Partie 1


Edouard était appelé régulièrement par les gens du coin. Mais depuis quelques années, les demandes provenaient de partout dans le pays. Il passait son temps sur les routes, dispensant son don autour de lui tout comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui. Edouard était sourcier et dans la région, sa réputation n'était plus à prouver. L'armée française avait sollicité son grand-père de nombreuses fois pour détecter les mines et les repères cachés des allemands pendant la guerre de 14/18.

Le don de sourcier n'avait jamais été reconnu comme avéré d'un point de vue scientifique, mais Edouard s'en moquait. Il ne faisait pas cela pour l'argent. Comme les anciens de sa lignée, il disposait d'une sensibilité, un don particulier et les mettait au service des gens dans le besoin. Lorsqu'il ne parcourait pas les routes pour répondre à des industriels, des agriculteurs ou des familles requérant son aide, Edouard vivait au pied des contreforts de Roche Colombe dans la Drôme provençale. Il s'occupait de ses chèvres, arpentait les marchés où il vendait ses fromages et animait des séances de pendule tous les jeudi soirs dans la cuisine de son corps de ferme à la Chapelle Saint-Médard. Il se satisfaisait de plaisirs simples : Emmener paître son troupeau sur les hauteurs, boire des verres de Marsanne sur la place du village avec son vieil ami Tristan et sympathiser avec le flot de migrants urbains qui avaient envahi les mas de la région ces vingt dernières années, transformant les ruines de vieilles pierres en villas de luxe tout droit sorties des magazines de décoration.

Le vieil homme savait dire immédiatement d'une personne si elle était fiable ou non, si elle représentait une menace ou bien s'il pouvait se lier d'amitié avec elle. Edouard avait ce don que chacun respectait et tous, lui faisaient confiance. Car ici à Saint-Médard, tous les habitants connaissaient la terrifiante histoire de la petite Valentine.

La fillette venait d'avoir 5 ans quand il la rencontra pour la première fois. Les médecins de l'hôpital de Valence lui avaient diagnostiqué une forme grave de cancer. Une leucémie foudroyante qui grignotait jour après jour les lambeaux de vie de l'enfant. Un cancer pour lequel il n'existait aucun traitement, aucune cure. Tout le village et les environs s'étaient mobilisés. On parlait de Valentine sur les réseaux sociaux, des cagnottes germaient dans la France entière pour financer la recherche, les déplacements de la famille dans la capitale où la petite fille subissait divers examens et interventions chirurgicales. Tout était mis en œuvre pour aider et ainsi maintenir l'espoir dans le cœur de ceux qui l'aimaient.

Mais le bruit courait dans le village que Valentine ne pouvait être sauvée car le mal qui la rongeait était bien plus profond et puissant que ce que l'on pouvait imaginer. On entendait dire qu'aussi arbitraire et injuste que puisse être cette maladie, celle-ci avait bien une cause qu'aucun n'osait s'avouer. Et même si les riverains craignaient toujours d'aborder le sujet, une personne répondait à qui voulait bien l'entendre que là, était la vérité. Une force diabolique s'était emparée de la petite et avait établi un siège mortifère au creux de ses entrailles. Cette personne, c'était Edouard et à chaque fois que le sujet était abordé quelle que soit l'occasion, Il répondait toujours la même chose.

« Valentine est perdue comme tous ceux qui vivent avec elle. Le mal est dans la maison. »

Edouard ne savait pas grand-chose sur cette maison. Elle avait appartenu à plusieurs générations d'agriculteurs jusqu'au début des années 70, puis avait été vendue à un couple d'anglais peu de temps après que le dernier survivant de la famille ne disparaisse. Les britanniques n'occupèrent la maison qu'une dizaine d'années. Lui, professeur à Oxford rentra après le décès de son épouse et la demeure fut de nouveau vendue à une fratrie qui s'était mis en tête de bâtir un camping sur l'exploitation. L'aîné péri d'une embolie pulmonaire dans les premier mois d'occupation de la bâtisse et le plus jeune se donna la mort par pendaison dans ce qui avait été jadis une étable pour les brebis.

Edouard avait eu vent des malheurs qui s'étaient abattus sur les locataires de l'endroit au cours de brèves de comptoir avec les gens du village et beaucoup attendaient de connaître son sentiment sur ces drames à répétition. Edouard répondait toujours : « j'étudierai la question si l'on sollicite mon aide sur les lieux. Mais sans m'y rendre, je ne peux pas me prononcer ». Le mystère opaque qui enveloppait la maison et ses vagues de résidents malchanceux faisait beaucoup parler si bien qu'elle resta inoccupée longtemps, après que le dernier frère ne prenne la poudre d'escampette et ne s'évapore dans la nature sans laisser aucune trace ni nouvelle de lui. Puis la maison fut à nouveau vendue, aux enchères cette fois-ci et les parents de Valentine s'étaient installés quelques jours avant le nouvel an. C'était il y a 8 ans de cela. Valentine venait de naître et la famille caressait l'espoir de monter une maison d'hôtes comme il en poussait au détour de quasiment chaque chemin pittoresque de la région.

