Chapitre 1 - La chute { Corrigé
S'il y a bien une chose dont Céleste Wonderline était certaine, c'est qu'elle était différente de ses camarades de classe, et que le monde entier semblait décidé à le lui rappeler. Elle était petite, bien sûr, mais bien moins naïve qu'on pourrait le penser. À vrai dire, elle trouvait ça insupportable cette manie qu'avaient les adultes de penser les enfants ignorants. Car, à huit ans, Céleste était loin d'être ignorante. Et elle savait qu'elle avait quelque chose qui la distinguait des autres enfants de son âge ; elle savait qu'elle possédait quelque chose en moins. Ou bien quelque chose en plus. Une chose dérangeante ; une chose qui agissait comme un aimant, qui attirait sur elle tous les regards, quoiqu'elle fasse. Céleste avait beau s'efforcer de se comporter comme n'importe quelle petite fille de huit ans, elle demeurait toujours en marge de cet univers banal.
Tout d'abord, il y avait ce satané accent. Un accent doux, mélodieux, léger, étrange, qui contrastait avec sa voix légèrement rauque, et qui donnait presque l'impression qu'elle chantait lorsqu'elle prenait la parole. Céleste avait rapidement pris l'habitude de ne plus parler, en devenant presque muette, préférant se taire qu'attirer sur elle des regards curieux et inquisiteurs, ainsi qu'un flot de questions. Combien de fois, depuis son plus jeune âge, lui avait-on demandé de quel pays elle était originaire ? Et combien de fois l'avait-on prise pour une menteuse lorsqu'elle répondait « Mais de France, bien sûr ! » ? Un nombre incalculable. Tant de fois qu'elle en était venue à se poser de nombreuses questions sur ses origines. D'autant plus que, bien que son père possédât l'accent caractéristique du sud de la France, sa mère, Lise Wonderline, possédait le même que sa fille. Mais Céleste avait beau la questionner, elle n'obtenait jamais que des réponses vagues. « Tu comprendras lorsque tu seras plus grande » ne cessait-on de lui répéter. C'était insupportable.
Ce que ses parents ignoraient, cependant, c'est que Céleste était tout sauf naïve. Très jeune déjà, elle avait compris que sa mère possédait deux visages. Deux facettes, comme le yin et le yang. Il y avait ce visage confiant, paisible, heureux, que Lise revêtait en public, devant sa fille et son mari. Mais la fillette le trouvait vide ; elle avait l'impression que ce sourire, ces fossettes, ces joues rouges et ces yeux pétillants n'étaient qu'un mensonge. Elle avait le sentiment que sa mère portait un masque pour cacher son vrai visage. Et celui-ci — la face cachée de la lune —, Lise ne le laissait transparaître que lorsqu'elle pensait être seule. Mais Céleste l'avait aperçue, plusieurs fois, alors qu'elle était cachée derrière une porte entrebâillée, ou à l'angle d'un couloir. Le regard de sa mère, plongé dans le lointain, semblait sonder le ciel et la cime des arbres lorsque le jour tombait, lorsque le soleil se couchait et l'azur s'embrasait. Ses doigts effleuraient la vitre avec absence, et ses yeux étaient voilés de mélancolie, de nostalgie.
Ce regard, elle l'avait aussi lorsqu'elle chantait des berceuses à Céleste pour l'endormir. À huit ans, la fillette se souvenait encore de ces soirées où Lise s'asseyait sur le bord de son lit pour la border, alors qu'elle était toute petite. Sa voix si semblable à celle de sa fille s'élevait dans l'air alors qu'elle chantait. Des chansons qu'elle seule connaissait. Lorsqu'elle chantait, son accent ne semblait plus le moins du monde singulier. Il s'accordait soudain parfaitement avec ses mots, comme si Lise chantait dans une autre langue — ce qui était tout à fait impossible puisque Céleste en comprenait chaque parole. Sa voix était si vibrante, si sincère, que la fillette avait parfois l'impression qu'elle allait prendre une forme matérielle, s'enrouler dans l'air comme un long ruban de fumée. Ses comptines parlaient d'étoiles, de magie, de souvenirs envolés, d'anges déchus et de créatures de l'obscurité...
