Chapitre 30 - Il était une fois...

Les Magiciens sont formés à l'Académie Magique du Palais d'Opale, dans la Cité de Nacre, la capitale de Seyna, l'île des Magiciens. Ils possèdent de nombreux pouvoirs et leur puissance magique peut être transmise par le biais d'une forme matérielle. Lors de sa nomination, qui est l'aboutissement réussi de l'Épreuve, un Magicien reçoit sa Marque. Celle-ci possède une forme géométrique particulière caractéristique de celui à qui elle appartient. Cette marque ensorcelée représente une sorte de signature indispensable aux Magiciens. Elle ne peut être effacée et possède des propriétés magiques qui n'ont jamais été révélées et dont seuls les Magiciens connaissent les détails...

Céleste referma sèchement l'ouvrage de Fowl, rongée par une colère irrationnelle. Depuis la disparition d'Hugot, la jeune fille était d'une humeur exécrable, et celle-ci empira d'avantage après la lecture de ce chapitre. Son père biologique n'était jamais parvenu à sa nomination mais possédait pourtant une Marque. Si l'auteur de ce livre ignorait les détails concernant cette signature ensorcelée, Céleste était bien placée pour savoir qu'il s'agissait d'une invention ignoble qui leur permettait de surveiller constamment une personne en la marquant de cette souillure. La jeune fille songea que, finalement, les Magiciens n'étaient peut-être pas aussi blancs que tout le monde voulait l'entendre. Après tout, c'était eux qui avaient créé l'Homme Noir. Sans le vouloir, bien sûr, mais c'était tout de même de leur faute si ce Magicien déchu terrorisait la Nuit, en quête de pouvoir.

Agitée par une excitation nouvelle, sûrement due à sa fureur, Céleste se leva soudainement de son lit et commença à faire les cent pas dans sa petite chambre, faisant le point sur sa situation. Premièrement, elle avait perdu sa mère, son père adoptif et sa sœur. Deuxièmement, son père biologique, un homme infâme assoiffé de pouvoir et de richesse, désirait l'enlever et était prêt à tout pour parvenir à ses fins. Troisièmement, cela faisait presque deux mois qu'elle effectuait ses missions seulement partiellement car elle manquait à l'appel du devoir et ne récoltait jamais les souvenirs d'un homme, et cela uniquement parce qu'elle avait pitié de lui sans même le connaître. Quatrièmement, les comportements respectifs d'Ovicham et de Mme. Séliary vis-à-vis de la jeune fille étaient plus qu'inquiétants. Et cinquièmement, Hugot avait disparu il y avait désormais trois jours. Conclusion : sa vie était un constant mensonge et elle ne tarderait pas à partir six pieds sous terre si la situation ne s'améliorait pas.

— Ma vie est vraiment merveilleuse, s'exclama-t-elle à haute voix, l'ironie de son ton lui laissant un arrière-goût âpre dans la bouche.

Elle regrettait amèrement de n'avoir jamais récolté les souvenirs d'Arthur, même si violer le règlement lui procurait une sensation de liberté et de puissance, car cela s'ajoutait à la liste de problèmes qu'elle devait régler.

C'est alors qu'une idée folle germa dans l'esprit de la jeune fille. Elle tenta de la repousser, ne voulant pas s'attirer plus d'ennuis qu'elle n'en avait déjà, mais celle-ci revenait aussitôt à la charge. Songeant qu'elle n'avait, de toute manière, plus rien à perdre, Céleste ferma les yeux et sombra dans le néant, emportée dans un tourbillon d'obscurité qui, elle le savait, l'emporterait où bon lui semblait.

***

Céleste avançait prudemment entre les cheminées. Heureusement pour elle, il faisait d'ors et déjà nuit lorsqu'elle avait décidé de se rendre à Nocé. Elle vit au loin apparaître la toiture du célèbre manoir du Courboyer qui, d'après son dossier, était un lieu touristique très prisé. La jeune fille s'apprêtait à sauter entre deux habitations lorsqu'un sentiment de doute l'atteint. Avait-elle fait le bon choix ? Non, elle ne devait pas se détourner de son objectif. Elle franchit le vide qui séparait les deux maisons et poursuivit son chemin.

