Chapitre 8
Kieran
Le lendemain, Blake et moi discutâmes longtemps – à notre façon – de la meilleure manière d'agir à partir de maintenant. Nous étions d'accord pour ne pas précipiter son entrée dans les locaux Stratton au risque d'alerter Sitjaq. À deux jours de l'arrivée du big boss, c'était trop risqué, surtout vu l'inquiétude ambiante au boulot, en particulier chez les membres de mon équipe à cause de la nuit dernière. Nous fîmes le choix de planifier l'opération après le départ de l'héritier, quand la pression retomberait chez tout le monde, y compris chez moi. Ma sœur tint malgré tout à m'accompagner au travail ce soir-là. Nous partîmes donc plus tôt afin qu'elle ne soit pas vue par les équipes de nuit.
Blake et moi descendions à peine les escaliers menant à l'allée devant chez nous qu'un hurlement lointain nous immobilisa.
Un hurlement si singulier qu'il nous ficha la chair de poule en réveillant notre instinct le plus primitif.
Un hurlement de loup.
Lorsqu'il s'arrêta, nous nous avançâmes vers l'extrémité de la colline.
Le hurlement recommença, plus net, plus pressant, plus impérieux. Alors, tous les chiens se mirent à aboyer. Dans le quartier, dans toute la ville, même au-delà, et c'était terrifiant. Parce que ce hurlement lointain venu des étendues sauvages du Canada n'était pas celui d'un loup ordinaire, mais celui d'un Esprit-dieu : Amarok. Cet esprit millénaire sortait très peu de sa contrée entre deux mondes, et ce n'était jamais bon lorsqu'il le faisait. Aujourd'hui, il réclamait vengeance pour une âme : il voulait qu'on lui apporte son assassin, une anomalie venue de l'Arctique.
Dans le calme assourdissant qui suivit ce second appel, je pris conscience de la course effrénée de mon cœur. En baissant les yeux vers Blake, je perçus sa respiration aussi affolée que son cœur car en tant que louve, elle devait répondre à Amarok. Son poitrail se leva puis s'abaissa doucement lorsqu'elle hurla de tout son souffle ; elle traquerait la proie avec nos frères et sœurs métamorphes.
Un peu partout dans Seattle, d'autres hurlements s'élevèrent en réponse.
Puis le silence tomba comme un voile irréel.
— Euh... Blake, on est d'accord qu'on est dans la merde, hein ?
Elle approuva d'un signe de tête.
— T'étais censée me détromper, là, râlai-je. Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment, je n'aime pas ça. Quand les emmerdes s'enchaînent comme ça c'est que tout a un lien et ce n'est pas bon.
Amarok avait toujours préféré missionner ses enfants loups pour agir à sa place, afin d'éviter le risque de s'exposer aux humains en parcourant le pays en personne – même un Esprit-dieu passait difficilement inaperçu dans une ville peuplée comme Seattle. Il se servait alors de la capacité de communication longue distance de notre espèce, amplifiée par sa divinité, afin de passer ses ordres. Autant dire que s'il était amené à se déplacer, nous en subirions tous les conséquences d'une manière ou d'une autre.
On devait éviter ça à tout prix.
— Monte, on va voir Teddy.
Une fois dans la voiture, nous prîmes la direction du SAM. Lorsque nous y pénétrâmes, l'endroit était bondé. Les discussions allaient bon train, empreintes de stupéfaction, de sidération et d'appréhension mêlées. Plusieurs métamorphes loups étaient présents au milieu d'autres Surnaturels, car l'intervention d'un Esprit-dieu animal était d'une rareté absolue, au point que même les plus vieilles créatures du coin ne s'en souvenaient d'aucune. Teddy fit entendre sa voix de basse pour ramener le calme dans le bar, avant de se tourner vers Blake et moi, puis vers nos semblables.
— Qu'a dit Amarok ? demanda-t-il, formulant ainsi la pensée de tous les Surnaturels non-loups.
— Une âme réclame vengeance, on doit lui amener son assassin, une sorte d'anomalie, répondit un congénère, la cinquantaine bien passée. Si on a compris son message, on ne sait pas ce que ça veut dire. Je n'ai jamais entendu parler d'une âme capable de demander à un Esprit-dieu de la venger.
— Sans oublier que ça fait pas mal de choses inhabituelles en un même temps et à un même endroit, lâchai-je.
Mon affirmation souleva bien évidemment son lot de questions auxquelles il me fallut répondre en les mettant tous au courant des attaques étranges survenues ces derniers jours, et du fait qu'après cinq ans de recherches infructueuses, Blake avait flairé une odeur suspecte à peu près au même moment.
— Ça serait lié à votre attaque ? demanda Mahaha, un être émacié à la peau couleur bleu glacier et aux yeux blancs.
— Plutôt à notre agresseur. Si aucun de nous n'a su reconnaître celui qui nous a volé notre moitié, c'est peut-être bien parce que c'est une anomalie. Ça expliquerait pourquoi j'ai tant de difficultés à le retrouver.
