuses et afficha une mine décidée avant de se tourner vers ses amis.
— Allons-y. Nous devons sortir d'ici. Et si on trouve Ovicham sur le chemin...
Il lui fut inutile de finir sa phrase, tous avaient bien compris le message. Si l'Intendant venait à se mettre en travers de leur chemin, son compte serait rapidement réglé.
***
Céleste avait les membres plus lourds que du plomb. Chaque pas lui demandait un effort surhumain. La douleur qui pulsait entre ses côtés semblait s'atténuer peu à peu, pour se muer en un anesthésiant qui endormait son corps, qui paralysait son esprit, qui avait sur elle l'effet d'un alcool puissant, d'une drogue, presque. Qui l'immergeait lentement sous l'écume blanchâtre de l'oublie, derrière les limbes épaisses dont les ombres se paraient. Les sanglots qui enflaient dans sa gorge disparurent les uns après les autres, pour laisser derrière eux un vide épais, terrible, cuisant. Céleste ne ressentait plus rien, aucune émotion ne traversait les parois de pierre dont son cœur s'était muni. Elle se contentait d'avancer, de puiser en elle cette force qui lui permettait de poser ses pieds l'un devant l'autre, de rester debout malgré tout ce qu'elle avait enduré.
Ses compagnons gardaient le silence, respectaient son deuil et sa souffrance ; et de toute manière, en cet instant, leur réconfort n'aurait été d'aucun secours. La jeune fille avait besoin de rester seule face à ses sombres pensées. Elle était la seule à pouvoir combattre ses démons, à braver l'obscurité et la noirceur qui semblaient désirer s'emparer de son corps.
Alors qu'ils tournaient à l'angle d'un couloir alambiqué, son regard fut soudainement attiré par une lueur rougeâtre à sa gauche. Céleste tourna son visage et détailla avec curiosité la grappe de baies rouges qui se découpait, irréaliste, dans une corne d'abondance fixée à la pierre au-dessus d'une fontaine d'eau claire. Elle se rendit alors compte qu'elle mourrait de faim... De quand datait son dernier repas ? Tout sembla disparaître autour d'elle alors qu'elle tendait la main vers le fruit – au sens propre comme au figuré – de son hypnose.
— Attends !
Lætitia la retint par la manche de son fidèle duffle-coat violet pastel, et au contact de ses doigts, l'adolescente fut brusquement tirée de sa transe.
— Ne touche pas à ça. Ce sont des baies d'ambroisie, de puissantes drogues et stimulateurs d'organisme. Si tu avales ça, tu ne pourras plus jamais quitter la Nuit. Ton corps y demeurera prisonnier pour l'éternité.
Céleste acquiesça en silence et se remit en route, ne s'arrêtant pas d'avantage sur l'incident. Elle n'avait de toute façon aucune envie d'adresser la parole à ses amis, quand bien même ils n'étaient guère les responsables de son malheur. Quelque part, elle savait qu'elle était responsable de ce massacre, et elle n'avait ni la force ni l'envie d'affronter leurs regards.
Une porte fit son apparition devant la procession, et de derrière le panneau leur parvinrent des voix étouffées. Parmi elles, celle d'Ovicham était reconnaissable entre toutes. Il les attendait.
— Céleste..., tenta prudemment Roméo.
— On y va, répondit la jeune fille d'un ton atone.
Elle n'avait plus peur, elle n'avait plus mal, elle n'avait plus rien. Pas même une once de résignation ne venait percer sa carapace d'insensibilité. Ce fut donc privée de ses émotions et sans hésitation aucune qu'elle poussa le battant. Ce geste aurait dû lui paraître désormais habituel, après l'avoir tant fait, tant répété. Et pourtant, ce fut comme si elle l'effectuait pour la première fois. Avant, elle avait été poussée par l'adrénaline et l'espoir, cet espoir vermeil qui lui avait toujours permis de relever la tête, de cesser de regarder ses pieds, et d'enfin se relever. Mais en cet instant, aucun de ces deux élans puissants n'étaient là pour la soutenir. Elle était seule, à nouveau seule, seule pour toujours face à l'obscurité naissante qui s'emparait à jamais de sa source de lumière.
— Enfin, j'ai presque failli attendre ! s'exclama son bourreau à leur entrée.
Et Céleste ne ressentit rien de plus. Elle ne fut ni choquée, ni étonnée, ni triste, ni dégoûtée, ni apeurée. La présence de Lisæ Wonderline aux côtés de son plus grand ennemi ne lui fit ni chaud ni froid. Pas plus que la vue d'Hugot au-dessus de leurs têtes. Des liens le maintenaient attaché à une poutre métallique à la verticale, et ses pieds reposaient sur une fine plateforme qui entourait le cylindre. Une chaîne retenait l'ensemble grâce à un mécanisme de poulies fixées au plafond, et elle redescendait ensuite le long du mur pour venir s'enrouler autour d'un winch de bronze.
Céleste hocha la tête, puis l'inclina légèrement sur le côté.
— Telle mère telle fille, je suppose, dit-elle à Lisæ tandis que la mention de Filæ claquait dans l'air comme un fouet. Mmmh... Je ne suis même pas surprise... Dois-je comprendre que tu n'es plus pétrifiée depuis un certain temps ?
Lise opina faiblement du chef, le menton tremblant, presque honteuse.
— En effet, intervint Ovicham, sans doute pour ajouter son grain de sel à la conversation, je l'ai libérée de son sort le lendemain même après qu'on le lui eut jeté. Mais ta mère a préféré ne pas venir t'en informer, car cela aurait fortement contrarié nos projets.
Ce qui explique la réaction d'Ovicham à l'Infirmerie Centrale... Il voulait m'empêcher de monter jusqu'à sa chambre car elle n'y résidait déjà plus, songea-t-elle.
— Vous pensez peut-être m'affecter avec vos paroles, m'affaiblir ou que sais-je ! Mais vous faites erreur, Monsieur l'Intendant. Laissez-nous partir d'ici ou vous en subirez les conséquences.