Elle descendit sur la terrasse de l'habitation Michel et pénétra dans la pièce à vivre par la porte-fenêtre. Comme elle s'y attendait, Arthur Michel était installé dans son salon. Mais alors qu'elle s'apprêtait à accomplir ce qu'elle aurait dû faire depuis des semaines, c'est-à-dire récolter tous les souvenirs de M. Michel, Céleste se souvint alors des paroles de Maître Fowl. « Cesse de regarder au fond de chacun, mais regarde au fond de toi, Céleste. Et ce n'est qu'après t'être découverte que tu pourras découvrir les autres ». Comme pourrait-elle découvrir qui elle était réellement si elle ne faisait que vivre à travers les autres ? Inspirant profondément, la jeune fille fit ce qu'elle pouvait le mieux faire, elle décida de suivre son cœur. Alors, lentement, elle fit demi-tour.

— Attends !

Céleste se figea. Son sang se glaça dans ses veines. Fuir. Ce fut la seule pensée qui lui traversa l'esprit. Elle avait été vue. Il venait de se passer ce qu'elle avait toujours redouté. De plus, elle ne devrait même pas se trouver là un jeudi soir.

La jeune fille se précipita donc à grandes enjambées vers la porte-fenêtre, ne trouvant rien de mieux à faire, et trop terrorisée pour réfléchir à un plan concret.

— Non, attends ! Ne pars pas ! Je sais pourquoi tu es là.

Céleste s'arrêta à nouveau, la main en suspens entre elle et la poignée de la porte. Elle pouvait sentir son cœur s'élancer violemment contre ses côtes tandis que les paroles du vieillard résonnaient toujours à ses oreilles. « Je sais pourquoi tu es là ». Mais comment était-ce possible ? Le sang de la jeune fille ne fit qu'un tour lorsqu'elle sentit la main glacée du vieil homme se poser sur son épaule. Elle ne se retourna pas pour autant, sa respiration saccadée s'accélérant à chaque seconde. Elle voulait se dégager de la poigne de M. Michel, elle voulait fuir cette maison, fuir et ne jamais revenir. Mais elle ne fit pas un geste.

— Je sais pourquoi tu es là, répéta-t-il. Cela fait des années que vous autres venez une fois par semaine. Je sais ce que vous me volez, et je ne parle pas uniquement de mes souvenirs. Vous me volez mon cœur.

Céleste sentit sa gorge se serrer tandis qu'il ne faisait que confirmer sa pensée. Il ne s'agissait pas seulement de voler des souvenirs, mais de voler des sentiments, des pensées, des peurs secrètes, des chagrins meurtriers...

— Mais toi, poursuivit-il, toi tu es différente.

Le cœur de la jeune fille manqua un battement tandis que sa phrase résonnait encore à ses oreilles. Différente. Immanquablement, Céleste sentit les larmes lui monter aux yeux, tandis qu'elle tentait de ravaler un sanglot. Ce mot résonnait à ses oreilles comme une insulte, une insulte qu'elle savait pourtant juste. Elle était différente. Mais qu'était-elle, au juste ? Qui était-elle si elle n'était pas une Pupille comme les autres, si elle n'était pas humaine ? Qui était-elle si elle était différente ?

À contre-cœur, la jeune fille se retourna, car, au fond, ne désirait-elle pas entendre la vérité sortir de la bouche de ce vieillard ? Au fond, était-elle véritablement courageuse au point d'accepter ce qu'elle était vraiment ? Un monstre. Voilà ce qu'elle était. Et si cette conclusion était trop atroce pour qu'elle puisse seulement l'imaginer, elle serait prête à l'entendre, comme pour confirmer une pensée qu'elle refusait de croire.

— Toi, tu es différente, répéta-t-il. Toi, tu as un cœur.

Céleste voulait parler, elle voulait hurler à cet homme que ce n'était pas du tout ce qu'elle désirait entendre, elle voulait lui hurler de lui dire en face ses quatre vérités, une bonne fois pour toute, qu'on en finisse. Mais pourtant, aucun son ne s'échappa de la barrière de ses lèvres. Elle restait là, fixant M. Michel droit dans les yeux, mais se refusant à sonder son esprit. « Toi, tu as un cœur ». Ces mots n'étaient pas ceux auxquels elle s'était attendue. Il ne venait pas de la rabaisser par ses paroles, mais au contraire de l'élever au-dessus des autres Pupilles, mettant un point d'honneur sur la faute qu'elle avait commise et qu'elle avait tant de fois regrettée. Les yeux sombres du vieil homme semblait voir plus loin que ceux de n'importe quelle Pupille, et, pour la première fois de sa vie, Céleste eut l'impression qu'il la comprenait. Elle fut si troublée à cette pensée qu'une larme contenue s'échappa et coula le long de sa joue. Arthur l'essuya du bout de ses doigts, amochés par le temps et le travail, par une vie longue et parfois pénible.

