Chapitre 49 - La chute d'une étoile
Lætitia se lança à la poursuite de son ami, hurlant son nom, l'implorant de s'arrêter, et Céleste avait la gorge nouée d'incompréhension, d'incompréhension et de terreur. De terreur pour son ami qui se jetait dans l'antre des prédateurs sans un regard en arrière, qui courait droit vers les bras de la mort. Elle aurait voulu lui crier de s'arrêter, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. La jeune fille se tourna alors vers la fautive, qui se tenait, les bras ballants, le regard perdu dans le vague, au milieu du couloir. Fronçant les sourcils, la femme s'apprêta à se lancer à la poursuite de son fils, mais Arthur la retint par un bras.
— Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous avez fait, mais ne vous mêlez surtout pas de ça, la prévint-il.
— Mais je suis sa mère ! s'exclama-t-elle.
— Sûrement pas ! cracha Amælie avec un dédain et un dégoût visibles.
Et Céleste contempla avec stupeur Mme. Sonn fondre en larmes. Un silence pesant s'installa, troublé par les sanglots de la femme. Thomas se dandinait, sautant d'un pied sur l'autre avec gêne. La magicienne ne savait comment réagir à cette réaction inattendue. Elle ne savait rien des parents de son ami, mis à part qu'il ne s'entendait visiblement pas avec eux et qu'il avait fui leur logis (c'était du moins ce que Lætitia et elle avait compris de la conversation qu'elles avaient épiée en début d'année). Alors que penser de cette mère brisée qui sanglotait éperdument à ses pieds ? Devrait-elle éprouver de la pitié, cette femme devrait-elle lui inculquer un sentiment de peine qui s'inscrirait sous sa peau pour une culpabilité inavouée, celle d'avoir eu des pensées négatives concernant la mère de l'un de ses plus proches amis ?
Éperdue, la jeune fille tourna le dos à Mme. Sonn et plongea son regard dans les abysses ténébreuses des cellules. Un soupir naquit entre ses lèvres, qu'elle contint de justesse. Se retournant lentement, elle dit, tout en faisant son maximum afin de conserver une voix neutre et dénuée de toute émotion :
— J'ai quelque peu du mal à saisir l'origine de votre trouble, à vrai dire, mais peut-être pourriez-vous commencer... Par le commencement ?
Essuyant ses larmes d'un revers de main rageur, la mère de Roméo se releva maladroitement tout en secouant la tête.
— Non non non, je ne peux pas...
— Mais enfin, s'agaça Agathe.
Céleste lui fit signe de se taire, trop éperdue pour songer au mépris que ce geste pourrait inspirer à son amie. Heureusement, cette dernière n'interpréta pas à mal l'ordre impétueux de la brune, consciente que la Pupille avait raison. Il ne servirait à rien de brusquer cette mère blessée au cœur, bien trop choquée pour leur fournir la moindre explication. Celles-ci viendraient, sans aucun doute, le moment venu. Mais pour l'instant, ils devaient faire face à des imprévus bien plus préoccupants : deux de leurs camarades se trouvaient dispersés dans la forteresse, et Hugot demeurait toujours introuvable. De plus, leur temps était compté, et il ne tarderait pas aux Magiciens de découvrir l'intrusion.
— Nous avons besoin d'une armée.
La jeune fille se tourna vers son père biologique. Il avait en effet déjà souligné ce détail peu avant leur départ, et sa fille lui avait répondu par défi ; mais désormais, elle était forcée d'admettre que Émile avait raison. Sans compagnons d'armes, ils étaient perdus. De plus, comme les en avaient admonesté Arthur, cette expédition ne pourrait de toute évidence se clore pacifiquement.
— Toutes ces cellules ne peuvent pas seulement faire partie du décor... Elle doivent être pour la plupart pleines à craquer d'opposants aux Magiciens, qui sont sûrement assoiffés de vengeance... Émile, vous savez prendre les choses en main, je suis persuadée que vous saurez monter cette armée comme vous avez toujours tenté de le faire. Puis-je... Puis-je vous accorder ma confiance pour une tâche si importante ?
Céleste hésitait, tiraillée entre le désir de partir à la recherche de ses amis et celui de ne plus jamais offrir de joker à son père biologique. Méritait-il vraiment son dévouement ? Sûrement pas. Mais elle ne pouvait nier qu'il serait le plus apte à cette tâche, et qu'elle aurait besoin de l'ensemble de son équipe pour braver les dangers et surmonter les obstacles qui les attendaient.
Émile inclina la tête.