Maître Ovicham éclata d'un rire froid, grinçant, dépourvu de joie, une lueur haineuse brillant au plus profond de sa rétine. Céleste pinça les lèvres sans se laisser démonter pour autant. Elle garda la tête haute, déterminée à lui montrer qu'il en fallait plus pour la déstabiliser.
— Les conséquences ? Sincèrement, Cælestis, tu penses vraiment m'effrayer avec ces menaces vides de sens ? Crois-tu réellement que vous faites le poids face à moi ? Aurais-tu oublié l'objet que j'ai en ma possession ?
D'un mouvement du poignet, il lui présenta le sceptre que sa poigne acérée retenait. Et, sans crier gare, il abattit l'Oiseau sur le sol qui se fendit sur toute la longueur de la salle. Les murs tremblèrent quelques secondes avant de recouvrer leur immobilité. Au même moment, la porte s'ouvrit avec fracas sur Émile Wonderline, talonné par une vingtaine de femmes et d'hommes aux visages noirs de crasse et aux cheveux poivres parsemés de poussière. Leurs yeux arboraient tous la même expression féroce, la même soif avide de vengeance contre ceux qui avaient détruit leurs vies.
Désormais, l'Intendant des Archives du Monde semblait réellement jubiler. Son rictus s'était considérablement accentué, et il paraissait émerveillé par l'arrivée subite de l'armée montée par Émile. Mais son expression disparut bien vite pour laisser place à un visage neutre, inexpressif, insensible, et il n'en demeurait que plus effrayant.
— Tu es encore bien jeune, Cælestis, mais un jour où l'autre, tu devras apprendre que tout a un prix.
Et, comme pour ponctuer ses mots ou bien donner un sens à sa phrase, le Magicien abattit une nouvelle fois l'Oiseau sur le sol, et la salle toute entière s'ébranla. Avec indifférence, quoiqu'un zeste d'horreur, Céleste vit la chaîne descendant le long du mur se rompre, et le mécanisme de poulies se mettre alors en marche, alors que le lien défilait entre leurs roues à une vitesse effrayante. Et ce qui devait arriver arriva ; la poutre, privée de ses attaches, fut précipitée dans le vide, emportant avec elle le garçon qu'elle retenait prisonnier.
Réagissant au quart de tour, la magicienne leva bien haut les bras au-dessus de sa tête, paumes tournées vers le plafond, et s'immergea dans le seul lieu dont elle demeurerait à jamais maître, dans le seul lieu où la paix serait à jamais présente. Et le temps sembla s'arrêter. Ou du moins, ralentir. Puisant au plus profond des limbes de l'irréel, Céleste sentit une force invisible tirailler ses muscles, comme un prolongement de ses bras qui vint agripper la plateforme sur laquelle Hugot était ligoté. Une goutte de sueur perlant à son front, elle retint son souffle alors qu'elle descendait peu à peu ses mains pour déposer délicatement la poutre sur le sol. Et alors que la goutte glissait lentement le long de son arrête nasale, elle relâcha tous ses muscles, haletante, et émergea à la surface du réel.
La jeune fille s'écroula au sol, trop éreintée pour constater l'absence de source lumineuse, normalement indispensable à son plongeon dans les abîmes de son esprit. L'instant de stupeur passé, le calme disparut subitement pour laisser place au chaos. Qui, de toute leur armée, avait lancé ce cri de guerre en premier ? Ils n'en surent jamais rien. Mais en cet instant, tout ce qui traversa l'esprit de Céleste fut le constat qu'ils avaient commis une erreur, une terrible erreur, irréparable. Irréversible. Le long des murs, les portes s'ouvrirent à la volée et une vague mouvante de Draculüm se lança dans la mêlée, Ovicham devenant bien vite une cible secondaire. Sautant sur ses pieds, l'adolescente sentit toutes ses réserves céder.
— Non ! Non ! s'écria-t-elle. Stop ! Arrêtez ! ARRÊTEZ !
Mais ses efforts demeurèrent vains. Dans le capharnaüm ambiant, personne n'était apte à l'entendre. La clameur était pire que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.
Éperdue, elle cherchait des yeux un visage connu, et son regard tomba alors sur Thomas, qui hoquetait sur le sol. Un Draculüm était penché sur le garçon, un poing au-dessus des lèvres de l'adolescent. Avec horreur et impuissance, Céleste vit alors une minuscule baie rouge glisser d'entre les doigts du monstre. Non non non...
Plus désespérée qu'elle ne l'aurait cru possible, la jeune fille flancha. Elle retomba à genoux sur les pierres froides et brutes, pressa ses paupières l'une contre l'autre, et se mit à hurler sans but précis :
— STOP ! STOP ! ARRÊTEZ ! Ne vous abaissez pas à leur niveau, ça ne sert à rien ! ARRÊTEZ DONC DE VOUS BATTRE, PAR PITIÉ !
Et le chaos cessa aussi soudainement qu'il était paru. Croyant au miracle, Céleste entrouvrit prudemment les paupières, et constata avec un effarement mêlé à du soulagement que les combattants s'étaient figés dans leur action. Un Draculüm s'était jeté sur Justine, mais n'effectuait plus le moindre mouvement. Celle-ci avait les yeux écarquillés d'effroi et de terreur, et elle ne parvenait à détacher ses prunelles remplies de larmes du monstre qui la maintenait à terre. Émile s'était pétrifié alors qu'il était aux prises avec une autre créature, et les deux opposants avaient le visage tourné en direction de la cause de leur arrêt.
Tous retenaient leur souffle, fixant les trois figures imposantes, plus effrayantes encore que dans leurs pires cauchemars, reflets de leur propre terreur, mirages d'une paix terrifiante et factice, jumelles de leurs aversions, plus ferventes admiratrices de l'illusion et du boniment : les Trois Stellæ, les trois plus puissantes Magiciennes que la Nuit eût jamais connues. Et les pires en matière de manipulation et de bizutage.
