Chapitre 25 - Une statue de pierre

Céleste comptait les étoiles. Assise sur le toit en dôme des Archives du Monde, elle contemplait la voûte étoilée et se délectait de ce court instant d'évasion, durant lequel elle ne se souciait plus de rien, durant lequel elle oubliait un passé qu'elle n'aurait jamais voulu découvrir, des secrets que jamais elle n'aurait voulu déterrés. Durant cet instant de douce naïveté, elle ne se retrouvait mêlée à rien d'autre qu'à cette voûte céleste dont elle comptait avec acharnement et obstination chaque étoile, au nombre pourtant incalculable, sachant pertinemment qu'elle recomptait peut-être pour la dixième fois le même astre.

Un léger grincement retentit et un sourire s'étira à la commissure de ses lèvres. Ils venaient de s'engouffrer par la moucharde laissée ouverte afin de la rejoindre au-dessus des combles. Céleste ne détourna pas le regard mais sentit la présence de Lætitia et de Roméo à ses côtés. Elle ne dit rien et eux non-plus ne pipèrent mot, car ils savaient que le silence était essentiel pour préserver cet instant éphémère, hors du temps.

Depuis deux semaines que Céleste était revenue, leurs liens s'étaient resserrés, rattachés par un secret que Céleste n'aurait pu garder seule. Car ce secret était un fardeau bien trop lourd à porter pour ses frêles épaules, et, même si cela pourrait paraître égoïste, en partager le poids allégeait cette sensation d'oppression qui enserrait sa poitrine dans un étau, lui coupant le souffle et lui nouant la gorge. Cette douleur n'était due qu'à ses origines, si terribles soient-elles, car la vie n'avait été jusque là qu'un mensonge, un terrible mensonge. Son père n'était autre qu'un terroriste à renom qui tentait de s'emparer du pouvoir et sa sœur un monstre au service du mal. Et durant quatorze, presque quinze années, on lui avait laissé croire en un père qui n'était pas le sien, en une vie qui n'était pas la sienne.

Céleste s'était également rapprochée de Hugot et d'Amælie, qui étaient deux personnes fort attentionnées. Logeant tous deux aux ADM, c'étaient eux qui avaient averti la Grande Gardienne et Maître Fowl – qui discutaient alors à voix basse dans une salle de cours – de l'intrusion de Céleste dans le bâtiment. Ils s'inquiétaient de sa mine pâle et brisée. Roméo, s'inquiétant pour son amie qui n'était plus reparue durant trois jours, s'était lancé sur leurs talons, et c'est ainsi qu'ils avaient assisté à l'étrange et inquiétante transe de l'adolescente auprès du Puits des Oubliés.

La jeune fille avait bien vite découvert que leurs caractères se complétaient à merveille, tant ils différaient. Amælie était une attachante casse-cou qui n'avait pas froid aux yeux et qui sautait toujours sur l'occasion de commettre une bêtise. Elle était drôle, rieuse et toujours attentive aux besoins de ses amis. Quant à Hugot, c'était un garçon timide et réservé, mais qui ne manquait pas de courage et de bravoure lorsqu'il s'agissait de venir en aide à une personne qu'il aimait... Il était peu bavard mais était surtout un grand rêveur toujours doux et souriant. Hugot et Amælie se connaissaient mutuellement depuis qu'ils avaient quatre ans ; leurs disputes étaient fréquentes mais ne duraient jamais bien longtemps.

Ils formaient à eux cinq une équipe solide qui, la jeune fille l'espérait, serait difficile à briser.

Les cours avaient repris et Céleste devait s'avouer relativement douée pour bon nombre d'entre eux, et particulièrement pour celui d'Histoire, durant lequel ils retraçaient l'Histoire terrestre depuis l'Antiquité. Bien que la plupart des élèves découvraient cette matière, Céleste, elle, l'avait déjà étudiée durant sa scolarité, et ce n'étaient pour elle que des révisions qui l'ennuyaient au plus haut point.

Mais bientôt arriva le mois de juin, qui représentait à Noctis la clôture des mois de formations à la Ruche, et les apprentis étaient de plus en plus excités et difficiles à contenir en cession de formation, du fait des premières missions approchant à grands pas. Ce vendredi soir là, leur superviseur principale les convoqua afin de... eh bien, superviser la mission ayant lieu le lendemain.

— Donc, commença Mme Loriana, comme vous le savez, vous partirez demain en mission...

Des murmures d'approbation se propagèrent dans la salle de classe. Leur formatrice les rappela à l'ordre et le silence revint.