— Pour cela, c'est à toi de voir, Cælestis.
Sa fille plongea son regard dans les yeux si semblables aux siens du Magicien, et s'y noya, submergée par un flot insurmontable d'émotions contradictoires. Elle s'arracha à l'emprise glacée de ce regard grisé et adressa un signe de la main à ses amis.
— Allons-y, dit-elle. Nous avons une mission à accomplir.
Et elle abandonna derrière elle son père maudit, seul dans l'obscurité, seul avec pour seule source de lumière, cet espoir qui les maintenait tous en vie.
***
Avançant à une allure pressée dans les couloirs du bâtiment, Céleste et ses compagnons demeuraient aux aguets du moindre son trahissant une quelconque présence, a fortiori celle de leurs amis. Leurs souliers foulaient le velours rouge recouvrant le parquet ciré, et ce tapis étouffait le moindre de leurs pas, avantage que les Magiciens n'avaient visiblement guère su prévoir. Les murs blancs étaient parcourus de stries dorées longilignes, et aucune fenêtre ne venait percer les délicates gravures des parois. De temps à autre, une Vénus apparaissait au coin d'un couloir, sous forme de statuette ou de fontaine versant l'eau claire et pure de sa jarre dans une source creusée à même le sol. Aucun son ne venait briser cette quiétude factice, telle que seuls de fins maîtres de l'illusion pouvaient la maîtriser. Mais il fallait être bien naïf pour croire au bon écoulement de cette puissante cascade dont les Magiciens étaient les uniques détenteurs, car à y regarder de plus près, jamais leur puissance ne fut utilisée à bon escient.
Nul n'aurait osé remettre en doute la bonne foi de l'organisation politique de la Nuit, pourtant quelle organisation ! Ces tisseurs de mensonges ne respiraient que de splendides boniments, et tout ce qui entourait leur existence n'était qu'une sublime mystification. Céleste était écœurée par cette totale absence de probité. Rien que la chaleur qu'expirait les murs était duplicité : son souffle formait des volutes blanchâtres dans l'air faussement moite. Son doigt effleurait avec absence les rainures lactescentes, et aucune poussière ne venait grisé sa peau fine et fragile. Le froid mordant ne lui dévorait ni main ni pied, elle savait pourtant qu'il était là, bien présent, caché sous les brumes vétustes des illusionnistes.
Soudain, un léger bruit provoqua un sursaut dans l'air saturé. Un bruissement à peine perceptible, comme une respiration lente et grave. Comme si les murs eux-mêmes respiraient en chœur, lentement, presque silencieusement enfin, et le battement qui pulsait entre leurs côtes était celui même du cœur de la cité toute entière. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : ils approchaient de leur but, de leur destination finale, qui les attendait, tendant ses bras aux ongles fourchus et aux doigts recourbés, aussi accueillante que la mort elle-même. Elle leur griffait joues et chevilles, et avec appréhension, l'adolescente jetait des regards apeurés sur le sol entourant ses pieds, pouvant presque sentir des mains desséchées agripper ses membres et lacérer ses mollets. Une terreur désormais bien justifiée l'engourdissait, et pourtant, elle avançait toujours, dents serrées. Ne pas flancher, ne pas flancher... Pourtant, tout son être entier lui hurler de fuir, de faire demi-tour, et la Pupille se retrouvait écartelée entre ses deux moitiés qui l'entrainaient chacune d'un côté. Céleste luttait désormais à chaque pas, poser un pied devant l'autre résolvait d'un effort insoupçonnable. Sa respiration lui brûlait la gorge, le nœud qui s'y resserrait refusait de lâcher prise. Ne pas flancher, ne pas flancher...
Enfin apparut à leurs yeux ce qu'ils avaient tant attendu et tant redouté : à savoir, une porte. Une porte à double-battant, dont le panneau s'élevait bien haut au-dessus de leurs têtes. Et pour une fois, celle-ci était bien ouverte.