Sans qu'elles aient besoin de prononcer un mot, les trois sorcières inspiraient à tous crainte et respect. Nul n'aurait pu respirer sans peine en croisant leur regard, nul n'aurait su les regarder dans les yeux sans se détourner. Leur présence même semblait plonger la pièce dans des limbes cauchemardesques, médusant tous ses occupants. Et Céleste se sentit soudainement frigorifiée. Ses dents claquaient les unes contre les autres sans pouvoir s'arrêter, des frissons agitaient son corps de soubresauts, et son souffle projetait des volutes dans l'air gelé.
La plus jeune était d'une beauté à couper le souffle. Son visage était de porcelaine, ses yeux de diamants, ses cheveux noirs harmonieusement tressés derrière ses frêles épaules. Une beauté cruelle, pour une créature qui semblait aussi éperdue. Car derrière la lueur sauvage de ses prunelles qui était si semblable à celle de ses sœurs, se cachait une étoile de tristesse, une perle de larme, l'éclat de nostalgie d'une vie inachevée, le fragment d'un bonheur trop rapidement envolé. Des trois, elle demeurait la moins effrayante.
La moyenne possédait un visage dur, fermé, aux traits ciselés dans de la pierre, et aux yeux plus sombres qu'un puits sans fond. Sur ses lèvres rouges rubis perlait un rictus cruel et méchant, heureux, se délectant de la souffrance d'autrui.
Mais la plus imposante des trois étaient sans nul doute Telinæ. Sans parvenir à dépêtrer l'origine de sa certitude, la jeune Pupille n'avait aucun doute quant à l'identité de celle-ci. Elle possédait un visage fin, sur lequel perçait deux yeux d'un bleu glacier, dans lequel brillait deux paradoxes, deux flammes embrasée. Elle n'était pas belle, non, mais quiconque perdait son regard dans le sien y demeurait prisonnier pour une longue et perpétuelle éternité. L'aura de puissance qu'elle dégageait clouait sur place tout son entourage.
La femme tourna son regard d'acier vers l'adolescente et Céleste se sentit soudain haleter. Elle suffoquait, s'étranglait, comme si une poigne invisible enserrait sa gorge dans un étau. Le froid vint engourdir son esprit et ses membres, et son visage devint lentement violacé. Elle tâtait sa nuque et son cou de ses mains, mais ne sentait nullement la présence du coupable de son martyre. La jeune fille devait donc se contentait d'agripper sa gorge de ses paumes, priant pour que l'on libère vivement sa trachée.
« — Bonjour Cælestis. Ravie de te revoir.
Les lèvres de Telinæ n'avaient pas remuée, son visage n'avait guère abandonné sa mine indifférente, neutre, et pourtant, Céleste pouvait parfaitement entendre sa voix résonner dans la salle, malgré ses oreilles bourdonnant sous le coup de la douleur.
— Oui, ravie, vois-tu. Car j'attendais avec impatience cette rencontre où tu découvrirais mon véritable visage. »
La jeune fille aurait voulu parler, lui dire qu'elle ne comprenait guère, mais l'air lui manquait trop pour lui permettre d'articuler le moindre mot. Elle se sentit échouer doucement au fond d'abîmes profondes et songea alors qu'elle allait mourir. Aussi étrange fut cette pensée, elle n'avait pas peur. Pourtant, la mort l'avait toujours terrorisée. Que ressentait-on alors ? Rien, sans doute. Cela ressemblerait sûrement au lourd sommeil qui l'emportait, à la différence près qu'elle ne se laisserait point choir dans les bras de Morphée, mais dans ceux d'Hadès. Alors que la mort lui avait paru la plus injuste fin auparavant, elle lui semblait désormais bien préférable à la douleur que la vie lui inculquait. Céleste se sentait presque... Soulagée. Soulagée que son calvaire prenne enfin fin, soulagée que ce monde obscur la rejette enfin, soulagée que la perte et le chagrin la désertent enfin, soulagée de retrouver enfin Filæ. Après tout ce temps, elles auraient sûrement de nombreuses choses à se dire...
Oh oui, sûrement ! Sa sœur était là devant elle, attablée devant une tasse de thé, lui souriant derrière sa boisson fumante. La jeune fille s'attablait en face d'elle, et cette dernière lui lançait :
— Hey ! Salut Céleste ! Tu me passes l'éléphant rose, s'il-te plaît ?
— Comment ça ? répondait-elle, perplexe.
— Mais tu sais bien ! Sur le concombre, juste derrière toi !
— Mais pour quoi faire ? insistait Céleste.
— Mais enfin ! Tu sais très bien que je suis allergique aux piqûres de scarabées ! Il n'y a que la confiture d'abricot qui puisse arrêter les démangeaisons !
Et Filæ se mettait à hurler :
— JOYEUX NON-ANNIVERSAIIIIIIRE !
Et alors, n'y tenant plus, Céleste se mettait à rire, et à rire ! Le monde dansait sous ses yeux alors qu'elle se tordait de rire sur le sol. Sa sœur, pour sa part, s'était jetée sur la table et y enchaînait des pas de samba et de flamenco tout en hurlant – plus que chantant – des comptines pour enfants, renversant tasses et théières qui s'enfuyaient à petits pas pressés sur l'herbe grasse et verdoyante où éclosaient une myriade de petites fleurs.
Mais enfin, qu'a t'on mis dans ma grenadine ? Ou bien était-ce de la tisane ? Elle n'en savait plus rien, mais ça lui était bien égal, car elle était heureuse, si joyeuse, plus heureuse encore qu'elle ne l'avait été depuis bien longtemps. J'ai toujours adoré les lapins ailés ! Et cette pensée ne faisait qu'accroître son euphorie ; elle se tenait le ventre à deux mains tant il était douloureux, et sa gorge semblait abriter un feu ardent qui dévorait sa jugulaire.
