Chapitre 8 - Les Archives du Monde

— Et... Où allons-nous, exactement ? demanda Céleste au jeune homme, dont elle eut appris quelques instants plus tôt qu'il se nommait Tætus.

— Aux archives, répondit-il sans même lui jeter un regard.

La jeune fille soupira, sans savoir si ce soupir définissait son exaspération face à ce manque d'explications ou bien la peur sourde qui engourdissait petit à petit son être. L'homme se fit alors plus précis.

— Les Archives du Monde.

Ils étaient redescendus de la rue Supérieure et slalomaient tant bien que mal entre les trop nombreux passants et marchands ambulants qui déambulaient dans cette marrée humaine.

— Seulement trente-deux perles le sachet de poussière d'étoile ! Trente-deux perles seulement ! criait l'un.

— La pierre gravée à quinze perles ! criait un autre.

Céleste étouffa un rire. Quel rêve étrange ! Car c'est bien un rêve, n'est-ce pas ? Elle l'avait défini à peine avait-elle heurté le sol de cette ville surnaturelle.

— Tætus ? demanda Céleste. Je rêve, n'est-ce pas ? Ah mais... Suis-je bête ! Tu ne me répondrais pas...

L'homme lui jeta un regard étrange.

— On m'avait dit que tu étais futée, mais je commence à avoir un doute.

Vexée, la jeune fille se renfrogna.

— Mais où sommes-nous, d'abord ?

Il se retourna vers elle en fronçant les sourcils.

— Mais en pleine Nuit, pardi ! s'écria-t-il.

En pleine nuit, pardi ? Pff...

Il fouilla dans sa poche et en sortit une bourse remplie de petites billes nacrées.

— Exactement mille-cinq-cent perles ! dit-il. Au cas où tu aurais besoin de t'acheter je n'sais quoi. Une bille représente quinze perles, soit trente euros chez les humains. Les disques sont égaux à deux perles. Quant aux tchilings, ces petites gouttes de verre, elles représentent chacune un euro terrien, il t'en faut donc deux pour obtenir une perle !

Céleste le regarda, incrédule.

— Je ne rêve pas, n'est-ce pas ?

— Il ne te semblerait pas un peu réaliste, ton rêve ?

L'adolescente ne répondit rien et se laissa glisser au sol, le corps parcouru de soubresauts, en proie à une panique aiguë.

— Je ne sais pas où je suis, un oiseau est venu dans ma chambre prendre de mes nouvelles car on a essayé de me tuer, un pentagone noir est apparu sur ma paume, j'ai été enlevée, je me suis téléportée, et la première chose que tu essaies de me faire comprendre, Tætus, c'est la monnaie de cet endroit ?!

Le jeune homme se gratta la tête, visiblement mal-à-l'aise.

— Désolé... Mais ce n'est pas un endroit convenable pour des explications.

En effet, les gens dévisageaient Céleste avec de la curiosité mêlée à de l'étonnement. La jeune fille se souvint alors qu'elle était simplement vêtue d'un pyjama à pois roses et verts sous un vieux duffle-coat violet pastel, au milieu d'une rue bondée.

Le rouge lui monta aux joues.

***

La rue Inférieure débouchait sur un grand bâtiment aux murs luisants. Il avait pour toit un immense dôme de verre, et avait été construit dans une fosse béante ; Tætus s'engagea sur le pont menant à l'entrée principale, Céleste à sa suite.
Elle découvrit alors les multiples piliers soutenant le bâtiment qui reposaient entre rivières, cascades et bassins artificiels, au-dessous d'elle. Des gens s'y promenaient, portant tous un uniforme blanc.

En s'approchant de l'entrée des archives — car c'était elles — Céleste se rendit compte que les murs étaient faits de nacre. Ils étaient incrustés de coquillages et de pierres précieuses.

En entrant dans le bâtiment, Tætus se dirigea vers un comptoir de marbre.

— Céleste Wonderline ! annonça-il. Cælestis !

Une dame s'approcha de Céleste.

— Viens avec moi, lui dit-elle.