— À chacun de vous sera remise une carte représentant la zone qui vous a été attribuée. Vous aurez également avec vous un précieux dossier dans lequel vous trouverez toutes les informations indispensables sur ce lieu. À savoir le bulletin météorologique de la soirée mais également les fiches représentant chacun des habitants de cette commune. Vous trouverez dessus leurs heures moyenne de coucher, leur âge, leur caractère... Toutes les données importantes sur cette personne. Il vous sera aussi confiée une clef universelle qui vous permettra de pénétrer dans chaque habitation et de récolter les souvenirs de ses occupants, ainsi qu'un flacon de sérum de Parlotte qui vous permettra de comprendre la langue terrienne – et également de la parler, mais cela ne devrait, si tout ce passe bien, pas vous être utile. Comme je vous l'ai enseigné, vous vous déplacerez par les toits. Nous vous attendrons dimanche matin à sept heures tapantes dans les archives du bâtiment est afin de classer les souvenirs récoltés. Eh bien... À demain !

Céleste dit au revoir à ses amis et pris le chemin de sa maison. Elle frappa trois coups à la porte et attendit, mais sa mère ne vint pas lui ouvrir.

— Maman ?! Minéa !

Pestant rageusement et se frappant le front, elle convainc bien vite que sa Prophète n'était visiblement pas même au logis. En revanche, Lise savait pertinemment à quelle heure finissait sa fille et l'avait toujours attendue patiemment chez elles. La jeune fille fronça les sourcils et monta à la rue Supérieure. Elle frappa à la trappe située sur le toit-terrasse de l'habitation. Toujours rien. Par chance, elle n'était pas fermée à clef et Céleste entra.

— C'est moi ! cria-t-elle. Je suis rentrée !

Aucune réponse. Céleste sentit l'inquiétude la gagner, les battements de son cœur se cognant violemment contre sa poitrine. Sa gorge se noua, sensation qu'elle avait à de trop nombreuses reprises ressentit, et son estomac se retourna.

Elle descendit dans la pièce à vivre et soupira de soulagement.

— Ah ! Tu es l... Argh !

Mais le hurlement de la fille n'eut aucun effet sur la mère, qui resta de marbre – au sens figuré comme au sens propre. Lisæ Wonderline était figée, une main tendue vers sa fille, une expression d'effroi sur le visage. Son corps entier n'était plus que pierre. Céleste resta un instant médusée devant la statue inerte de sa mère, trop horrifiée pour faire le moindre geste, avant de véritablement réagir. Elle se précipita vers la porte d'entrée qu'elle ouvrit à la volée avant de hurler à pleins poumons.

— À l'aide ! À l'aide ! Vite !

Ses cris alertèrent des passants qui se dirigèrent au pas de course vers la maison. Les voisins accoururent également et certains se figèrent en contemplant le visage effaré de la jeune fille et sa mère métamorphosée en statue de pierre.

On appela la police, qui emporta Lisæ sur un brancard. Céleste glissa dans sa poche la lettre que sa mère avait laissée posée sur la table, seule piste vers la vérité. La jeune fille restait là, la bouche ouverte dans une expression béate, la tête vide de toute émotion.

— Prépare tes affaires et suis-moi ! lui ordonna un agent.

Céleste obéit. Elle fourra ses affaires dans une vieille malle, prit son sac à dos sur une épaule, et suivit l'homme hors de chez elle. Elle jeta un dernier regard vers sa maison avant de se détourner et de se diriger à la suite du policier dans la rue bondée.

Elle était trop choquée pour s'étonner qu'il l'emmenât aux Archives du Monde, sa tête était lourde et bourdonnante, elle ne parvenait plus à réfléchir ni ne cherchait à comprendre. Elle se contentait d'obéir, et c'était peut-être mieux ainsi.

Céleste arriva dans un couloir emprunté par de nombreux élèves. Elle aperçut Roméo, Amælie et Hugot qui parlaient avec animation. Lorsqu'ils virent leur amie, tous trois se figèrent pour finalement s'avancer vers elle. Ils lui posèrent de nombreuses questions, auxquelles elle ne répondit pas. C'est alors qu'elle prit véritablement conscience de ce qui venait de se passer. Les émotions la submergèrent et elle fondit en larmes dans les bras de ses amis.

***

— Un peu de silence, je vous prie ! tonna Mme Loriana.

Le silence se fit. Assis au fond de la salle, le quintette était tout aussi excité que ses camarades de classe. En effet, ils partiraient en mission d'ici quelques minutes.