Et soudain, alors qu'elle entamait un nouveau couplet de « Au clair de la Lune », Filæ cessait sa mascarade, son jeu théâtrale, et, la mine sérieuse, les sourcils froncés, se laissait retomber sur sa chaise. Puis elle se mettait à rire à son tour, à rire à ne plus pouvoir s'en arrêter. Désignant sa sœur du doigt, elle parvenait à articuler entre deux hoquets :
— Tu délires !
Ces mots assenèrent une grande gifle à Céleste qui cessa aussitôt de rire à gorge déployée. Elle semblait émerger d'un cauchemar étrange.
— Quoi ?
— Tu délires ! hurla Filæ en rejetant sa tête en arrière sans cesser de se bidonner. Tu délires, c'est l'hypoxie !
Et l'univers tout entier s'effondra en un craquement assourdissant. Tout le paysage, la verdure, la table, les chaises, furent aspirés dans des abysses sans fond, plongeant dans l'obscurité, et Filæ échoua à son tour dans le creux béant qui obstruait les méandres de son rêve, son rire résonnant encore dans l'esprit de la jeune fille l'ayant abrité.
Céleste avala une grande goulée d'air, hoquetant, suffoquant, et s'affaissa comme un pantin privé de ses liens. Étendue sur le sol, de retour dans le présent, le monde réel, enfin hors de son rêve, elle contemplait avec effarement son bourreau, sentant que son visage était humide de ce qui semblait être, réalisa-t-elle, des larmes.
« — C'est l'hypoxie, répéta Telinæ, c'est le manque d'oxygène qui te procure des hallucinations. Mais parlons sérieusement, Cælestis...
Bah voyons ! C'est pas comme si elle venait de commettre une tentative de meurtre, la vieille mégère ! songea l'adolescente en reprenant lentement pied dans le monde des vivants.
— Vois-tu... Cela fait un moment que je te surveilles, et... »
Elle se tût quelques secondes et un sourire en coin vint illuminé d'une lueur dangereuse son visage inexpressif. Elle passa sa paume droit devant son visage, et, lorsque celui-ci réapparut, Céleste fit face à nulle autre que sa chère surveillante mystère, Mme Séliary.
— Alors c'était vous ? articula faiblement la jeune fille.
« — C'était moi. »
— Vous avez essayé de me monter contre mon père !
La femme eut un sourire indulgent.
« — Voyons, Céleste, ne me fais pas croire que tu l'apprécies... »
— Cela ne change rien au fait que vous vous êtes servies de moi ! Vous vouliez faire en sorte que j'arrête Émile pour assouvir vos désirs personnels !
« — En effet. C'était une sorte de... Test. Pour évaluer ta loyauté envers ta patrie. Auquel tu as lamentablement échoué. Mais ce n'est pas grave, Cælestis, ne t'inquiète pas ! Nous faisons tous des erreurs, et nous désirons t'offrir la possibilité de les réparer, de racheter tes fautes. Notre suivi aura au moins eu le bénéfice d'en apprendre d'avantage à ton sujet, et ce que je sais désormais, c'est que tu es faible. »
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? protesta l'adolescente en sentant enfler en son cœur une fureur sourde.
« — Tu es faible Cælestis. Rejoins-nous, rejoins Seyna, rejoins l'Académie des jeunes magiciens ! Nous pouvons te former, t'apprendre à te maîtriser. »
— Vous avez essayé de me tuer...
Les deux plus âgées créatures cauchemardesques éclatèrent de rire à ces mots. Telinæ sourit doucement à la jeune fille, mais dans ses yeux luisait une lueur sauvage, furieuse, et ses iris noirâtres semblaient aussi déchaînées qu'un océan sous l'orage.
« — Pas de te tuer, non, reprit délicatement la jeune femme. Simplement de te donner une leçon. Tu t'es opposée à notre volonté, Céleste.
Son rictus disparut, la Magicienne optant pour une mine contrite, avant de reparaître subitement.
— Mais n'aies point d'inquiétude, c'est fini, maintenant, ton erreur est pardonnée. Parfois, la souffrance est plus acceptable que les excuses.
Elle avait dit ça d'un ton doux, calme, posé, presque murmuré malgré sa bouche qui demeurait ostensiblement close, avec un sourire qui se voulait rassurant et compatissant, et Céleste serra les dents.
Ce sont. Des. Psychopathes.
— Rejoins-nous, Cælestis Wonderline, poursuivit Telinæ en tendant une main dans sa direction, un feu ardent semblant consumer ses prunelles. Rejoins-nous ou tu connaîtras réellement la signification du mot "souffrance". »
Elle en vient aux menaces... Levant les yeux vers le plafond, la jeune fille y détailla avec attention le lustre de cristal aux bougies encore fumantes.
— C'est d'accord ! répondit Céleste d'un ton qu'elle espérait détaché.
Les Trois Stellæ haussèrent un sourcils, nageant sûrement dans la perplexité, se noyant assurément dans cette réponse si vive et si abrupte. À quoi devraient-elles donc s'attendre ?
— Eh bien... Parfait ! conclut Telinæ avec un sourire et un léger clin d'œil.
Céleste jeta une œillade rapide vers sa gauche, et fut frappée de stupeur lorsque son regard rencontra celui de son père. Elle ressentit alors un étrange pincement au cœur, comme si celui-ci venait de se craqueler dans sa poitrine. L'expression d'Émile s'accordait si mal avec le personnage monstrueux qu'elle s'était toujours représenté. Ses yeux gris avaient perdus leur lueur furieuse et déterminée, froide et prétentieuse. À sa place, un puits d'obscurité avait pris possession de ses prunelles, y brillant faiblement de tristesse, de déception, de désespoir, de douleur. Pour la première fois, l'adolescente fit face à un père réellement inquiet et préoccupé par le sort de sa fille, et elle se sentit défaillir. Non, ne te laisse pas impressionnée... Tu ne le connais pas, tu ne sais pas qui il est... C'est un monstre, un démon, il a détruit ta vie, il a détruit ta sœur, il lui a fait du mal, tant de mal...
