Chapitre 20 - Inaccessible maîtrise
Céleste enchaînait chaque heure de formation avec un bonheur peu coutumier, laissant peu à peu l'appréhension et l'angoisse derrière elle. Assise au fond d'un large amphithéâtre, elle avait suivi avec attention l'exposé de Géologie — durant lequel les apprentis apprirent que leurs Pupilles avaient pour source d'énergie certaines pierres précieuses, et que chacun en possédait une spécifique se référant à la couleur de leurs iris, et donc au cristal pour la jeune fille –, puis avait observé aux côtés de ses futurs collègues un homme aigri et voûté leur offrir une démonstration d'archéologie, durant laquelle il leur avait démontré les gestes exactes afin de déterrer une vieille chaussette âgée d'au moins six décennies avec une lenteur exaspérante, mais même malgré ça, elle s'était montrée intéressée par chaque cession de formation. Et ce bien qu'elle passa les trois quarts de son cours d'Histoire Terrienne à étrangler le rire libérateur qui menaçait de s'échapper de sa gorge, tandis que Amælie Stravosky – la jeune fille étant parvenue à se faire remarquer dès son premier cours de la journée – mimait un sommeil profond sur l'épaule de son voisin indulgent, lequel suivait avec une concentration étonnante le cours pour le moins – il fallait l'avouer – barbant.
Après cela, Céleste et Lætitia se dirigèrent vers le réfectoire pour... Le petit-déjeuner (la brune avait encore du mal à assimiler ces horaires peu communs). Elles s'assirent à une table du fond, et Céleste s'apprêtait à piquer sa fourchette dans ses œufs brouillés (de couleur bleue) quand une chaise racla le sol à ses côtés. Elle releva la tête, les muscles tendus par un vieux réflexe qu'elle s'efforçait de taire, et découvrit les yeux saphirs de Roméo posés sur elle.
— Heu... Salut ? fit-elle, perplexe.
Aussi loin qu'elle s'en souvienne, c'était la première fois que l'un de ses camarades se dirigeait spontanément vers sa table.
Le garçon aux cheveux paille inspira profondément avant de se lancer :
— Écoutez, toutes les deux... je... J'aimerais mieux éviter d'ébruiter le fait que je travaille à la Fabrique, si cela ne vous dérange pas... Pas que ce soit un sujet tabou, mais... C'est un sujet que j'aimerais mieux garder pour moi, et je préfèrerais éviter les question gênantes, vous voyez...
— Oui, parfaitement ! répondit Céleste en fronçant les sourcils.
— On n'a rien dit du tout ! assura Lætitia en levant les mains dans un geste d'apaisement et de parole assez spontané et exagéré.
Roméo leur adressa un ultime sourire pour toute réponse, et, interprétant leur silence pour une invitation, s'assit sans ajouter le moindre mot.
Les deux jeunes amies échangèrent un regard. Il leur brûlait de poser de nombreuses questions sur la raison exacte de cette requête, mais elles n'en firent rien. Une amitié naissante est comme la flamme d'une bougie, il faut l'entretenir avec douceur et précaution pour éviter qu'elle ne s'éteigne.
***
Le cours de GMTR (Gymnastique Magique en Terrain Réel) qui suivit fut particulièrement éreintant. Céleste pensait savoir faire la roue, mais il s'avéra que la sienne n'était pas suffisamment correcte pour sa superviseur principale. Mme Loriana ne cessait de la reprendre afin qu'elle déplace ses mains d'un millimètre et qu'elle atterrisse en douceur dans le silence le plus total. Malgré l'aide que lui apportait ses pieds nus afin d'effectuer correctement l'exercice imposé, son professeur trouvait toujours matière à critiquer ce qu'elle faisait.
— Je n'en peux plus ! se lamenta une jeune fille du nom d'Helæ, les cheveux défaits, épongeant d'un revers de main son visage ruisselant, une fois que les élèves eurent rejoint les vestiaires.
Céleste sortit en trombe dans le couloir, suivie de Lætitia, alors que Roméo s'échappait de l'atmosphère étouffante des vestiaires réservés à la gente masculine. Il leur adressa un petit sourire, et la blonde l'invita d'un geste à faire le chemin avec eux. Mais lorsqu'ils parvinrent dans le hall d'entrée, où un flot de visiteurs se mouvait en direction du bâtiment des archives, à l'opposé de celui de l'académie de formation, le regard du garçon fut soudainement aimanté et, poussant un juron, il vira brutalement vers un couloir désert et plongé dans l'obscurité. Intriguée, la brune s'engagea à sa suite, tandis que Lætitia pestait d'exaspération derrière elle.
— Que se passe-t-il ? maugréa-t-elle en fronçant les sourcils.
— Pitié, pas de questions ! supplia l'adolescent en se prenant la tête dans les mains.