La petite fille savait bien que sa mère lui cachait tout un tas de choses. Il y avait, par exemple, cette commode dans son bureau que personne n'avait le droit d'ouvrir, pas même Éric, le père de Céleste. Un jour, la fillette en avait trouvé la petite clef en argent, dans le double-fond d'un tiroir. Elle s'était aussitôt empressée d'ouvrir la commode interdite, consumée par la curiosité. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle découvrit toute une étagère remplie de flacons contenant d'étranges substances, ainsi qu'une multitude de vieux livres poussiéreux aux pages jaunies et gondolées.
Oh mon dieu, ma mère est une sorcière ! avait-elle alors pensé avec ravissement. Elle venait alors tout juste d'achever la lecture des Harry Potter, et la pensée qu'un hibou allait peut-être un jour frapper à sa fenêtre pour lui apporter une lettre d'admission à Poudlard était plus qu'excitante.
Céleste avait alors saisi le plus imposant des volumes et en avait déchiffré le titre :
Les Contes Archaïques
Elle avait lu la première phrase avant d'abandonner la lecture de cet ouvrage poussiéreux, bien plus barbant que les romans qu'elle lisait. Elle le prit sous son bras, se précipita dans la cuisine et posa le livre sur la table pour le montrer à son père.
— Regarde Papa, le livre que j'ai trouvé dans le bureau de Maman ! Par contre il y a écrit « contes » mais ce n'est pas du tout amusant. Je ne comprends rien à cette histoire.
Éric avait paru perplexe.
— Mais... Céleste... Il n'y a rien écrit du tout dans ce cahier !
— Mais siiii, regarde ! avait dit sa fille en lui montrant le titre qui se découpait en lettres dorées sur la couverture. Les Contes Archaïques !
Son père avait dévisagé Céleste d'un air dubitatif.
— Bon, assez rigolé, il est l'heure d'aller se coucher maintenant ! avait-il finalement conclu sur un ton légèrement inquiet.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Lise avait ri en écoutant cette histoire, et avait assuré à sa fille que non, bien sûr que non, il n'y avait rien d'écrit dans ce vieil ouvrage. Quelle imagination ! Mais Céleste savait ; elle voyait bien cette lueur dans les yeux de sa mère, cette lueur qui brillent dans les yeux de tous les parents lorsqu'ils mentent pour rassurer leurs enfants.
Ainsi, la vie de Céleste Wonderline avait toujours été peuplée de mensonges, de vérités ignorées, de regards mélancolique tournés vers un passé oublié. Et malgré tout, la fillette était heureuse, car il subsistait en elle une certaine innocence enfantine ; elle avait des amies, des parents aimants, une maison paisible dans un village paisible. Que demander de plus ?
Mais les choses prirent un tournant soudain et inattendu, en ce début d'été 2013, qui précipita le court des évènements. Un tournant qui plongea Céleste dans un songe éveillé plus proche de la vérité qu'elle ne pourrait l'imaginer, et pourtant encore saturé de mystères.
Ce fut ce jour-là que s'acheva réellement cette vie d'insouciance enfantine.
Ce fut ce jour-là que débuta réellement l'histoire.
Sa maîtresse, Mme Jenkins, une institutrice d'un âge avancé à l'accent british très prononcé, avait organisé une journée dans les Pyrénées, dans un but éducatif. Les élèves étaient très excités, en ce jeudi du mois de juin. L'atmosphère en était saturée d'électricité statique, et la tension avait atteint son paroxysme. Cela faisait une heure qu'ils étaient partis de l'école et roulaient dans un petit bus scolaire jaunâtre à la peinture écaillée. Il y régnait une puissante odeur de renfermé et de cuir que les fenêtres ouvertes ne parvenaient pas à dissiper tant elle était forte. Mais il en fallait plus pour déconcerter les élèves de la CE1 B. Céleste, ainsi que ses deux grandes amies, Agathe et Maé, s'étaient installées au fond du car, afin de se retrouver côte à côte. Elles étaient aussi impatientes d'arriver que leurs camarades de classe.
— Vous vous rendez compte ! s'exclamait Agathe en secouant ses petites boucles rousses. On va peut-être voir des animaux sauvages !
— Et on va même pique-niquer au bord d'un lac ! renchérissait Maé. Un vrai lac !