« — Céleste ? »
La jeune fille baissa les yeux en direction de ses pieds, troublée. Elle ne ressentait pourtant toujours rien, mis à part ce vide immense qui la dévorait de l'intérieur, qui mordait dans ses entrailles et dans son cœur, mais elle se sentait éperdue. Elle leva à nouveau les yeux au-dessus d'elle et estima la hauteur de la salle d'environ trois mètres. Et le lustre avait une large envergure d'un diamètre de près d'un mètre.
Elle fixa ses yeux sur son interlocutrice, imperturbable, d'un regard d'acier indémontable, indéchiffrable. D'un pas certain et fluide elle s'élança en direction des Trois Stellæ, se déplaçant imperceptiblement en diagonale vers la gauche, jusqu'à ce que son épaule frôle le mur de pierre. Une distance de trois mètres la séparait désormais des Magiciennes. Celles-ci eurent un petit sourire suffisant, et tendirent d'un seul geste leur main droit vers la jeune fille. Céleste les imita, et alors que ses doigts s'apprêtaient à rencontrer ceux de ses cauchemars, elle saisit subitement le candélabre qui reposait contre la paroi et, avant qu'aucune des trois créatures n'ait le temps de réagir, l'adolescente le propulsa de toute ses forces en direction du lustre.
Céleste se jeta en arrière, et roula en boule sur le sol alors que pleuvaient des miettes de verre qui lui écorchèrent les bras et le visage. Dans un grincement assourdissant, la chaîne se brisa, et l'objet se brisa sur le sol dans une explosion de cristal qui souffla tous les occupants de la pièce en arrière. À demie aveuglée et assourdie, toussotant, recrachant des nuages de poussière, les poumons et les muscles en flamme, la brune se releva en titubant. Un mur de flamme séparait désormais les combattants des Trois Stellæ.
— Il faut... partir..., articula-t-elle faiblement, la tête bourdonnante.
À la vue de l'incendie orangé, les Draculüm prirent peur, et se recroquevillèrent au sol en poussant des gémissements déchirants. Réagissant au quart de tour, Émile et son armée de fugitifs saisirent les blessés par un bras et s'enfuirent hors de ce lieu de chaos. Amælie se précipita sur la poutre de métal et entreprit de défaire les liens de Hugot de ses mains moites et tremblantes.
Et ce fut à travers un nuage de poussière, de pépites de verre, d'éclats rougeâtres, éperdus dans un univers de violence et d'obscurité, qu'ils s'embrassèrent.
Céleste ne put détacher son regard de la scène, le vide immense qui lui trouait l'estomac s'élargissant. Une main se posa sur son épaule, tandis qu'une voix murmurait à son oreille :
— Il est temps d'y aller, Céleste...
Cette dernière saisit la main secourable que lui tendait Roméo, et le laissa l'entraîner loin des abîmes, loin de la violence, loin de la douleur et des flammes dévorantes, loin de ses démons, loin de ce cauchemar insubmersible...
***
Les Trois Stellæ, l'instant de stupeur passé, n'eurent guère de difficulté afin de se débarrasser du feu qui submergeait la salle. Hélas, il était déjà trop tard, et les fugitifs s'étaient volatilisés. Telinæ réfréna une fureur destructive, meurtrière, explosive. Cette sale petite morveuse de Céleste leur avait filé entre les doigts. Encore...
Mais alors qu'elle allait se laisser abandonner à sa rage, persuadée d'être seule entourée de ses sœurs, Telinæ remarqua soudain la présence d'un sous-fifre. Comment s'appelait-il, déjà ? Oni... Ori... Ah oui ! Ovicham, le Magicien qu'elles avaient placé aux Archives du Monde. La jeune femme eut un sourire satisfait. Aux côtés de l'homme fixait ses pieds une silhouette fine et élancée, aux cheveux mordorés coulant comme de l'eau sur ses épaules. Ainsi l'insurrection n'avait pas atteinte tous leurs alliés. Bien.
— Ovicham ! lança Nélys, la cadette, d'un ton impérieux. Ayez l'obligeance de me nettoyer tout ce bazar.
L'homme fronça imperceptiblement les sourcils, la mâchoire frémissante, les lèvres légèrement entrouverte laissant apercevoir une réplique bien sentie brûler sur sa langue. Telinæ tiqua légèrement devant ce manque de soumission. Qu'il était loin, ce temps durant lequel nul n'osait s'opposer aux désirs des trois plus puissantes Magiciennes nocturnes !
Elle se tourna vers Artémysia, la benjamine, qui demeurait en retrait, le dos légèrement voûté, et son habituel regard rêveur, lointain, perdu dans les rainures striant le sol de pierre brute. L'aînée se dirigea d'un bon pas vers sa sœur, frémissant de fureur et d'impatience. Elle saisit celle-ci par les épaules et la secoua sans ménagement. La jeune femme tressaillit, et leva ses yeux saphir vers le visage rouge de colère de Telinæ, les prunelles humides de larmes.
Sa grande sœur la lâcha avec un rictus méprisant jouissant sur ses lèvres de l'abattement d'Artémysia. Quel abject petit être stupide, elle et sa sensibilité hors norme ! Toujours à l'écart, perdue dans les limbes de sa timidité et de son absence de bon sens, à contempler les étoiles, la tête dans les nuages. Telinæ s'était fortement opposée à la nomination de sa sœur de sang parmi les Stellæ, mais leurs prédécesseurs avaient insisté pour qu'elles gouvernent toutes trois épaule contre épaule, stipulant qu'aucune ne méritait d'être écartée étant donné que leurs pouvoirs étaient d'égale puissance. Mais Artémysia n'avait jamais été faite pour régner, Telinæ le savait mieux que quiconque. Ce talent inné éclosait dans les veines, implosait dans le cœur. La benjamine avait toujours été faible. Incapable de trancher entre deux voies divergentes, elle déterminait une troisième issue, équilibrant ainsi les deux plateaux de la balance, au lieu de permettre à l'un de monter au-dessus de l'autre.
