~Chapitre 8: La rafle~
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Depuis la soirée chez le commandant, Helga n'a plus adressé la parole à Kurt. Elle l'évite et il ne semble pas l'avoir remarqué. Elle s'est sentie délaissée. Dire qu'elle croyait qu'il était un homme attentionné. À chaque fois qu'elle le croise, elle baisse la tête et il regarde droit devant lui. Elle a l'impression de ne pas exister et elle déteste ce sentiment.
Il ne reste plus qu'un jour avant l'arrivée des enfants de Pithivers. C'est demain que tout va se jouer. Maintenant, les enfants doivent déjà être en route. Madeline et Kurt ont tout organisé. Kurt s'est arrangé avec Frank pour le remplacer et il s'occupera de placer la jeune femme comme prisonnière qui aide à débarquer les valises des convois. Madeline s'est complètement remise de la maladie. Elle a pris les cachets que Kurt lui a prescrits. Son travail au Kanada lui a permis de voler des vêtements chauds cachés sous son habit de détenue. Chaque jour, elle en enfile le plus possible lorsque les SS n'observent pas et, le soir, elle les distribue aux autres femmes de sa baraque qui n'ont pas la chance de travailler ici. Les journées sont torrides, mais on ne sait jamais si les nuits seront aussi brûlantes. Elle a dérobé beaucoup pour Ida. Celle-ci est la plus jeune de sa baraque et Madeline tient à ce qu'elle reste forte.
Ces deux jeunes femmes s'entendent particulièrement bien. Madeline traite Ida comme sa protégée. La nuit, avant l'extinction des feux, elles s'amusent à énumérer les choses qui leur manque le plus.
- Je dirais... La délicieuse soupe aux tomates de ma mère, jacasse Ida, la tête dans les nuages. Jouer avec Daisy, ma petite chienne, cette adorable petite boule de poils. Manger des sucreries jusqu'à ce que je n'aie plus faim. Les baisers volés de mon amoureux.
Les deux sont couchés sur leur paillasse. Du bout de ses doigts, Ida suit les lignes dans le bois des planches au-dessus d'elle.
- Je dirais... Les bains chauds lorsqu'il fait froid l'hiver. Regarder le soleil se coucher sans être encerclée par des grillages, raconte à son tour Madeline.
Ida se relève un peu et dépose sa tête sur son coude.
- Je te promets qu'un jour, nous sortirons d'ici ensemble et je t'amènerai sur la Tour Eiffel pour voir le soleil se coucher.
- Et moi, je te promets que je te ferai une bonne soupe à la tomate.
Les deux femmes pouffent de rire, ce qui attire le regard des autres femmes. Il est rare à Auschwitz de voir la joie. Mais lorsqu'elle pointe son nez, elle est vue du mauvais œil.
- Ton amoureux, il est mignon ? demande Madeline.
- Très mignon, avoue Ida, le rouge au joue. Tu es mariée, n'est-ce pas ?
- Oui. J'étais mariée avant la rafle.
Quand Ida prend conscience de la réponse de son amie, elle lui demande de l'excuser pour sa question qui, de toute évidence, déterre de noirs souvenirs.
- Ne t'inquiètes pas. Tu ne pouvais pas savoir.
Madeline voudrait tout avouer à Ida à propos de son évasion. Elle voudrait qu'elle la suive. Comment cette petite fille va-t-elle s'en sortir sans elle ? Elle se résigne à ne pas lui en parler. Ce n'est pas prudent.
- Il s'appelait Adam. Il adorait Liliane et elle lui rendait son amour. C'était si amusant de les voir tous les deux. C'était un père extraordinaire. Je me souviens qu'un matin, Lili s'était levée avec un vilain rhume. Il a passé la journée à lui lire des petites histoires. Il en a oublié son travail.
Ida place sa main sur l'épaule de son amie et elles se rapprochent pour se serrer l'une contre l'autre. Ida étire son cou pour que sa bouche arrive à l'oreille de la jeune mère.
- Tu la retrouveras. D'une manière... Ou d'une autre.
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Comme tous les jours, Kurt et Madeline se rencontrent dans un hangar différent des autres fois. C'est une question de sécurité. Pour éviter les soupçons. Aujourd'hui, Kurt a choisi un hangar rempli à ras bord. Ce sont les cheveux des centaines, des milliers de déportés sélectionnés pour la chambre à gaz. Des mèches blondes ondulées, des touffes rousses aplaties. Il y en a partout.
Kurt et Madeline organisent les dernières touches finales. Ils veulent être certains de s'être suffisamment préparé. C'est la vie de Madeline et Liliane qui en dépend.
Après leur petite rencontre, chacun retourne à son occupation le plus incognito possible. À dix-neuf heures, Kurt fait l'appel des prisonniers avec les autres SS. Il s'occupe ensuite de reconduire les femmes ouvrières dans leur camp.
Ils passent devant les hangars du Kanada. Dans celle où la nourriture est stockée, ça empeste la pourriture. La nourriture moisit dans cet endroit, et l'odeur qui s'en échappe est désagréable. Il suffirait simplement de la distribuer aux prisonniers affamés pour éviter qu'elle ne pourrisse, pense Kurt.