Céleste fronça les sourcils, la bouche entrouverte, en échangeant un vive regard incandescent avec son amie, tout aussi perplexe par cette étrange et inattendue réaction.
Elles aperçurent alors un couple noblement habillé qui parcourait, la tête haute, les derniers mètres les séparant du couloir qu'ils venaient d'emprunter. Leurs regards brûlants étaient figés sur le jeune homme, la tête basse, rentrée dans les épaules, légèrement voûté. L'homme était le détenteur de cheveux noirs et d'une imposante moustache. Un monocle était lié à sa veste par une chaîne en or, l'exemptant d'une allure moderne. Sa femme était vêtue d'une chemise blanche, d'un pantalon et d'une veste noirs, qui moulaient sa silhouette effilée et gravait en elle un contraste épatant avec celui qui semblait être son mari. Ses cheveux blonds étaient noués en un chignon strict, tiré à quatre épingle, dont s'échappaient deux mèches parfaitement symétriques coulant des deux côtés de ses joues. C'est alors seulement que Céleste fut frappée par la ressemblance entre cette femme et son camarade, lequel paraissait redouter plus que tout leur venue.
— Vous allez être en retard pour votre cours de Maîtrise, fit remarquer prestement Roméo d'une voix tendue.
— Que..., commença Lætitia.
Mais sa camarade l'attrapa par la manche d'un geste sec et efficace et l'entraîna à sa suite, sans ménagement, dans un couloir adjacent, bien décidée à respecter l'intimité de l'adolescent.
Elle s'apprêtait à prendre la direction du bâtiment suivant, quitte à effectuer un détour par les jardins, quand ce fut au tour de la blonde de la retenir par un pan de sa cape.
Céleste lui jeta un regard interrogatif, auquel la jeune fille répondit par un geste du menton en direction du garçon et des deux adultes nouvellement arrivés.
— Tu veux pas en apprendre plus, toi ? souffla-t-elle avec un sourire en coin qui n'augurait rien de bon.
Génial. Forcée d'écouter les conversations privées de mes potentiels futurs amis... Sympathique !
— Roméo Sonn ! fit alors une voix glaciale, brisant le silence en plusieurs éclats de verre tranchants. Tu m'octroies donc enfin le droit d'avoir le privilège de t'adresser la parole ?
La voix féminine avait achevé sa tirade sur une note ironique et cinglante, avant de laisser échapper un rire qui fit presque aussitôt chuter la température ambiante, se privant immédiatement de l'estime et de l'amabilité qu'aurait pu lui accorder Céleste, laquelle se surprit aussitôt à détester ce ton qu'elle associa à la femme au chignon.
— Pas tout à fait, non, rétorqua Roméo sur un ton d'une chaleur égale – c'est-à-dire tout à fait inexistante. Vous m'excuserez, j'ai une cession de formation sur le point de débuter...
— C'est avec beaucoup de regrets que je vais donc t'apprendre que tu risques d'y parvenir en retard, jeune homme ! intervint l'homme pour la première fois. Ainsi n'avons-nous pas même le droit de toucher un mot à notre propre fils ?
La jeune Wonderline sentit Lætitia se raidir à ses côtés, alors qu'elle-même n'en menait pas large. Bien qu'elle ait rapidement soupçonnée le lien de parenté entre ces trois êtres, l'entendre dit de vive-voix, et ce par une personne si désagréable, lui fit tout de même une drôle d'impression.
— Très bien, capitula Roméo d'une voix tremblante de ce qui ressemblait à... de la fureur. Mais pour me dire quoi, au juste ? Parce que je n'ai absolument pas envie de perdre de temps avec vous.
— Premièrement, reprit sa mère, nous montrer un peu plus de respect, et deuxièmement, cesser de nous fuir.
Un silence pesant accueillit ses paroles.
— Vous montrer un peu plus de respect..., fit le garçon dans un murmure que ses camarades eurent du mal à percevoir. Je vous respecte d'ors et déjà...
— Ce n'est pas l'impression que tu nous donnais..., répliqua son paternel d'une voix grondante et menaçante.
— Éverald, l'interrompit sa femme d'un ton à l'accent légèrement réprobateur. Tout ce que nous souhaitons, c'est que tu rentres à la maison, chéri...
Sa voix avait subitement entamé un tournant précipité vers la douceur, et le brut contraste fit quelques secondes chanceler la brune.
— Jamais..., souffla le garçon après quelques secondes indécis. Pas après ce qui s'est passé... C'est fini, ok ? Je vais rester ici, et c'est très bien comme ça.
— Roméo..., commença son père d'un ton de reproche.
Mais le garçon avait déjà tourné les talons. Il se figea aussitôt en apercevant les deux amies, qui, perturbées par ce départ précipité, n'avaient pas eu le temps de s'éloigner. Honteuses et ne sachant que dire, elle baissèrent leurs yeux en direction de leurs chaussures.