Leurs parents, qui avaient su voir si justement haut pour elles, l'avaient toujours méprisée pour sa dissemblance. Artémysia s'était toujours fortement montée contre les décisions de Telinæ et Nélys, si bien que son aînée avait pris la décision de désormais l'écarter de toute décision importante. Elle envisageait depuis longtemps de la défaire de ses fonctions, mais cela aurait été un trop grand affront pour les nocturnes, qui auraient vu la séparation des Trois Stellæ d'un mauvais œil. Alors elle s'était contentée de la conserver à ses côté de manière à en faire une couverture, une carapace, un masque de perfection et de puissance.
Sans cesser de fixer sa sœur d'un regard blessé et apeuré, Artémysia caressa du bout de son index ses épaules dénudées sur lesquelles trois stries rougeâtre décrivaient les contours des fines serres de son bourreau.
— Ovicham ? intervint Telinæ, se détournant de sa petite sœur, agacée par les manières dignes d'une aliénée – et c'est ce qu'elle était – de celle-ci. Nélys vient à l'instant de vous ordonner de mettre de l'ordre dans ce que ces maudits fugitifs ont causés, il me semble !
— On récolte ce que l'on sème, philosopha Artémysia du bout des lèvres.
— Pardon ? siffla Nélys.
L'Intendant haussa les sourcils, tandis que sa compagne effectuait un mouvement de recul, surprise de l'opposition qui secouaient le trio légendaire.
Telinæ, furieuse d'avoir ainsi été humiliée par sa benjamine, l'attrapa par le bras, enfonçant profondément ses ongles dans la chair tendre de la jeune femme, qui poussa un léger gémissement de douleur et d'incompréhension. La cruelle Magicienne ouvrit à la volée la porte d'un cagibi et y précipita sa sœur qui s'effondra sur le sol, des larmes ruisselant sur son fin visage, telles des ruisseaux d'or dévalant les flancs d'un mont enneigé. La Stella claqua le battant et, d'un mouvement du poignée fit disparaître de la poignée, de sorte à ce que cette petite idiote demeure prisonnière un temps indéterminé.
— Bien, dit-elle en se détournant, où en étais-je ? Ah oui, je disais donc : Ovicham, comment osez-vous...
Mais ses pupilles cessèrent soudainement leur course effrénée pour se poser sur l'objet que le Magicien tenait à la main. Un sourire de mauvais augure naquit à la commissure de ses lèvres.
— Je retire ce que j'ai dit. Vous avez effectué du bon travail, Ovicham. Donnez-moi l'Oiseau.
L'Intendant plongea ses yeux sombres dans ceux claires de son interlocutrice.
— Non, dit-il simplement, l'expression indéchiffrable, le regard impénétrable.
Telinæ eut un soupire agacé. Allons bon...
— Stupide perte de temps, Ovicham. Vous, là... Hmm... Lisæ Wonderline, il me semble, l'ex-épouse de ce sale traître d'Émile, je me trompe ? Remettez-moi cette objet.
Lise sembla hésiter, les muscles tendues, prisonnières entre deux extrêmes aux ambitions similaires.
— Nous avions un pacte, lui souffla Ovicham entre ses dents serrées, ses prunelles plus déchaînées qu'un soir d'orage.
Les deux Stellæ échangèrent un regard qui à lui seul parlait plus qu'une salve de paroles. Leurs deux mains droites se tendirent à l'unisson au-dessus de leur tête, mais le Magicien ne leur laissa guère le temps de prolonger leur action. Il abattit brutalement le sceptre sur le sol jonché de débris de verre.
— Non ! rugit-il. Comment osez-vous ? Comment osez-vous tenter de vous mettre en travers de mon chemin, satanées sorcières ?
Un nuage de fumée prit racine autour de lui, grandissant à la vitesse d'une nuée ardente dévalant les flancs d'un volcan, à la différence près que celle-ci les gravissait. Telinæ et Nélys n'amorcèrent pas le moindre geste, choquées par la réaction de leur sous-fifre. Mais leur grimace surprise se mua bien vite en un grincement de dents horrifiés alors qu'Ovicham lui-même se mettait à grandir à la vitesse d'un train à vapeur.
Terrifiée, Lisæ s'enfuit lâchement par une porte pendant sur ses gonds, profitant de ce que l'attention de ses ennemies était dirigée vers son funeste acolyte.
— Comment osez-vous, futiles créatures, vous mettre en travers du chemin de votre nouveau maître ?
Le plafond se rompit dans un craquement effroyable, et du plâtre se mit à pleuvoir autour des corps des deux sœurs médusées.
— J'ai pris possession de l'Oiseau, et il a fait de moi le nouveau Maître des Mondes. Et vous n'êtes rien, Stellæ, comparées à moi. Vous n'êtes rien, rien !
Il avait achevé sa phrase dans un hurlement sauvage, alors que son crâne achevait le dernier étage du Palais d'Opale.
Nélys fut la première à réagir. Elle saisit une épingle de son chignon, lâchant ainsi ses cheveux en cascade, et l'objet grandit au cœur de sa paume pour prendre l'apparence d'un long bâton d'argent. Sautant sur un amas de briques et de miettes de marbre, elle s'élança vers les cieux, se servant de la force des vents pour la faire planer jusqu'à hauteur de son opposant. Mais à peine atteignit-elle le visage de celui-ci que l'Intendant la balaya d'un mouvement négligent de la main, et la Stella fut projetée violemment contre une paroi, contre laquelle elle s'affala, sombrant dans l'inconscience.