Ils aboutissent dans le camp des femmes. Toujours aussi misérable et triste. Les gardiennes du camp prennent le relais sur le groupe d'ouvrières et s'apprêtent à les pousser vers leur baraque quand un événement retient l'attention de toutes. Les hurlements dans le camp d'Auschwitz-Birkenau sont comme une habitude. Pourtant, ces hurlements, Madeline les reconnait. Les prisonnières encerclent à bonne distance la scène. Madeline ne voit rien, cachée par ses acolytes. Kurt aussi s'est arrêté. Il était sorti du camp quand il a entendu les hurlements. Il a maintenant les yeux rivés sur la scène à travers le grillage.
La détenue est pelotonnée en forme de boule. Elle essaye de se protéger contre son assaillante. La chef-gardienne Helga Ackert la frappe avec sa matraque. À chaque coup, c'est un bruit d'os qui craque et un cri qui l'accompagne.
- IDA ! hurle Madeline en accourant vers son amie.
Sans réfléchir, elle pousse les femmes et s'élance vers Ida. La pauvre continue à recevoir les flagellations d'Helga. Au moment où Madeline s'apprête à bondir sur la meurtrière, une main l'attrape et la plaque sur le sol. Une poussière s'élève lorsqu'elle s'écroule sur la terre sèche.
- Éloigne-toi, Jüdin* ! s'écrit l'homme qui l'a poussée.
C'est Kurt. Il lui sauve encore la mise. Le regard attristé de Madeline retourne sur Ida. Elle sanglote. Son dos est en sang. Pourquoi la chef-gardienne n'en finit-elle pas ? Une colère s'élève à nouveau dans Madeline. Elle contourne la défense de Kurt et rejoint la chef-gardienne. Elle l'attrape par les cheveux. Surprise, Helga pousse un cri.
- Sale petite peste !
Helga a cessé les coups sur Ida et entoure ses mains autour du cou de Madeline. Les deux femmes se battent. Madeline balance ses poings contre la figure d'Helga. Kurt intervient. Il tente de les séparer. Quand il y parvient, il empoigne le collet de Madeline et l'éloigne de force.
Helga à une lèvre fendue. Son sang suit la ligne de son menton et dégouline sur son uniforme. Quant à Madeline, elle a de profondes marques rougeâtres sur son cou. Elle reprend difficilement son souffle.
Helga est humilié. Une sale Jüdin a essayé de la tuer. Devant des dizaines de prisonnières. Devant l'homme qu'elle aime. Elle ne sait plus comment réagir. Un peu plus et elle s'effondrerait en larmes. Elle devrait la tuer pour ce qu'elle a fait. Elle se le jure, cette femme va mourir aujourd'hui. Mais une seconde idée lui vient en tête. Elle sort son pistolet de son étui, garde le regard plongé au plus profond des yeux de Madeline et tire une balle. Elle atterrit droit dans le crâne innocent d'Ida.
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C'est la nuit, aux alentours de quatre heures du matin. On entend les bottes dans les escaliers. La police française arrive. C'est eux qui sont en charge de cette rafle.
- POLICE !
La porte qui s'ouvre et qui claque contre le mur réveille bruyamment Liliane, qui était endormie dans le fauteuil. Madeline se réveille également. Elle était adossée contre ce dernier. Adam est debout, prêt à les défendre au besoin. Madeline prend Liliane dans ses bras et se place derrière Adam.
- Adam Gumpertz, Madeline Gumpertz et Liliane Gumpertz. Vous êtes en état d'arrestation. Vous pouvez amener une paire de chaussures, deux paires de chaussettes, deux chemises, deux caleçons, un tricot, une paire de drap, une gamelle, un gobelet, des couvertures. Les rasoirs sont autorisés. Par ailleurs, vous devez amener deux jours de vivres par personne.
- Où allons-nous ? s'empresse de demander Madeline.
- Je ne suis pas autorisé à vous le dire, Madame, répond l'un des commissaires. Ils sont deux.
- Où ? intervient Adam, les poings serrés.
- Dépêchez-vous, dit l'un d'eux en s'énervant. On a ordre de tirer.
Madeline dépose Liliane. Elle rentre dans la chambre de sa fille, tire du dessous du lit une vieille valise et la remplit de vêtements, de couvertures. Adam reste dans la cuisine à dévisager les commissaires.
- Adam. Viens m'aider.
Adam ne lâche pas prise. Il reste planté dans la cuisine, sa petite accrochée à ses jambes.
- Nous quittons le pays ?
- Je vous donne ma parole d'officier que vous restez en France.
Il finit par rejoindre Madeline. Ils passent partout dans la maison en prenant le plus de matériel possible. Madeline n'oublie pas la peluche et la canne de Liliane. Elle lui met son blouson rouge vif. Quand tous leur effet sont emballés, ils quittent leur appartement pour une dernière fois. Escortés par les commissaires, ils dévalent les escaliers et traversent le seuil de la porte d'entrée.
Ils sont des milliers à être dans les rues de Paris. Tous munis de l'étoile jaune cousue sur leur poitrine. Les gens commencent à créer des files qui débouchent dans les camions. Ils commencent à s'entasser dans ceux-ci.
Un sifflement parvient aux oreilles de Madeline. Quelques secondes plus tard, c'est un son d'écrasement qui se fait entendre. Il provient de derrière elle, où les yeux de Liliane sont rivés. C'est une femme. Elle est couchée sur le ventre. Une mare de sang l'entoure. Elle a sauté de par sa fenêtre du quatrième étage. Madeline pousse un cri strident.
- Que vois-tu maman ?
Alerté par les cris de sa femme, Adam se tourne aussi. Il est stupéfait.
- Ne regarde pas Madeline !
* Équivalent du mot français « Juive »
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