— Quel est ton nom ?

— Céleste, Céleste Wonderline, bredouilla-t-elle.

— Viens avec moi, Céleste Wonderline.

La jeune fille ne tenta pas de résister et se laissa entraîner à travers la demeure, jusqu'à l'immense bibliothèque qui l'avait tant émerveillée lors de sa première visite. L'homme lui fit signe de s'assoir dans un fauteuil, auprès d'un feu de cheminée, et fit de même, s'installant en face d'elle, une table basse comme seul obstacle entre eux deux.

— Sais-tu qui je suis ? demanda-t-il.

— Vous... Vous êtes un célèbre romancier, répondit Céleste d'une voix hésitante.

— Non. Je suis un homme brisé par une vie éprouvante. La vie est cruelle, Céleste Wonderline. La vie est plus cruelle encore que la mort, car elle est éphémère. Éphémère mais merveilleuse. Tellement merveilleuse qu'elle vous inspire une peur terrible de la mort. Mais moi, je n'ai pas peur de la mort. Il m'est même arrivé de la juger préférable. Si la vie a été cruelle avec moi, ce n'est pas parce qu'elle est éphémère, mais parce qu'elle m'a autorisé, moi, à survivre, quand elle n'y a pas eu droit.

Il se tut quelques instants, reprenant son souffle. Sa voix était grave et rauque, légèrement éraillée, mais également étrangement apaisante. C'était une voix qui apaisait tout les maux, une voix consolatrice, une voix qui inspirait confiance.

— Aimes-tu les histoires, Céleste Wonderline ?

La jeune fille hocha la tête, sans mot dire.

— Eh bien je vais t'en raconter une. Il était une fois... Il était une fois un homme. C'était un homme tout à fait ordinaire, mais qui rencontra une femme extraordinaire. Cette femme extraordinaire habitait un monde extraordinaire, qu'elle quitta pour pouvoir vivre avec cet homme tout à fait ordinaire. Ils se marièrent et la vie ordinaire de l'homme ordinaire prit une tournure extraordinaire, à la hauteur de sa femme. Ensembles, ils eurent une fille qu'ils nommèrent Victoire, car elle était pour eux la plus belle chose qui puisse exister. Elle était leur trésor. Le temps passa, et l'enfant devint une adulte, une adulte tout aussi extraordinaire que sa mère. Mais sa place n'était pas sur Terre. Elle retourna donc vivre dans le monde dont elle était originaire, et y rencontra un homme qu'elle épousa, et avec qui elle eut un petit garçon et une petite fille. L'homme, qui était désormais un vieil homme, était l'homme le plus heureux du monde. Son petit-fils se rendait rarement sur Terre. Tout comme sa mère, il ne se y trouvait pas chez lui, mais cela n'empêcha pas le vieil homme de l'aimer comme chaque grand-père aimerait ses petits-enfants.

« Mais sa petite-fille, la petite Charlotte, venait presque chaque semaine chez ses grands-parents. Elle était leur rayon de soleil, toujours heureuse et curieuse de tout, aimante et adorable. Le vieil homme y trouva un réconfort lorsque sa femme décéda, après une longue et belle vie. Le grand-père était amoureux de sa petite-fille. Mais la petite Charlotte était également une petite fille courageuse. Si courageuse que, lorsque par une nuit d'hiver, un homme enleva son petit frère, elle n'hésita pas à se lancer à sa poursuite. Cet homme avait déjà brisé de nombreuses familles, et les parents de Charlotte avaient toujours lutté contre lui. Il voyait donc comme une vengeance et un avertissement de kidnapper leur enfant, âgé de neuf ans. Charlotte, elle, avait tout juste treize ans. Lorsqu'elle arriva juste à temps dans la demeure du monstre, celui-ci s'apprêtait à mettre un terme à la vie du petit garçon terrorisé. Cette nuit-là, Charlotte protégea vaillamment son petit frère, se battant avec bravoure, puisant sa force dans sa fureur contre celui qui avait osé porter la main sur un membre de sa famille. Elle défendit chèrement la peau du petit garçon, mais pas suffisamment la sienne. Le garçon parvint à s'enfuir et à regagner sa maison, sain et sauf, mais brisé par la perte de sa sœur. Le vieil homme, quant à lui, ne revit jamais sa fille et son petit-fils, car ils déménagèrent au lendemain de la mort de Charlotte, se cachant contre la menace constante que représentait l'assassin de leur petite fille. Cet homme tout à fait ordinaire qui avait mené pendant des années une vie extraordinaire avait tout perdu. »

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