Puisant dans son sang-froid et son insensibilité, Telinæ prit le flambeau. Elle était l'aînée, la plus apte, la plus douée, c'était à elle de remettre les choses à leur juste place. Elle s'éleva à son tour dans les aires et déchaîna une tempête de poutres acérées et de briques sur son adversaire, qui tracèrent à peine quelques rainures dans sa peau dure comme du cuirassé. Elle esquiva de justesse le crochet qu'il s'apprêtait à abattre sur son corps frêle, et le monstrueux pan de mur qu'il avait précipité dans sa direction.
La Magicienne tenta alors le tout pour le tout. Avec un hurlement sauvage, elle se jeta vers le visage de son agresseur, l'extrémité de son bâton pointée en direction de l'œil abyssal de son adversaire. Elle était presque parvenue à ses fins qu'Ovicham l'attrapa de sa main libre, la puissance de sa poigne lui broyant les côtes et lui coupant le souffle.
Suffoquant, la Stella contempla avec horreur son sceptre lui échapper des mains. Elle fit alors face une dernière fois à son bourreau et plongea son regard glacier dans celui si sombre et profond du monstre qui la détenait entre ses griffes. Elle eut juste le temps de se sentir basculer dans le vide alors qu'il desserrait son emprise, avant de fermer les paupières une dernière fois, pour sentir son corps percuter les fondations du Palais d'Opale, son ancienne demeure, et désormais le tombeau dont les briques seraient façonnées dans ses os et scellées dans son sang...
***
Céleste marchait, courait, traînant des pieds, trébuchant sur les pavés inégaux de la cité, talonnée par des dizaines et des dizaines de fuyards. Quand enfin ils parvinrent à s'échapper de la capitale-cimetière, la Lune les avait depuis longtemps devancés, éclairant les plaines paisibles de l'île d'une lueur faible et argentée, dont les rayons paraissaient plus légers et fragiles que de la porcelaine, éclaboussés par les embruns, le va-et-vient des vagues se fracassant sur la grève leur parvenant de l'à-pic qui plongeait des falaises.
Des lueurs orangées coulaient le long de l'immense paroi de nacre, métamorphosant la ville en un gigantesque brasier incandescent.
Et alors, avec une violence inouïe et démesurée, toute sa douleur contenue et ignorée prit possession du corps de Céleste. La souffrance lui coupa le souffle, et, pliée en deux, elle tomba à genoux dans l'herbe grasse et irréelle sur laquelle soufflait une brise d'illusion. Ses sens l'abandonnèrent, l'aveuglant, l'assourdissant. Elle semblait avoir basculé dans une toute autre dimension, une dimension aux profondeurs à l'apogée des étoiles, sombres, obscures, noires, indéfinies. Seule, agenouillée dans l'obscurité, s'enserrant le corps de ses bras frêles, elle sanglotait silencieusement, sans une larme pour désaltérer son visage asséché par la douleur. Sa gorge avait pris feu, les flammes léchaient jusque ses entrailles, dévorant son cœur à la façon d'un charognard sur un cadavre achevé par la vie, achevé par le temps, cruel temps inexistant.
Son démon pénétra en son corps, son souffle chaud tout contre sa joue, murmurant de son haleine fétide à l'oreille de la jeune fille tous ces mots ignorés, ces propos repoussés, cette conscience que l'on refuse d'écouter, ces phrases dénuées d'un quelconque sens, désertées de toutes les lettres à l'approche du monstre tant détesté. Culpabilité. Un nom aux syllabes se comptant sur les doigts de la main, mais à la signification trop grande, trop puissante, trop complexe pour être résumée en cinq petits, minuscules, microscopiques chiffres insignifiants.
« Tu sais, tu le sais, tu sais que c'est de ta faute. Tu sais que sans toi et tes multiples erreurs, sans toi et tes satanés incontrôlables impulsions de témérité, elle serait encore là... Ils seraient encore là...», murmurait le cauchemar de sa voix désincarnée.
Céleste aurait voulu l'ignorer, le repousser, mais plus aucun de ses membres ne répondait. Elle revit le cadavre de sa sœur et son corps fut soudainement agité d'un violent soubresaut... Non, c'est impossible, elle ne peut pas être partie... Elle est forcément encore là, forcément encore là, forcément... Son père, figé sous la glace... Stop... Stop !
« Et lui, alors ? Lui, tu l'oublies ? C'est de ta faute, Cælestis, tu ne peux en vouloir qu'à toi-même, stupide gamine ! Sans toi et ton caractère exécrable, sans toi et tes petits caprices d'idiote, il serait là, à tes côtés... »
Suivant ces mots, l'image d'un Hugot souriant fit irruption derrière ses paupières closes, forçant les barrières de son imaginaire. La jeune fille serra les dents alors que sa gorge se nouait à l'étouffer.
« Tu vois ? Tu as tout perdu... Tout, Céleste, tout... »
— Céleste ?
Cette voix tremblante, manquant d'assurance, dans laquelle brillait une inquiétude sourde, fit fuir le démon, et à sa place, un océan noirâtre envahit le cœur de l'adolescente. Une mer de goudron brûlant la consumait, et la douleur en fût submergée, immergée, remplacée.
S'échappant des griffes angoissantes de son cauchemar, Céleste sauta sur ses jambes, une lueur furibonde luisant telle une flamme destructrice dans ses claires iris, lui offrant un masque de folle furieuse avec ses mèches brunes en batailles lui collant au visage, et ce dernier luisant de sueur et de larmes sous la pellicule de suie qui le recouvrait.
Lisæ, plus blême qu'un lac luisant sous le clair de Lune, les joues inondées d'un océan lacrymal, les prunelles encore emplie de larmes et de regrets, tandis une main vers sa fille et la posa sur son épaule dans un geste qui se voulait réconfortant.
Mais la jeune fille se dégagea, imprégnant son mouvement d'autant de violence et de rudesse possible.
— NON ! Ne me touche pas, ne m'adresse pas la parole ! feula-t-elle en reculant d'une distance respectable. Toi ! Tu... Tu... Comment as-tu pu... ?