La seule élève réticente était Céleste. La jeune fille s'était installée la veille dans l'une des chambres mises à disposition des Archivistes, et avait passée la nuit dans un sommeil précaire, à tourner et retourner dans son lit. Lorsque le sommeil l'emportait enfin, elle rêvait d'une ville figée aux passants statufiés et se réveillait en sursaut, transpirant à grosses gouttes, le corps parcouru d'incontrôlables frissons. Tout tournait au fin fond de son esprit. Bon sang, que s'était-il passé ? Et surtout, surtout, que se passerait-il désormais ?

Ce soir-là, Céleste somnolait, la tête entre les mains, lorsqu'un appel de son superviseur la rappela à l'ordre.

— Ou... Oui, madame ! bredouilla-t-elle, confuse et les joues en feu tandis que quelques ricanements fusaient dans la salle.

— Eh bien, poursuivit Mme Loriana, je pense vous avoir tout dit... Allez vous préparer et rejoignez-moi dans la salle des départs dans un quart d'heure !

Dans un grand brouhaha, les élèves partirent au pas de course. Céleste, Roméo, Amælie et Hugot ainsi que quelques autres rejoignirent les couloirs destinés aux pensionnaires afin de se préparer. Ils étaient organisés en deux étages, l'un pour les filles, l'autre pour les garçons, ainsi que d'une bibliothèque, plus petite que celle de l'établissement public, mais comportant des fauteuils et canapés moelleux dans lesquels les pensionnaires pouvaient se prélasser où se rejoindre entre eux pour disputer des parties de carte. Céleste se précipita au troisième étage et entra dans la chambre 102, adjacente à celle d'Amælie. Elle était équipée d'un lit simple mais confortable au sommier en bois, d'une armoire en acajou et d'un modeste bureau. La jeune fille enfila ses chaussons et sa cape noire ; cette dernière était équipée d'une large poche intérieure dans laquelle Céleste rangea son dossier, sa lampe torche et sa clef universelle, ainsi que d'autres outils qu'elle jugeait utiles.

Amælie passa sa tête dans l'entrebâillement de la porte.

— Tu es prête ? demanda-t-elle.

Céleste adressa un sourire à son amie et elle sortirent ensemble rejoindre les garçons ainsi que Lætitia, qui ne demeurait l'unique demie-pensionnaire de leur groupe. Mais alors qu'ils allaient tous se diriger vers la salle des départs, Céleste s'arrêta. Une panique pétrifiante lui serrait le cœur.

— Je vous rejoins... dit-elle, avant de faire demi-tour en courant.

Elle était incapable d'effectuer une mission d'une telle importance, elle le savait. Depuis le début de l'année, elle n'avait jamais su maîtriser ses Pupilles. Elle devait renoncer, et c'était maintenant ou jamais, car ensuite, il serait trop tard. Mais qu'il lui coûtait de faire cela ! Comme tous ses camarades, elle avait attendu avec impatience ce moment, et désormais qu'elle y était enfin, elle devait y renoncer. Elle avait la gorge nouée lorsqu'elle entendit Maître Fowl l'interpeller. Elle se retourna lentement et prit une profonde inspiration.

— Écoutez... Je... Je ne pense pas être capable d'effectuer cette mission. Je ne sais pas maîtriser mon pouvoir et... Et si je commettais une faute grave ? Et si je faisais tout rater ? Que se passerait-il si je prenais subitement feu comme lors du cours de Maîtrise ? Je sais tout... Je sais que je ne suis pas humaine. Je... Je ne pense pas avoir ma place ici. En fait, je ne pense pas avoir une place quelque part. Je devrais...

Céleste s'interrompit, surprise. Fowl venait de l'attraper par les épaules et plongeait ses yeux clairs au fond de ceux de la jeune fille, des yeux qui semblaient voir au plus profond de votre âme. La jeune fille le fixa sans sourciller pendant plusieurs secondes avant de détourner le regard, mortifiée à l'idée de découvrir les souvenirs les plus intimes de son professeur. Il relâcha la pression et lui parla d'une voix douce.

— Bien sûr que tu en es capable ! Tu es très douée Céleste, tu manques seulement de confiance en toi. Accepte tes sentiments, accepte tes défauts, accepte qui tu es. Je sais quel est ton problème et je sais comment y remédier. Mais pour y parvenir, il faut faire part d'un immense sens moral. Cesse de regarder dans les souvenirs de ceux qui t'entourent, mais regarde au fond de toi, Céleste. Ce n'est qu'ainsi que tu pourras découvrir qui tu es réellement. Tu es perdue entre les souvenirs de chacun et les tiens. Même si cela peut paraître douloureux, tu ne dois pas ignorer ton passé. Au contraire, penche-toi sur tes origines. Et ce n'est qu'après t'être découverte que tu pourras découvrir les autres.

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