Chapitre 35 - Départ

Céleste attrapa sa tasse de thé fumante et en but une petite goulée, avant de la reposer sur la table basse. Ses trois amis semblaient mal à l'aise en présence d'Arthur, un homme qu'ils connaissaient si peu. Mais cette visite à l'improviste était primordiale. Ils désiraient en apprendre davantage sur "L'Affaire Hugot" et sur son ravisseur. La jeune Pupille savait combien il serait difficile d'arracher des informations au vieil homme et à quel point cela pourrait le faire souffrir. Mais c'était indispensable, sans cela, jamais ils ne retrouveraient leur ami. Céleste mélangeait distraitement son thé vert à l'aide de sa cuillère en métal qui émettait de légers cliquetis. Lorsqu'elle releva la tête, elle se rendit compte que ses trois camarades la fixaient d'un œil intense, attendant visiblement qu'elle fasse le premier pas. La brune se racla la gorge et demanda d'une voix plus aiguë qu'elle ne l'aurait voulue :

— Mmmh... Je me demandais, Arthur, que connaissez-vous de la Nuit, exactement ? fit-elle d'un ton mal assuré.

Le vieillard reposa lentement sa tasse sur la table basse du salon. Il était assis dans un large fauteuil auprès du feu, en face des quatre adolescents serrés sur le canapé de velours rouge. Il les regarda un à un tour à tour, l'expression indéchiffrable. Puis il se renfonça dans son fauteuil avec un soupir à fendre l'âme.

— Très peu, j'en ai bien peur, dit-il. Ma femme était d'origine nocturne, et ma fille, son mari et leur fils y vivent aujourd'hui encore. Ce que je sais sur cet univers parallèle provient uniquement des dires de Victoire et de Charlotte, qui était une enfant très bavarde et aimait à raconter sa vie à qui voulait l'entendre. Mon autre petit-enfant, Hugot, a toujours était du genre réservé, il se contentait d'écouter les autres parler et d'ajouter quelque chose de temps à autre. Je l'ai toujours trouvé très doux et attachant, bien que je ne l'ai jamais vu autant que je l'aurais voulu. Autant que sa sœur...

Du coin de l'œil, Céleste vit Amælie crisper ses mains sur l'accoudoir du canapé, le visage fermé, les lèvres serrées quoiqu'un peu tremblantes. Ses yeux étaient humides de larmes. Amælie avait bien connu Charlotte, avant qu'elle ne trépasse de façon barbare, et entendre parler de la grande sœur de son meilleur ami était une épreuve cruelle qu'elle devrait malgré tout surmonter. Lætitia et Roméo étaient eux aussi ébranlés d'entendre les éloges qu'Arthur adressait à leur ami disparu, et Céleste ne pouvait prétendre que ses propos la laissaient indifférente. La gorge nouée, elle enfonçait profondément ses ongles dans ses cuisses pour refouler ses larmes. Si elle laissait poindre son émotion, il ne faisait aucun doute qu'ils pourraient dire adieu à toute information importante sur l'Affaire Hugot.

— Tout ce que je sais, poursuivit Arthur, c'est que votre monde est gouverné par une secte recluse et cruelle qui profane les principes de la nature et les lois de l'univers.

Les quatre jeunes gens furent frappés par les paroles du vieil homme. Les Magiciens étaient des êtres respectés de tous qui inspiraient la plus grande confiance et jusqu'au plus infime dévouement. Sans se laisser démonter, Céleste demanda :

— Excusez-moi, mais qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Elle frissonna sous le regard soudain dur et froid d'Arthur. Mais le vieillard répondit tout de même.