Ensuite, tout se passa si vite que Céleste ne perçut l'action qu'à travers un brouillard dense et confus. À peine les portes franchies, un hurlement déchira l'air. Un mauvais présage, sans nul doute, mais lancé bien trop tard : ils venaient d'ors et déjà de foncer tête baissée dans la gueule du loup, et ses mâchoires plus tranchantes qu'un rasoir se refermèrent dans leur dos. Le crie, que la magicienne identifia comme appartenant à Lætitia, provenait de sous leurs pieds, et Céleste n'eut pas le temps de s'interroger sur cette origine étrange que le sol s'effondra dans un craquement sinistre. Et Agathe, Justine, Thomas, Arthur et Amælie dégringolèrent vers l'obscurité, plongeant directement dans les ténèbres destructrices. Et Céleste et Éric, restés seuls sur une fine corniche, contemplèrent une trappe aux barreaux métalliques se refermer au-dessus du trou béant qui obstruait la pierre lisse du sol et retenait leurs amis, et se changer instantanément en pierre, camouflant aux yeux de tous la prison souterraine qui évoluait sous leurs pieds. Un bruit mat leur indiqua que leurs amis avaient atterris sains et saufs sur une surface molle et amortissante.
En un clin d'œil, l'instinct de survie reprit le dessus sur l'esprit embrumé de la jeune fille, et elle anticipa le conseil que ses camarades s'apprêtaient à lui donner. Courir. Sans avoir besoin d'échanger le moindre mot, père et fille se lancèrent au pas de course au devant du danger, courant tout droit sans réfléchir à l'endroit où leurs pas pourraient les mener.
La lumière revint lorsqu'ils pénétrèrent la pièce suivante, et Céleste aurait bien soupirer, de soulagement autant que de terreur, si son père ne s'était pas subitement arrêté. Elle se retourna vers Éric, qui tendit une main implorante vers elle, le visage figé dans une expression d'effroi, et sa fille ne put que contempler avec horreur les doigts de son père adoptif commencer à blanchir, puis cette même pâleur envahit peu à peu tout son corps, figeant d'abord ses bras, puis soudant ses pieds au parquet, pour enfin s'emparer de son visage sur lequel ses prunelles dilatées cessèrent de s'agiter en tous sens. Horrifiée, Céleste se précipita vers Éric Wonderline, et ses doigts réprimèrent un sursaut au contact de la matière froide qui constituait désormais son être entier. Ne songeant plus à rien, elle tenta de le secouer, des larmes d'impuissance dévalant ses joues, sachant pourtant qu'il serait désormais à jamais inébranlable. Elle s'effondra aux pieds de la statue de verre, serrant ses bras frêles, frissonnante. Des sanglots l'étouffaient, qui refusaient cependant de s'échapper de sa poitrine. L'air lui manquait, si bien qu'elle ne parvenait à pousser ce hurlement qui la comprimait.
Pourquoi, pourquoi ne puis-je donc pas pleurer ? Pourquoi, après y être parvenu si facilement auparavant, est-ce que je ne parviens pas à évacuer cette souffrance qui m'opprime ? Pourquoi est-ce que cette sensibilité que je regrettais tant ne veut-elle pas s'emparer de mon être lorsque je la désire ? Pourquoi ? Pourquoi ?
— Céleste... ? Cælestis ? Céleste ?
L'adolescente se releva maladroitement, le corps secoué de tremblements qu'elle ne cherchait pas même à maîtriser. Lorsqu'elle se retourna, son regard percuta de plein fouet son reflet qui lui faisait face. Un reflet identique par bien des aspects, mis à part ces cheveux coupé courts au-dessus de sa nuque, mais pourtant appartenant à un autre corps, un autre esprit, une autre personne. Le souffle coupé, seul un filet de voix s'échappa de ses cordes vocales, dans un murmure qui se lisait facilement sur ses lèvres pour celle auquel ce mot, ce nom, appartenait :
— ... Filæ ?
Sa jumelle n'eut pas besoin de répondre à cette question qui se voulait réthorique, car toutes deux savaient, connaissaient la vérité. Céleste avait longuement imaginé ces retrouvailles, mais pourtant, aucune version issue de son imaginaire ne ressemblait à celles vécues en vrai. Le silence, seul, répondait aux multiples questions que l'une comme l'autre désiraient poser. Uniquement leurs regards se dévisageaient, embrassaient chaque parcelle de matière constituant l'autre, dévoraient avec avidité cette sœur si longtemps ignorée. Dix mètres les séparaient, mais pourtant, elles étaient plus proches que jamais. Comme deux pièces de puzzle qui s'emboitent, Céleste ne faisait désormais plus qu'une avec cette moitié qu'elle avait tant espérée, ce morceau manquant qui complétait désormais son être obstrué, qui soudait son âme disloquée, qui réparait les miettes de son cœur en loque. Après tant d'efforts, elle la trouvait enfin.
Sortant de sa torpeur, son esprit se dirigea vers ceux qui l'avaient tant soutenue, aidée, accompagnée, et qui en payaient désormais les conséquences, et son cœur se serra. Non, son âme ne serait pleine que lorsque les dégâts seraient réparés, que lorsque les creux seraient rebouchés.