Tout le monde parlait de la famille Albran et de leur petite fille gravement malade et Edouard suivait leurs déboires de loin en prenant quelques nouvelles auprès des voisins et amis qui les côtoyaient au quotidien.

—Je leur ai dit, moi aux Albran, se désolait Martine en essuyant ses verres derrière le comptoir du Troquet, quartier général de Saint-Médard. Je leur ai dit « Allez donc voir Edouard ! Lui, il peut peut-être quelque chose pour la petite »

Mais le père rejetait en bloc toute forme de pratiques ésotériques et s'opposait formellement à ce que l'on vienne mettre des idées saugrenues dans la tête de sa fragile épouse déjà très éprouvée par le drame qu'ils vivaient tous trois. Edouard respectait cela et se tenait à distance. A l'évidence, il n'était pas faiseur de miracles et savait que son intervention ne changerait certainement rien à l'état de la fillette. Il déplorait simplement l'impuissance chacun subissait sans pouvoir porter assistance à la famille, ne serait-ce que pour soulager leur peine juste pour un instant. Puis un beau jour, il surprit la douce Clémence à l'entrée de la cuisine, alors qu'il rentrait tout juste du pré ou broutaient ses bêtes.

La jeune mère se triturait les mains, hésitante et visiblement intimidée. Edouard l'avait scrutée quelques secondes sans qu'aucun des deux n'échange un seul mot. Puis il avait soupiré et avait dit « laissez-moi prendre mes affaires ». Clémence avait acquiescé et s'était écartée pour laisser passer la carrure imposante du sourcier. Ils avaient grimpé dans l'utilitaire familiale pour rejoindre la maison des Albran. Sur la route, Edouard n'avait rien dit, il avait écouté Clémence parler et raconter sa peine, sa douleur et ses espoirs. Avant de descendre de la voiture il lui avait attrapé le bras et avait dit :

— Je ne suis pas guérisseur Madame Albran. Vous en êtes bien consciente ?

Une lueur avait traversé son regard jusque-là éteint.

— J'ai juste besoin de savoir Monsieur Edouard. Au point où nous en sommes nous n'avons rien à perdre.

Le mari de Clémence était en déplacement près de Lyon et n'était donc pas au courant de la démarche de sa femme. Et à l'instant ou Edouard avait mis un pied dans la maison, une vibration désagréable avait retenu ses pas. Il avait traversé plusieurs espaces sombres, dont la cuisine où crépitaient les flammes dans un poêle à granules. La fillette avait été installée dans une pièce transformée en chambre au rez-de-chaussée. Elle était reliée à une batterie de machines déshumanisantes chargées d'assurer les fonctions vitales que ce petit corps ne pouvait visiblement plus assumer seul. La mère de Clémence se tenait dans un coin de la chambre médicalisée, assise dans un fauteuil recouvert de plaids où les parents de l'enfant se relayaient jours et nuits pour ne pas la laisser seule à son sort.

—Je ne sais pas comment vous procédez, murmura Clémence, je vous laisse gérer.

Edouard avait hoché la tête et s'était approché de Valentine. Il avait observé longuement son torse s'abaisser et se lever de manière presque mécanique. C'était la fin. Des traces bleutées et noires recouvraient les extrémités de ses doigts et de ses poignets posés délicatement de chaque côté de son petit corps meurtri. Edouard cilla. Il voulut toucher la main gracile de la petite, mais il ressenti aussitôt une brûlure dans la poche de son pantalon. Il y avait glissé une pierre Œil du tigre rapportée d'un voyage en Indonésie. Et selon les croyances du Shaman qu'il y avait rencontré, cette pierre protégeait son porteur du mauvais œil. Puis il avait contemplé les murs de la chambre avec attention. Tout avait été refait à neuf contrairement aux pièces qu'il avait traversées pour arriver jusqu'à l'enfant.

— Vous avez restauré la maison ?

— Seulement la cuisine, et la dépendance pour les chambres d'hôtes. Je crois que nous avions sous-estimé la quantité de travail à accomplir lorsque nous avons acheté.

Clémence avait souri faiblement. A dire vrai, elle était presque heureuse de parler d'autre chose que de cancer et de son enfant souffrante. La maladie était devenue le sujet principal de conversation depuis sept mois et la jeune femme étouffait, submergée de chagrin et la tête embrouillée de réflexions négatives. Il lui arrivait même de songer « pourvu que ce calvaire s'arrête. Que le seigneur me la prenne mais que je puisse à nouveau reprendre mon souffle » Et aussitôt elle se maudissait d'avoir eu ce genre de pensées affreuses, multipliant les gestes d'attention et de tendresse pour conjurer l'horreur des raisonnements absurdes qui obscurcissaient son jugement.