— Premièrement, ils détruisent l'un des principes les plus fondamentaux : la liberté de pensée. Ils ne lisent pas dans les esprits, ils détruisent la frontière existant entre l'instant présent et les évènements passés, alors que chacun devrait avoir la liberté de conserver pour soit des souvenirs intimes et privés. Je sais aussi que ce sont eux, la cause de la mort de Charlotte. Je suis prêt à parier que ce sont vos Magiciens qui ont enlevé Hugot lorsqu'il avait neuf ans. Victoire et son mari auraient surpris une activité illicite effectuée par ces gouverneurs, quelques jours avant l'incident, et depuis, ils refusent d'en parler. Même ma propre fille n'a pu m'expliquer de quoi il s'agissait ! Je suis à peu près sûr qu'ils désiraient les faire chanter en enlevant leur fils afin qu'ils ne dévoilent pas l'information... Mais j'ai la nette impression que tu ne me demandes pas cela pour rien, Céleste Wonderline, je me trompe ? ajouta-t-il après un instant.

Le quatuor échangea un regard, et Céleste avoua finalement ce qui lui pesait sur le cœur, puisque ses amis la considéraient visiblement comme leur porte-parole.

— En fait... Nous connaissons Hugot, vote petit-fils, et l'un de nos plus proches amis. Nous l'avons rencontré aux Archives du Monde, le lieu de travail des Archivistes, mais... Voilà, en fait, il y a presque un mois maintenant, Hugot a subitement disparu...

À eux quatre, ils contèrent toute l'histoire au vieillard ébahi, depuis leur rencontre jusqu'à leurs récentes déductions, en passant par les étranges sous-entendus d'Hugot à propos de Maître Ovicham, l'Intendant des Archives et le superviseur des missions sur Terre. Arthur Michel ne pipa mot, se contentant d'un regard sombre.

— À vrai dire, fit Céleste, je pensais plus tôt à l'Homme Noir, comme potentiel ravisseur, mais il est en conflit perpétuel contre les Magiciens, alors....

— Pourquoi est-il contre les Magiciens ? interrogea enfin l'écrivain avec un regard perçant dardé sur la jeune fille.

— Euh... Parce qu'ils lui ont refusés le titre gracieux de Magicien...

— Pourquoi lui ont-ils refusé le titre de Magicien ?

— Eh bien... Car d'après eux il représentait une menace, mais...

— Pourquoi représentait-il une menace ?

— Euh... Mais parce que... Parce qu'il... bredouilla la jeune fille, prise de court.

Elle jeta un regard interrogateur à Arthur, qui semblait étrangement calme, assis confortablement au fond de son fauteuil de velours. Il hocha la tête sans la quitter des yeux.

— Exactement. Souviens-toi d'une chose, Céleste Wonderline : les ennemis ne sont pas toujours là où tu penses les trouver...

Ce fut les derniers mots qu'ils échangèrent ce jour-là, plongeant Céleste dans une pesante perplexité.

***

La nuit était tombée depuis belle lurette sur l'univers parallèle à la Terre, et les couloirs des Archives étaient plongés dans l'obscurité. Le calme qui y régnait était oppressant, un tel silence ne présageait rien de bon et ne pouvait qu'être de mauvaise augure. Pourtant, trois adolescents, un aux cheveux blonds pailles, une à la chevelure brune foncée et la dernière aux mèches rebelles d'un brun presque noir parcouraient les bâtiments endormis de la bâtisse de nacre, suivis de près par trois volatiles. Dans le silence le plus parfait, ils arrivèrent dans le hall d'entrée, sac au dos, et sortirent à l'extérieur. L'air vivifiant de la nuit leur caressa le visage tandis qu'ils traversaient le pont menant à la rue Inférieure de Titania, capitale de la Nuit.

En ce lieu les attendait un véhicule singulier, tout droit issu des plus grands films de science-fiction terriens, flottant à une trentaine de centimètres du sol. La porte côté conducteur s'ouvrit dans une synchronisation parfaite avec celle de la place du mort. Un couple s'avança vers eux dans l'obscurité. Et aussitôt, Amælie se jeta dans leurs bras, sous les regards légèrement gênés de ses deux amis.

