Chapitre 11 - Un plongeon dans les abîmes

Lise sourit. Son cœur palpitait de joie et battait à la vitesse d'un train à vapeur. Elle était si heureuse que sa fille se plaise ici ! Elle avait à la fois attendu ce moment avec impatience et redouté la venue de Céleste. Sa gorge se nouait lorsqu'elle songeait à tous ses secrets, ses mensonges, qu'elle avait cachés à sa fille. Céleste était, certes, une jeune fille épanouie, mais elle ne pouvait voir la partie immergée de l'iceberg, la face cachée de la Lune. Elle pensait la connaître, cette partie, ce fragment du cœur de sa mère, mais elle était loin, bien trop loin, pour comprendre.

Lisæ savait qu'elle commettait une grave erreur à cacher tant de choses à sa fille. Mais elle avait peur, si peur ! Elle était terrifiée, terrifiée à la perspective de ce que penserait son enfant en la découvrant réellement, elle et sa face sombre, ténébreuse.

— Maman ? Maman !

Lise Wonderline sortit de sa rêverie, s'ébrouant tel un chat qui sort de l'eau, comme pour se débarrasser du trouble qui lui collait à la peau.

— Euh... Oui ?

— Comment se fait-il, demanda Céleste, que... Cette homme, là... L'Homme Noir... Comment se fait-il qu'il m'ait retrouvée alors que tu étais déjà partie ? Tout cela n'a donc servi à rien ?

Sa mère soupira. Que dire ? Que faire ? Mais surtout, que cacher ?

— L'Homme Noir est puissant, mentit-elle. Cela a dû être plus difficile pour lui de te trouver, mais il a tout de même réussi. Et maintenant que tu es marquée, il saura à tout moment où tu te trouves.

***

« Il saura à tout moment où tu te trouves. » Ces paroles résonnaient toujours dans l'air désormais saturé de la pièce.

Céleste put sentir un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Cet homme avait essayé maintes fois de la tuer (elle avait beau se répéter ces mots, il lui était toujours aussi difficile de les assimiler). Cela serait d'autant plus facile désormais qu'elle était dotée d'une sorte de radar — ou de puce — permettant une très performante géolocalisation. Mais alors qu'elle se perdait dans des eaux profondes de réflexion, elle sembla soudainement émerger de l'eau, comme se réveiller, les membres engourdis, après un rêve étrange et surréaliste. Et tout ceci mêlé à un sentiment de culpabilité qui la fit chanceler et s'adosser aux chambranles du lit. Levant les yeux vers sa mère, elle lança avec force, sans même tenter de masquer sa colère :

— Papa ! Il est encore là-bas ! Il doit se faire un sang d'encre, depuis que j'ai disparue.

Le visage de Lise s'assombrit, et Céleste se sentit d'autant plus trahie. Elle avait la très nette impression d'avoir été dupée, envoûtée, ensorcelée et menée ici contre son grès. Appâtée comme une proie par des paroles en vrac et des promesses en l'air, comme une biche se jetant avec indifférence dans la gueule du loup, qui ne découvrait la tromperie que lorsqu'il était bien trop tard et que les mâchoires aux dents aiguisées se refermaient derrière elle.

— J'y avais pensé, dit sa mère, comme pour rattraper les choses. Tu pourrais lui écrire une lettre et...

— Non ! hurla Céleste avec fureur et dégoût. Il doit venir ici ! Il faut aller le chercher !

— Céleste ! C'est impossible. Il mourrait ! Son corps n'est pas adapté à ce monde.

La jeune fille sentit de lourdes larmes chaudes couler le long de ses joues. Elle avait la nausée, était dégoûtée par cette femme qui lui avait vendu une vie douce et bienheureuse, mais qui la retenait en vérité loin du seul qui avait su lui adresser un minimum d'attention ces derniers temps. Alors on en est là ?

— Dans ce cas, c'est moi qui retournerai là-bas ! D'abord ta disparition, ensuite la mienne ! Il serait trop malheureux ! C'est injuste de faire ça à cet homme qui a déjà tant souffert. Tout s'éclairait enfin ! La vie redevenait belle ! Je ne peux pas l'abandonner comme tu l'as fait avec nous ! Il mérite une bien meilleure vie. Tu ne mesures pas la quantité d'efforts qu'il a fait pour tenter de réparer ma vie en miettes, ma vie pourrie jusqu'à la moelle !!!

Lise réfléchit à la vitesse d'un train lancé à pleine vitesse. Elle avait peur de décevoir sa fille, peur de lui faire du mal, mais également peur de la voir la quitter à nouveau. Il fallait qu'elle la garde à ses côtés, rien qu'elle, qu'elles demeurent à deux, car elle ne saurait se séparer de Céleste. Et elle ne pourrait pas la garder sous son aile si elle venait à retourner sur Terre.

— Nous devrions..., dit-elle. Nous devrions... aller le voir. En fait... Tu devrais aller le voir seule, je t'attendrai ici en réfléchissant à une solution.