Faut-il donc souffrir, faut-il donc se détacher de ceux que l'on aime pour continuer à avancer ? Voilà la seule, l'unique question qu'elle se posa lorsque la porte s'ouvrit à nouveau, laissant entrer cette ordure, cet homme tant redouté. Maître Ovicham, le Sceptre à la main, brisa le lien qui était en train de se tisser entre les deux sœurs, et posa sa main aussi acérée qu'une serre de rapace sur l'épaule de Filæ, qui laissa s'échapper une larme silencieuse traçant son chemin sur sa joue, perlant une seconde à son menton, puis tombant jusqu'au sol où elle s'écrasa. Un rictus sinueux éclos sur le visage ignoble du Magicien, qui darda son regard perçant sur la jeune fille qui lui faisait face.
— Je te remercie, Filæ, tu as remarquablement effectué ta mission. Tu as attirée sans difficulté cette très chère Cælestis jusqu'à notre antre, comme je te l'avais demandé.
Céleste reçut ses paroles comme un coup de poing qu'on lui décochait dans l'estomac. Elle regarda une seconde larme rejoindre la première aux pieds de sa sœur d'un air absent, et sentit son esprit s'engourdir et ses oreilles bourdonner. Son regard se posa sur le visage honteux de sa sœur, puis se reporta sur son ennemi numéro un, comme contemplant la scène du dessus, l'esprit détaché, planant avec indifférence au-dessus de son corps tétanisé.
— Oui, Céleste, poursuivit l'Intendant des Archives. Bien que tu aies encore du mal à le réaliser, c'est bien ta propre sœur qui as pris la décision de m'aider à te ramener jusqu'à moi. C'est elle qui m'a soufflé l'idée de faire prisonnier tes amis, d'en faire des appâts idéals pour te mener jusqu'à la forteresse. Crois-tu réellement que je me souciais de petits fouineurs inoffensifs dans leur genre ? Je les aurais réexpédiés rapidement vers Titania, si ta jumelle n'avait pas tenu à démontrer son esprit brillant et son sens aiguisé. C'est Filæ qui a placé ces obstacles sur ton chemin, qui a mis en place le piège qui as retenu tes camarades dans la pièce précédente afin que tu te présentes seule devant moi. C'est elle qui a jeté ce sort à votre père adoptif pour le mettre hors jeu, et enfin, qui m'a prévenue de ton arrivée à l'instant même.
Céleste se sentait totalement démunie, trahie. Elle ne savait comment interpréter ces paroles, ne savait si elle devait y croire, ne savait si elle devait fuir, ou au contraire, demeurer. Déglutissant, elle parvint à articuler d'une voix faible :
— Quel... Quel est votre objectif ?
Le sourire du Magicien s'élargit encore d'avantage.
— Détenir le pouvoir, le contrôle de la Nuit, et de tous les autres mondes existant. Le problème, vois-tu, c'est que ta famille a une fâcheuse tendance à se mettre en travers de mon chemin. Je vais donc te laisser le choix, Céleste : préfères-tu sauver tes amis... Ou ta famille ?
Céleste recula d'un pas et posa une main sur l'épaule de son père, comme pour y puiser du courage et du réconfort. Choisir entre mes amis ou ma famille ? Mais qu'est-ce que...
— Pourquoi me demandez-vous ça ? questionna prudemment l'adolescente. Pourquoi ne pas me tuer directement, si tel est votre souhait ?
— Mais te tuer n'est pas mon souhait, Cælestis. Non, je veux te détruire.
La jeune fille recula à nouveau d'un pas lent.
— Je vais donc réitérer ma demande : que choisis-tu entre sauver tes amis ou ta famille ? Si tu ne choisis rien, ils mourront tous sans exception.
De sa main droite il extrait de sa poche un trousseau de clefs et une flasque contenant un liquide violacé.
— J'ai ici la clef qui te permettrait de libérer tes camarades, et un sérum guérissant de tous les maux. Il te permettrait de sauver ta mère, ton père...