La jeune fille obéit docilement et la suivit à travers un dédale de couloirs.

— Je m'appelle Maria ! Je suis l'inspectrice générale des bronzes, les jeunes débutants archivistes nouvellement arrivés.

Elles pénétrèrent dans une salle exiguë qui ressemblait grandement à un placard mais qui s'avérait être, en vérité, des vestiaires.

— Il me semble que tu n'es guère prête pour la rentrée, poursuivit Maria.

— La... rentrée ?!

— C'est ce que je viens de dire.

— Mais, se récria Céleste, nous sommes en avril !

La femme lui jeta un regard en coin, les sourcils en accent circonflexe.

— Et alors ?

— Et alors j'ai fait ma rentrée en septembre ! Et puis d'abord pour rentrer ? Parce que je suis déjà scolarisée dans un établissement très correct.

L'inspectrice parut décontenancée, et sa bouche s'ouvrit en un O parfait dans une mimique presque comique, et qui aurait sûrement été drôle dans autre contexte.

— Oh ! On ne m'avait pas dit ! Tu poursuis l'école ? Et une école où la rentrée se fait en septembre ? Quelle étrange habitude ! Mais il va falloir te résigner à la quitter.

Céleste éclata d'un rire sans joie, le cœur palpitant, plus terrorisée encore qu'elle ne le laissait paraître.

— C'est ça ! À la quitter ! Et pour aller où, peut-être ?

— Mais ici !

La jeune fille cessa de rire.

— Puis-je savoir au moins où je me trouve ? demanda-t-elle d'une voix tendue à son paroxysme.

— Mais en pleine Nuit, pardi !

Ils sont tous fous ! songea-t-elle.

— Merci, mais cela ne m'éclaire pas beaucoup, rétorqua l'adolescente. Où se trouve cette ville ? En France ? Si j'en croyais mes manuels d'Histoire, cette ville se situerait probablement en Turquie, mais cela fait bien longtemps que les maisonnettes en terre ont été remplacées par des bâtisses bien plus modernes, alors je ne sais plus quoi penser. À moins que celles-ci aient été conservées ? Le seul problème, c'est que je n'ai jamais entendu parler d'une ville aussi verte, et, de toute manière, on ne parle pas français en Turquie, alors...

Turki ? Où cela se trouve-t-il ?

Mais non... Elle se moque de moi...

— Bah, la Turquie ! Vous savez, au sud-est de l'Europe...

— L'Europe ?! Oh, sur Terre, tu veux dire. Je ne me suis occupée que de la France, lors de mon service, alors l'apprentissage d'autres régions terriennes m'a semblé bien futile lorsque j'étais à l'école, tu sais.

Sur Terre ?!

— Mais Noctis n'est ni un pays ni une ville, voyons très chère ! C'est un monde !

— Un monde ?

— Bien sûr que oui ! Un monde ! Un monde comme la Terre, Aurora, Crépusculum... Que sais-je, encore ! Tu ne sais donc pas même où tu habites ?

— Mais je n'habite pas à... Noctis, moi !

Maria cessa toute activité. Ses bras retombèrent le long de son corps, et les affaires qu'elle tenait dans ses mains glissèrent jusqu'au sol.

— Tætus ne me l'avait pas dit, murmura-t-elle.

Puis elle se reprit, son sourire refit irruption sur son visage et l'excitation s'empara à nouveau de son corps.

— Tu dois être légèrement perdue ! Mais cela n'a absolument aucune importance ! Car, désormais, tu a appris qu'il existait plusieurs univers, et que tu venais de te retrouver dans un monde parallèle au tien! (Elle poussa un petit cri.) N'est-ce pas existant ?!

Mais Céleste avait d'ors et déjà pris ses jambes à son cou. Ses pieds nus martelaient le froid sol de pierre, l'écho de ses pas et de sa respiration précipitée résonnait contre les murs immaculés. Éperdue, elle tourna à l'angle du couloir, son souffle haché, un point de côté la lançant terriblement. La terreur lui nouait la gorge et les entrailles, une terreur affreuse qui menaçait de laisser ses larmes échapper, une terreur qui l'empêchait de voir derrière le brouillard qui obstruait sa vue, une terreur qui la rendait muette alors qu'elle n'aspirait qu'à une chose : hurler à pleins poumons qu'on vienne la sauver de cet enfer, qu'on la libère de ce cauchemar éternel qui n'en finissait plus.