***

Céleste respira un grand coup, puis frappa. Elle attendit de longues minutes, mais aucun bruit ne vint troubler le silence. La porte n'était pas fermée, la jeune fille entra. Les tables et les chaises étaient renversées, le papier-peint déchiré, les vases brisés, les verres et les assiettes en miettes, les tableaux écartelés, les canapés et fauteuils dépouillés de leur rembourrage, tout comme les oreillers désormais privés de leurs plumes qui voletaient partout dans la pièce. La jeune fille ouvrit chaque porte, hurlant le nom de son père. Elle courut à l'étage.

— Papa ! hurlait-elle tout en tentant de refouler la panique qui lui nouait l'estomac.

Au paroxysme du désespoir, elle se précipita sur le téléphone et composa le numéro de son père.

Le répondeur.

« Bonjour. La personne que vous essayez de joindre a quitté ce monde. Veuillez vous connectez avec l'Entre-Mondes pour poursuivre votre appel.» La jeune fille ne connaissait que trop bien cet événement. Sans attendre, elle plongea tête la première dans le néant et pénétra à Noctis, d'une façon qui lui parut habituelle, comme si elle l'avait déjà effectué un nombre de fois indéfini.

***

— Maman ! Maman !

Lise sursauta. Sa fille était déjà de retour ?

— Maman, Papa est ici ! À la Nuit !

Sa mère fronça les sourcils. Qu'est-ce que..,

— Non, Céleste, c'est impossible ! J'aurais été prévenue. Les informations circulent vite.

Les épaules de sa fille s'affaissèrent, alors qu'un désespoir cuisant semblait s'abattre sur son frêle corps qui ne saurait en porter le poids plus longtemps.

— Mais... Où est-il alors ? Il n'est plus sur Terre !

— Il n'y a qu'un moyen de le savoir.

***

Les deux Nocturnes se dirigèrent à grands pas vers les Archives du Monde. Elles s'y lancèrent de couloirs en couloirs, et Lisæ conduisit sa fille jusqu'à une lourde porte de bois. Dans la pièce se trouvait un puits singulier. À sa vue, Céleste ressentit comme... un déclic. Elle eut soudain l'impression que son esprit basculait dans une dimension parallèle dont seule elle était maître. Sans savoir ce qu'elle faisait, elle se dirigea vers une étagère. La jeune fille saisit divers produits, liquides ou solides, et les versa dans un ordre précis dans l'eau trouble. Le liquide contenu dans le puits prit alors une teinte verdâtre. Céleste attrapa un long bâton au bout duquel pendaient des perles rouges et blanches.

Elle mélangea la mixture dans le sens des aiguilles d'une montre et l'eau troqua sa teinte verte contre une violette, puis orange, puis rouge, et enfin à nouveau violette. Sa bouche s'ouvrit alors d'elle-même et, tel un flot de lave brûlante, des mots qui lui étaient inconnus en jaillirent :

Sin'wel umna comeom melunda ! Le vent et la pluie, le soleil et les nuages, de la force des astres, montre-moi mon père.

Au centre du puits apparut le visage médusé d'Éric. Il se trouvait dans une pièce sombre, faiblement éclairée par de vieilles lampes à huile. Il était ligoté à une chaise et bâillonné. Un homme fit alors son apparition au centre de la scène. Il était vêtu d'une longue cape noire, et une jeune fille le suivait. Céleste devina sans peine qu'il s'agissait de Filæ, sa... sœur. À sa vue, Éric Wonderline écarquilla les yeux. Sa fille disparue était là, prisonnière elle aussi de ce monstre. Son enfant, sa fille, son trésor... Ici ? Et si proche de lui ! Enfin si proche ! Après tout les efforts qu'il avait déployés dans sa recherche, il la revoyait enfin.

— Alors, Éric, dit son interlocuteur, comment vas-tu ? Écoute, je déteste retenir des personnes prisonnières, mais je n'ai plus le choix, hélas. Tu seras libre, mais à une condition, une unique condition : livre-moi Cælestis, laisse-moi la voir et la garder à mes côtés et à ceux de sa sœur.

Éric voulut répondre, mais ne le put point. Ses sourcils se froncèrent, une lueur farouche et furieuse s'allumant dans ses prunelles.

Céleste sortit soudainement de son état de transe. Elle était allongée sur le froid sol de pierre de la salle, baignant dans ses habits humides de sueur. Sa mère n'avait pas bougé, paralysée. Elle avait les yeux écarquillés de stupeur et la bouche entrouverte. Sa fille se leva en titubant, la tête bourdonnante et lourde, le sang battant sourdement à ses oreilles.

— Que... Que s'est-il passé ? bégaya-t-elle, éperdue.

Sa mère ne répondit pas. Dans ses prunelles claires, seule une lueur d'angoisse pure était lisible. Et une pensée, une seule pensée parvint à traverser l'esprit de Céleste : Mais quand Diable reprendrais-je une existence normale ? Et pourtant, bien malgré elle, elle savait que cette interrogation était réthorique. Elle savait bien, évidemment, qu'une vie banale ne serait plus jamais possible. Elle venait de pénétrer un gouffre profond dont on ne ressort jamais, et avait signé de sa main le contrat d'un aller sans retour.

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