Céleste refoula ses larmes, réfléchissant à toute vitesse. Le sérum ou la clef ? Des gouttes salées inondèrent bientôt son visage, ruisselant sur ses joues. Elle était déchirée entre ces deux options. Toute personne sensée aurait aussitôt choisi sa famille. Mais la sienne était bien compliquée, et ses amis ne méritaient en aucun cas de mourir. Elle se sentait tiraillée par ces deux extrêmes. Si elle ne choisissait rien, ils mourraient tous. Tous... Si elle choisissait ses amis, plus de personnes seraient sauvées, mais comment pourrait-elle se résoudre à perdre ses parents ? Son père biologique s'était repenti, mais ses actes passés lui auraient valus une indifférence totale de la part de sa fille. Parviendrait-elle à le laisser périr, bien qu'elle le détestât ? Et ses parents ? Jamais elle ne saurait se détacher à jamais de sa mère, malgré son passé tumultueux, et Éric lui manquerait trop pour qu'elle sache vivre sans lui. Alors que choisir ?
— ... Ou ta sœur...
Céleste releva la tête, un pressentiment atroce défigurant son visage ravagé par les larmes. Sa sœur dut ressentir ce même froid intense qui changeait ses veines en glace, car elle fit un bond de côté, s'échappant de la poigne de fer de son agresseur, mais ne fut hélas pas suffisamment rapide. Un hurlement s'échappa de ses mâchoires alors que le bec aiguisé de l'Oiseau transperçait sa poitrine et s'enfonçait profondément dans sa chaire. Et Filæ s'effondra au sol dans un râle atroce qui ébranla le corps de Céleste.
— Noooooooon ! voulut hurler la jeune fille, mais seul un gargouillement inintelligible s'échappa de la barrière de ses lèvres.
Ne parvenant à réfléchir, elle fit la seule chose qu'il lui était donner de faire : mue par un instinct soudain, elle se rua sur l'homme au Sceptre d'or, et lui arracha la flasque des mains. Son choix était fait, et plus rien ni personne ne pourrait le contrer. Son destin et celui de ceux qu'elle aimait venait d'être scellé, scellé d'un sceau rouge sang que nul ne pourrait plus jamais briser. L'adolescente tomba à genoux aux côtés de sa sœur, le visage ruisselant de larmes salées qui creusaient des sillons sur ses joues salies par la poussière. Les mains tremblantes, elle retira le bouchon de liège du goulot et inclina la fiole pour faire couler le liquide entre les lèvres de la blessée. Ce sérum, elle le savait, guérirait la jeune fille, puis sauverait ses parents d'une longue vie prisonniers d'une immobilité inavouable.
Mais alors qu'une goutte s'apprêtait à s'échapper de la fiole, la main poisseuse de sang de Filæ Wonderline attrapa le poignet de sa sœur. Tout sembla alors se passer au ralenti, et, comme par un coup du destin, comme si le passé lui-même l'avait prévu, la condamnée fit basculer la flasque, qui échappa à la poigne de Céleste, avant de venir s'écraser sur le sol et se briser en mille éclats de verre qui glissèrent aux quatre coins de la pièce. Seule une flaque violacée salissait les mèches brunes de la jeune fille, et les dernières paroles de cette dernière couvrirent sans peine les hurlements de la magicienne :
— Sauve ceux qui en valent la peine.
Et ses prunelles se perdirent dans les brumes de la mort, qui enveloppa son esprit d'un linceul avant de l'emporter avec elle de l'autre côté, derrière cette frontière si durement accessible, si terriblement redoutée, cette frontière bâtie brique après brique par la destinée, à l'opposé des vivants.
Ce qui se passa ensuite, la brune se saurait l'expliquer. Pourquoi avait-elle laissé dériver son regard vers la poche de la veste noire couvrant le cadavre à ses pieds ? Pourquoi avait-elle saisi d'une main tremblante, sans réfléchir réellement à son acte, ce bout de papier qui en dépassait ? Pourquoi avait-elle lu les mots qui y avaient été inscrits d'une écriture penchée et pointue à l'encre bleue ? Pourquoi pourquoi pourquoi ?
Céleste serrait le corps sans vie de sa sœur contre son cœur, hurlant sa peine à pleins poumons, parvenant enfin à évacuer cette répugnante douleur qui lui collait à la peau comme une souillure qui refusait de la laisser en paix, comme une cicatrice que l'on ne parviendra jamais à refermer. Et ce fut en cet instant qu'elle comprit, qu'elle comprit qu'elle était là, sa lumière, celle qu'elle n'avait toutes ces années fait que chercher, celle qui aurait dut combler le manque qui lui obstruait la poitrine, celle qui l'avait poussé à tout abandonner, à tout faire basculer, cette amie et cette ennemie, cet amour et cette haine qui lui avaient donné des ailes. Mais cette dernière lueur venait de s'éteindre, comme une chandelle que l'on souffle avant que l'obscurité ne détruise notre dernier espoir.
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