Les cheveux de la petite fille étaient d'un blond presque platine. Quant à Céleste, elle était brune et possédait de beaux yeux noisette. Ces derniers brillaient en découvrant le paysage qui se découpait derrière les fenêtres. Et, dans son esprit, une phrase tournait en boucle, comme elle avait tourné toute la nuit, l'empêchant de fermer l'œil ; plus qu'une phrase, il s'agissait d'une certitude. La certitude qu'elle savait une chose que ses camarades ignoraient ; qu'elle possédait une chose que ses camarades ne possédaient pas...
***
Après un copieux déjeuner, les enfants partirent en balade, guidés par un homme robuste. Hélas, le pique-nique était bien l'instant préféré et le plus attendu des élèves. Et une promenade ne les enchantait guère. Aussi l'ambiance avait-elle pris un tournant morose et ennuyé.
— Alors, les enfants, vous avez dû remarquer les barrières de cordes sur les côtés du chemin. Elle vous protègent du vide. Il est évidemment interdit de les dépasser, expliqua le guide avec lassitude face à ces têtes déconfites.
— Et, poursuivit Mme Jenkins, le premier que je vois enfreindre cette règle retournera immédiatement dans le bus. Est-ce clair ?
— Oui, maîtresse ! répondirent platement les élèves.
Et ils purent poursuivre la randonnée. Le trio d'amies se tenait à l'arrière du groupe. Cela faisait plusieurs minutes que la brunette ouvrait la bouche pour parler, puis la refermait et se mordait la lèvre inférieure, avant de répéter en boucle son petit manège. Si bien que ses amies la pressèrent de leur expliquer l'origine de son trouble.
— Bon, écoutez, commença Céleste, je vais vous dévoiler un secret. Vous ne le répéterez pas ?
Ses deux amies opinèrent du chef, solennellement.
— En fait, je...
Elle se mordilla la joue.
— Je sais voler, lâcha-t-elle enfin.
Les yeux de Maé et d'Agathe s'agrandirent, et Céleste sourit intérieurement de l'effet qu'elle produisait sur ses amies. Elle avait répété son laïus toute la nuit, se réjouissant à l'avance de leur dévoiler un secret si incroyable et merveilleux.
— Non ?! s'exclamèrent-elles.
— Mais n'im-por-te-quoi ! fit une voix cinglante.
Thomas Mart, un camarade de classe, s'approcha, un air hautain sur son visage de bambin. La fillette lui décocha un regard assassin, et la flèche enflammée atteignit le garçon en plein cœur. Paf, songea Céleste avec un sourire satisfait. Si seulement les choses pouvaient être aussi simple ! Si seulement un regard lui suffisait à mettre ses bourreaux hors service, tout comme les toilettes des filles de la primaire après le passage calamiteux d'un sac de bille par la chasse d'eau. Avec un goût amer, elle eut une petite pensée pour ses précieux bijoux qui reposaient en paix au fond des égouts. Et dire que la cause de leur dégradation se tenait désormais devant elle, les sourcils en accent circonflexe, la toisant de ses yeux verts.
— Comment ça, n'importe quoi ?
Céleste croisa ses petits bras sur sa poitrine avec une moue supérieure.
— Tu ne peux pas voler, c'est impossible !
— Bien sûr que si, c'est possible !
— Prouve-le !
Rien que ça ?
— Très bien, répondit Céleste.
Et elle dépassa la barrière défendue.
— Je crois pas que..., commença Agathe.
— Tais-toi ! ordonna Thomas.
Céleste continua d'avancer, en direction du gouffre qui s'ouvrait sous leurs pieds. S'il lui fallait une petite séance de démonstration, il l'aurait, ce petit m'as-tu-vu.
Mais Thomas, craignant sûrement une réprimande de la part de leur institutrice, hésita :
— En fait... Heu... Je... Je te crois, hein, c'est pas grave ! On... retourne avec les autres ?
Mais Céleste marchait toujours, impassible. Il ne va pas se dégonfler, tout de même ? Plus que quelques pas, et la gravité, avide et affamée, l'aspirera, avant de contempler, effarée, la petite fille la tromper, lui préférant l'azur des cieux et le blanc moutonneux des cumulus.
— Arrête-toi ! s'écria Maé, ses yeux s'emplissant de larmes.
Céleste obéit. La vallée s'étendait sous elle, éblouissante. La petite fille recula de trois pas. Thomas soupira de soulagement. Mais Céleste prenait son élan. Elle courut en direction du gouffre.
— Noooooooooon ! hurla son camarade.
Mais il était trop tard. Céleste se jeta dans le vide.
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