— Papa, Maman ! Vous m'avez manquée ! Il me tardait tant que vous veniez me chercher !

— À nous aussi, chérie, répondit la femme d'une voix douce. Il était temps que nous vous sortions de cet infâme guêpier. Prendre quelques vacances vous fera à tous du bien !

— Merci beaucoup d'avoir accepté qu'Amælie nous invite, M. et Mme. Stravosky, fit Roméo d'un ton aimable alors que Céleste prenait une légère teinte betterave.

— Oh, mais il n'y a pas de quoi ! Nous sommes ravis de vous rencontrer enfin, Mæl nous a beaucoup parlé de vous ! Et puis après ce qui est arrivé à ce cher Hugot cela me semblait être une très bonne idée que vous veniez tous à la maison quelque temps... Pour vous remettre de vos émotions...

Un silence pesant répondit à ces paroles. Amælie le rompit d'une voix hésitante au bout de quelques secondes :

— On... Mmh... On y va ?

Tous acquiescèrent et humains comme oiseaux montèrent rapidement à bord. Ils roulèrent une dizaine de minutes jusqu'à l'autre bout de la rue Inférieure, à l'extrémité Est de la ville. Le véhicule s'arrêta devant une petite maisonnette, l'une des rares dont les lumières étaient encore allumées et perçaient à travers les fenêtres en cette heure tardive.

Trois personnes en sortirent aussitôt. Lætitia embrassa rapidement ses parents, peu désireuse de prolonger ses adieux devant ses amis, et se faufila prestement à l'arrière aux côtés de ses camarades, Sinelma sur une épaule, et son sac sur l'autre.

Aussi silencieux que des ombres, ils sortirent de la cité endormie, se retrouvant au milieu d'une rase campagne, déserte de toute présence humaine. Ils roulèrent de longues heures à travers champs, remontant vers le nord, jusqu'à arriver au bord d'une large rivière.

— La rivière Oltana, murmura Céleste, ses cours de cartographie remontant à la surface de son esprit, d'une voix que la fatigue avait rendue rauque.

Mme. Stravosky gara le véhicule sur une bande de terre, jouxtant au macadam – ou du moins son équivalent nocturne —, et s'étira longuement.

— Nous allons finir notre nuit ici, expliqua son mari, et nous poursuivrons la route demain matin, car elle s'annonce encore longue.

Et sur ce, il pressa un bouton sur le tableau de bord et, alors que le plafond s'allongeait et que les dossiers des banquettes se couchaient, une série de hamacs se déplièrent sous l'habitacle.

Céleste ne put retenir une exclamation émerveillée, qui amusa les autres voyageurs fort accoutumés à ce style de transport.

Lorsque Céleste rouvrit les paupières, le lendemain matin, ses camarades dormaient encore. Avec un léger sourire, elle constata que l'herbe était en vérité d'une douce couleur bleu pastel, qu'elle n'avait pas remarquée dans l'obscurité. Elle s'étira longuement, le corps courbaturé par cette nuit de repos rustique, mais pour le moins agréable.

Petit à petit, ses amis s'éveillèrent l'un après l'autre, le visage défait par le manque de sommeil. La jeune fille sauta de son hamac et entreprit de s'extraire de la voiture. À l'extérieure, Mme. Stravosky avait déplié le coffre qui comportait une petite cuisine improvisée, et préparait le petit-déjeuner en fredonnant tranquillement.

Céleste songea à quel point quitter ainsi la ville et les Archives sans en informer personne était risqué, mais elle n'avait plus rien à perdre, de toute manière. Elle n'avait plus qu'à gagner, gagner une amitié indéfectible, et peut-être aussi une raison d'être.

Céleste ne partait pas uniquement pour vivre une aventure, non. C'était également un voyage en quête d'identité, un voyage qui lui révèlerait enfin qui elle était, et quel rôle devait-elle jouer dans ce monde si vaste, un monde dans lequel elle était perdue et où elle devrait désormais retrouver sa place.

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