— J'ai pas envie d'en parler, fit l'adolescent d'un ton sec et dur.
Ses deux camarades opinèrent du chef, et Céleste s'octroya le droit de lui destiner un sourire timide, qu'il lui rendit tristement, avant de prendre tous trois la direction de leur salle d'étude suivante.
Arrivés devant la salle de classe, ils reprirent leur souffle un court instant avant de frapper à la porte.
— Entrez !
La pièce dans laquelle ils s'engouffrèrent était vaste et ne comportait aucun pupitre. Les apprentis s'étaient rassemblés le long le mur du fond, débarrassés de leurs capes blanches qui gisaient pêle-mêle sur le bureau de leur formateur. Celui-ci s'avérait être un homme de petite taille leur faisant face. Il devait être d'un âge avancé, tels en témoignaient sa barbe et ses cheveux blancs. Il tenait entre ses doigts squelettiques un long bâton de bois au bout duquel pendaient trois perles rouges et blanches.
— Je vous attendais ! fit-il en souriant, arrachant un soupir de soulagement aux retardataires. Bien, bien. Prenez place avec les autres, je vous prie ! Donc, comme je le disais précédemment, je suis maître Fowl, votre enseignant de Maîtrise.
Plusieurs élèves s'exclamèrent et Céleste jeta un regard en biais à son voisin, un certain Hugot Ficher que Miss Sans-Uniforme ne quittait pas d'une semelle – ce qui pouvait tout aussi bien être réciproque.
— Maître Fowl n'est nul autre que le seul Magicien vivant hors de l'île Seyna ! expliqua-t-elle avec excitation. Ça avait fait la une des journaux, l'année dernière !
— Il possède des Pupilles ? demanda la jeune fille, un rien perplexe.
Amælie Stravosky haussa les épaules d'un air désintéressé à la place de son ami.
— Apparemment, fit-elle d'un ton neutre.
Leur professeur de Maîtrise était donc un Magicien. Un protecteur et un gouverneur qui enseignait dans cette école. C'était bien la dernière chose à laquelle Céleste se serait attendue !
— Donc, comme vous le savez sûrement, poursuivit le professeur, vous apprendrez dans ce cours à contrôler vos Pupilles. J'entends, par contrôler, que vous puissiez pleinement annuler leurs effets, bien entendue, mais également que vous sachiez correctement les utiliser. Bien. Donc, pour commencer, nous allons effectuer la leçon la plus primordiale : apprendre à empêcher ses Pupilles d'agir. Je vous rassure tout de suite, ce n'est absolument pas compliqué ! C'est pourquoi nous allons éviter d'y passer plus de deux ou trois séances. Vous allez pour le moment passer devant moi à tour de rôle et me regarder dans les yeux. Ensuite, vous tenterez de repousser les visions qui menaceront de vous envahir. Faites vous violence pour demeurer à la surface et ne jamais, jamais, vous immergé. Il vous suffira ensuite de répéter cet exercice jusqu'à ce qu'il devienne naturel. Tu commenceras, Amælie.
La jeune fille s'avança en sautillant, ses mâchoires mouvantes trahissant la présence évidente d'un chewing-gum entre ses dents.
— Parfait, oui, vraiment excellent ! la complimenta maître Fowl une fois l'épreuve effectuée.
Les autres élèves passèrent à tour de rôle, et chacun réussi l'exercice sans réel effort, si bien que Céleste se rendit à l'évidence qu'il ne présentait aucune difficulté. Lorsque ce fut son tour de s'avancer vers son professeur, elle était relativement confiante, malgré tous les regards lui brûlant la nuque. Pourquoi donc avait-il fallu qu'elle attache ses cheveux ?
Mais hélas, rien ne se passa comme prévu. À l'instant même où elle voulut repousser la vision qui la menaçait, elle se rendit rapidement compte qu'elle ne parvenait qu'à la faire accélérer, et son arrivé devint vite imminente. Céleste paniqua. Elle la redoutait plus que tout, elle voyait en elle le reflet de ses cauchemars, de ses démons.
— Ne la fuis pas ! entendit-elle vaguement son professeur lui intimer, comme à travers un film d'eau. Ce n'est pas ton ennemie, tu dois juste la contrer !
Mais cela ne fit qu'accentuer la crise de panique croissante qui étreignait l'adolescente. Alors, elle puisa dans toute sa puissance pour empêcher les souvenirs de son formateur de l'entraîner dans des abîmes sans fond. Mais ce fut pire que tout : un alizé surnaturel pénétra la salle de classe, agita ses cheveux bruns, et elle s'enflamma. Littéralement. Des flammes lui dévoraient le corps, la consumaient, avant qu'elle ne sente son corps basculer en arrière, pour la contraindre à sombrer dans une nuit sans rêves.
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