Perdue dans ce labyrinthe de nacre et de coquillages, elle se laissa couler le long du mur, sa poitrine se soulevant au rythme de la respiration rapide et difficile qui lui brûlait la gorge et les poumons. Elle laissa retomber sa tête entre ses mains en gémissant.

— Je veux rentrer chez moi...

Une main se posa sur son épaule.

— Allons, Cælestis ! C'est ici, chez toi !

— Noooooon !

La jeune fille se leva d'un bond et recula de plusieurs pas en feulant comme un félin apeuré.

Ne me touchez pas !

— Maria !

L'adolescente et l'inspectrice sursautèrent, et les prunelles de la plus jeune se posèrent sur un homme à la silhouette effilée et aux cheveux grisâtres qui venait à elles. En quelques enjambées, il les eut rejoint, et sa paume se posa d'elle-même sur l'épaule de Céleste, qui ressentit comme une décharge électrique à l'instant où les doigts fins et ridés comme une serre se refermèrent sur son pyjama rayé. Une légère déchirure, sûrement due à son escapade nocturne, laissait entrevoir sa chaire pâle sous le tissu à son épaule, et une décharge électrique la traversa alors que sa peau entrait en contact avec celle de l'inconnu. Elle fut traversée d'un douloureux frisson qui s'empara de son corps entier, la submergeant de douleur, et sa vision s'obscurcit aussitôt.

Dans un cri, elle se dégagea de la poigne de rapace de cet homme aigri et fit un bond en arrière alors que la lumière réapparaissait derrière ses paupières. Massant son épaule endolorie, Céleste contemplait du coin de l'œil l'expression impassible du nouveau venu, attendant avec avidité qu'il prononce le moindre mot.

— Cette enfant est sous ma protection, Maria, dit-il d'une voix grave et lente avant de se tourner vers l'adolescente qui le fixait d'un air ébahi. Enchanté, Cælestis, je suis ravi de faire enfin ta connaissance.

La jeune fille n'osa lui demander ce qu'il entendait par « enfin ».

— Je suis Maître Ovicham, Intendant des Archives du Monde, et, en somme, ton supérieur. Sache que tu es désormais ici chez toi, et notre très renommée académie t'accueillera comme il se doit.

— Je veux rentrer chez moi, répéta Céleste.

— Es-tu sûre que tu pourrais qualifier ainsi ton ancien abri ?

— Oui...

— Il me semblait pourtant que peu – voire aucune – personne dans ton entourage ne possédait un pouvoir tel que le tien...

— De quoi voulez-vous parler ? demanda prudemment l'adolescente.

— Mais de ta capacité à voir le passé des gens dans leurs yeux.

Les mots lui manquèrent. Comment savait-il ?

— Je te propose un marché, Céleste. Suis Maria, fais tout ce qu'elle te dira, et tu seras parfaitement libre ensuite de tes choix. Tu en as ma parole. C'est d'accord ?

Sa soi-disant "protégée" réfléchit quelques instants, le cœur battant à tout rompre. Après tout, qu'avait-elle à y perdre ? C'était sûrement la seule solution lui permettant de rentrer chez elle, et d'ici là, elle aurait tout le temps de réfléchir posément à un plan solide si jamais la situation venait à dégénérer – du moins, plus qu'elle ne l'était déjà. D'autant plus qu'elle nourrissait toujours le maigre espoir que toute cette histoire ne fût qu'un affreux rêve sans queue ni tête.

— C'est d'accord...

Un rictus effrayant s'étendit sur le visage d'Ovicham.

— Parfait. Maria, apporte-lui un uniforme, et conduis-la à l'auditorium. Bienvenue parmi les apprentis Archivistes, Cælestis.

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