Pourtant bien nettes dans son esprit, ses phrases refusaient de s'échapper de son gosier, s'entremêlaient, trébuchaient, les mots sortaient en vrac, en désordre, dans un chaos de babillage et d'hésitation, de fureur meurtrière et de déception.
— Je te déteste, parvint-elle finalement à articuler entre deux sanglots. Je te déteste ! Comment est-ce que tu as pu me faire une chose pareille ? Tu m'as menti, tu m'as manipulée, tu... Tu m'as fait croire que tu m'avais abandonnée pour me protéger, mais en vérité, tout ce que tu désirais, c'était pouvoir gérer tes petits arrangements et manigances avec une secte de psychopathes sans avoir ta fille entre les pattes !
— Non ! Non, je ne...
— Tu es une meurtrière, Lisæ, la coupa Céleste d'une voix hachée. Tu es une meurtrière, tu nous as tous assassinés... Tu as assassiné Filæ, tu as assassiné Papa, tu m'as assassinée ! Comment... Pourquoi...
— C-comment ça ? Céleste, que...
— Ah, tu n'es pas au courant ?
L'adolescente eut un petit rire amer.
— Alors je vais te l'apprendre : elle est morte. Elle est morte ! TA FILLE EST MORTE ET TU N'AS RIEN FAIT POUR EMPÊCHER ÇA !
Lise semblait au bord de la rupture. Tout son corps semblait s'être déconnectée. Elle demeurait là, les bras ballants, les lèvres frémissantes, à tenter d'assimiler la nouvelle, de la digérer, d'en démêler le vrai du faux. Elle fixait sa fille sans y croire, attendant sûrement que celle-ci se contredise finalement.
— FILÆ EST MORTE AVANT QUE NOUS AYONS EU LE TEMPS DE NOUS CONNAÎTRE, ESPÈCE DE TRAÎTRESSE !!! continuait de hurler Céleste, se souciant peu du silence qui régnait autour d'elles et des dizaines d'yeux estomaqués qui les dévisageaient. Et mon père a été changé en statue de verre ! Mais lui non-plus, tu ne t'en soucies pas, je suppose...
— Non... Non..., articulait faiblement Lisæ, le regard perdu dans le vide.
— Si si ! Oh, je te déteste, je te déteste... Non, je te hais... JE TE HAIS !!!! JE TE HAIS TELLEMENT, LISE !!!
Alors que sa mère s'effondrait, les épaules tremblantes, Céleste se détourna, pleurant de plus belle, des perles incandescentes dévalant lentement ses joues, cessant leur course quelques secondes en atteignant son menton, avant d'achever leur trajet à ses pieds. Lætitia la prit dans ses bras, et l'entraîna avec douceur à l'écart.
Elle se remit en route, entourée de ses amis, qui n'osaient prononcer le moindre mot. Arrivés en bord de mer, laquelle luisait sous le clair de Lune et le reflet des astres, tous se dispersèrent. Hommes, femmes, enfants tracèrent chacun leur chemin, sûrement en direction d'un foyer qui n'aspirait qu'à leur retour.
— Il va être minuit, murmura doucement Roméo, troublant le silence.
Céleste inspira profondément et opina du chef. Elle ne parvenait à regarder ses camarades en face, et pourtant, elle aurait plus que tout souhaité leur avouer combien elle était désolée... Désolée de les avoir entraînés dans toute cette funeste aventure, dans cette histoire complexe, de les avoir impliqués dans son quotidien d'inquiétudes, de peines et de colères entremêlées.
Une déflagration agita l'air d'ondes fines et légères, et l'atmosphère sembla alors se déchirer. Une entaille luisante se dessina dans l'obscurité.
— Il est temps pour vous d'y aller, souffla Céleste à l'attention des terriens.
Agathe, les prunelles humides, prit son amie dans ses bras. Cette dernière se tendit légèrement à son contact, mais s'abandonna bien vite à son étreinte, à laquelle se joignit Justine.
— Vous allez me manquer...
— Eh bien tu as intérêt à venir souvent ! l'invectiva Justine, la voix brisée.
Les deux jeunes filles pénétrèrent dans la faille et disparurent. Céleste se tourna alors vers Thomas, oscillant entre l'ardent désir de fuir son regard, et celui d'y trouver une once de réconfort. Mais le garçon la foudroya de ses yeux dans lesquels brûlaient sa fureur et son chagrin.
— Ne dis rien, Céleste. Tu sais parfaitement ce qu'il s'est passé, et ton amie a été on ne peut plus claire.
— Tu devrais essayer... Peut-être que...
— Pitié, Wonderline ! s'écria-t-il. Je ne peux pas rentrer chez moi ! Je. Ne. Peux. Pas. Partir. D'ici ! Tu peux comprendre ça ?!
La magicienne le savait, au fond d'elle, que tout espoir été perdu. Thomas Lucien avait avalés les baies d'ambroisie, et celles-ci le retiendraient désormais ici pour l'éternité. Mais elle s'en voulait tant et si bien qu'elle ne pouvait se résoudre à y croire.
— Je suis... Tellement désolée, acheva-t-elle dans un souffle, la voix hachée. Je suis tellement, tellement, désolée...
— C'est bon, ça va, ne dis rien... Ne dis rien... Tu as plus perdu que moi, alors... Tais-toi... Tais-toi, je t'en supplies...
L'adolescente obéit, se refusant tout de même à l'idée qu'il n'existait aucun remède. Se tenant un peu à l'écart, Hugot et Arthur discutaient à voix basse, sous les constantes œillades d'Amælie. Émile se tenait à quelques mètres de là. Son regard croisa celui haineux de sa fille, et il se détourna aussitôt pour s'enfoncer dans les obscures profondeurs de la nuit.
Céleste tourna alors son regard vers l'horizon, et, illuminant la voûte et l'océan, elle sourit faiblement à travers ses larmes, adressant un remerciement silencieux au soleil levant qui daignait enfin pointer le bout de son nez...
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