—Me permettez-vous de visiter les lieux ?

Clémence fronça les sourcils et acquiesça sans grande conviction sans doute curieuse de savoir comment une visite de la ferme pourrait conduire à une issue salvatrice à tout ce drame. Puis elle observa Edouard alors qu'il avançait prudemment comme un funambule sur une corde raide. Il passa plusieurs fois le chambranle de chaque pièce apposant ses paumes sur le crépis des murs, collant son front contre le dos de sa main. Il parcouru la totalité du rez-de-chaussée pendant près de vingt minutes, prenant de grandes inspirations, remuant les pierres précieuses dans son poing serré au fond de la poche de son manteau qu'il n'avait même pas pris le temps de retirer. Puis la mâchoire serrée il s'arrêta en bas des marches de l'escalier qui montait aux chambres. Une immense peinture à l'huile surmontait la volée de marches et le bas de la rampe était encombré de manteaux d'hiver. Les isolations étaient hasardeuses et la morsure du vent de décembre se faisait sentir jusqu'à l'intérieur. L'étage était plongé dans la pénombre.

— Nous ne montons quasiment plus, hormis pour prendre une douche. Mon mari et moi vivons presque exclusivement dans la chambre de Valentine et dans la cuisine, commenta Clémence alors qu'elle croyait percevoir un trouble dans le regard d'Edouard. Elle jeta un œil en haut des escaliers et invita le sourcier à monter.

Au lieu de cela, il se dirigea dans la cuisine et tira une chaise avant de s'installer. Clémence lui avait emboité le pas et se tenait de l'autre côté de la table, face à lui, les bras croisés sur la poitrine. Ses yeux rougis par les larmes et la fatigue le suppliaient silencieusement. Mais Edouard maintenait les mains à plat sur la table, les yeux fermés et le corps tremblant, comme traversé par les secousses d'un séisme perceptible de lui seul.

Puis il rouvrit les yeux et parla.

— Je ne peux pas guérir Valentine Madame Albran. Je ne suis pas guérisseur.

— Je sais.

— Je suis navrée de vous le dire mais je pense que votre petite fille est perdue.

Les sanglots enserrèrent la gorge de la jeune mère dévastée. Pourtant les larmes ne vinrent pas. Sans doute la source avait-elle fini par se tarir.

Edouard n'avait pas l'habitude de prendre des pincettes. C'était un homme doux et naturellement empathique, mais il était là pour une raison et n'osait imaginer, combien de fois les parents de Valentine avaient été contraints d'entendre ces vérités cachées teintées d'espoir destinées à préserver leur combativité. Le sourcier était sûr d'une chose. Il n'existe pas de combat sans réelle prise de conscience. Il décida donc de ne pas passer par quatre chemins. Il poursuivit.

— Mais je sais quelque chose qui pourra peut-être vous sauver votre mari et vous.

Les bras de Clémence lui tombèrent, mais elle ne prononça aucun mot.

— il vous faut quitter cette maison sur le champ. Le mal y est installé depuis plus longtemps que je ne saurais le dire. Cela me prendrait plusieurs jours avant d'en trouver l'origine et tenter de l'éradiquer si c'est ce que vous souhaitez, mais vous devez partir sans plus attendre.

—Balivernes ! asséna la mère de Clémence dans un sursaut de colère, Comment osez-vous venir ici et proférer de telles âneries ? Soutirer de l'argent à des parents dans le désarroi ? Mon gendre avait raison, les personnes comme vous ne sont que des charlatans qui profitent de pauvres gens terrassés de douleur.

— Je ne prends pas d'argent, la coupa Edouard qui était resté d'un calme absolu.

— Vous êtes un escroc !

— Connaissez-vous l'histoire de cette maison ? demanda le sourcier à l'attention de Clémence restée muette face à lui. Savez-vous toutes les morts qu'elle a abrité ? Savez-vous que sur cette même table autour de laquelle nous nous tenons, des atrocités sans nom ont été commises ? Je sens de la souffrance, de la douleur ici, et cela imprègne tous les murs de votre maison madame Albran. Je ne suis pas guérisseur, mais je connais les énergies positives, comme négatives et je peux vous dire que si aujourd'hui Valentine est perdue, ce n'est qu'une question de temps avant que le mal ne

vous emporte à votre tour, comme il a emporté tous les habitants de cette maison.

Un silence de mort s'abattit sur la tablée. Sans un mot Edouard s'était levé et avait parcouru les quelques mètres jusqu'au lit de Valentine et tout en caressant doucement sa petite joue pâle, il avait partagé une prière silencieuse avec la fillette avant de franchir le seuil de la maison funèbre.

Puis il était rentré à pieds à travers champs sans plus jamais prendre ni recevoir de nouvelles de la famille Albran. Il appris juste par hasard, quelques semaines plus tard, que la petite Valentine s'était éteinte laissant ses deux parents dans une tristesse infinie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top