Ma conclusion installa un instant de flottement au milieu duquel s'éleva une petite voix :
— Une anomalie ? Comme une créature moitié femme, moitié pierre ?
Mon sang se figea dans mes veines. Médusé, je me tournai vers le lutin Rala assis sur une table, une bouteille de vin à la main.
— Qu'est-ce que t'as dit ?
— « Une anomalie ? Comme une créature moitié femme, moitié pierre ? » Ma parole, t'es bouché...
— Tu l'as vue quand ?
Une expression de profonde réflexion marqua le visage de bon dernier de la classe de Rala. Puis ses grands yeux ambrés s'illuminèrent.
— Y'a un peu plus de quatre ans.
J'allais l'étriper !
— Sérieux, Rala, depuis le temps que je vous parle de cette histoire, t'aurais pas pu faire le rapprochement ?!
— Tu cherchais un monstre de pierre, j'ai vu une femme-pierre, elle est où la logique, sac à puces ! hurla-t-il si fort que son bonnet vert lui tomba sur le nez.
Teddy intervint afin de nous tempérer, car à part nous donner en spectacle, nous ne faisions pas avancer l'affaire. Je pris donc une grande inspiration, avant de m'asseoir face à Rala. Je lui enlevai sa bouteille de vin des mains.
— Arrête de boire, c'est important. Rala, s'il te plaît, dis-nous tout ce que tu sais.
— Ah ! Et elles sont où, les histoires loufoques, hein ? Depuis que j'ai débarqué ici par erreur et contre ma volonté, vous n'avez fait que vous moquer. Si vous n'entendez rien aux choses du Petit Peuple, la moindre décence c'est de la fermer !
Wow, il était en colère, notre lutin.
— Si les miens vivent cachés même des Surnaturels comme vous, c'est parce que vous êtes des butors mal appris !
— Ok, Rala. On s'excuse. Tous, et sincèrement. Alors s'il te plaît, dis-nous ce que tu sais.
— Dis mon nom.
— Quoi ?
— Dis mon nom complet, et en français.
J'allais vraiment l'étriper ! J'étais nul en français, en plus.
Je laissai échapper un soupir résigné. Puisque je n'avais pas le choix...
— Ralana...
— Non. Recommence.
Eh merde ! Il était super compliqué son nom, en plus. Allez, un petit effort, je devais bien m'en souvenir.
— Ralamalanempou...
— Continue.
— Des bois enchantés... au coucher du soleil... à la fin du p'intemps.
— Printemps, avec un « r ». Rrrrrrr.
J'attrapai son petit visage d'une seule main pour le rapprocher du mien.
— On s'en fout, Rala.
Mon air granitique ne l'émut pas du tout.
— Rrrrrrr, répéta-t-il. Faut que ça vienne de la gorge, comme un grognement. Laisse parler le loup en toi.
— Le loup en moi a juste envie de t'égorger avec les dents.
Blake monta sur la table à ce moment-là et montra les crocs au lutin.
— Pa ! Ça se moque des autres mais ça supporte pas qu'on le fasse avec eux...
— Parce qu'on n'a pas le temps ! tonna Teddy. Ça suffit, tes caprices. Parle, ou c'est toi qu'on livre à Amarok !
Rala ôta ma main de son visage, croisa les bras et nous raconta comment, déboussolé par une résurrection non désirée dans un lieu inconnu, il avait erré dans la ville durant des jours. Puis, un soir, il avait été bousculé par quelque chose de froid et s'était retrouvé la tête dans une flaque. La créature l'avait relevé d'une main humaine gelée comme la pierre, au teint minéral et à la peau dure. Quand Rala lui avait demandé quelle créature elle était, elle avait répondu que les inunnguait n'en étaient pas, puis elle était partie.
— Elle était aussi perdue que moi, continua-t-il. Elle avait l'air de chercher quelque chose.
— Comment était-elle ?
— Grande, des traits très carrés comme un empilement de cailloux. C'était vraiment un être étrange.
Je me tournai vers l'assemblée.
— L'un d'entre vous a déjà entendu parler des inunnguait ?
— Ça ressemble à un mot inuktitut, répondit Mahaha. Tu devrais te renseigner auprès d'un Inuit.
J'échangeai un regard complice avec Blake : Sitjaq. Le problème était que je ne pouvais pas me contenter d'aller le voir et de lui poser des questions sur les créatures de la mythologie de son peuple. Dans le contexte actuel, ça serait du pur suicide.
J'étais bête ! Il y avait Sanna !
— Oh, c'est intéressant, ça ! entendis-je soudain.
Rala faisait défiler du texte sur son smartphone.
Une minute... Un smartphone ?
— Comment t'as fait pour l'abonnement ? fut la première question qui me vint.
— J'ai tout fait en ligne. Arrête de penser que je suis un abruti, s'il te plaît.
— Je l'ai mis en contact avec le faussaire qui s'occupe des identités des Surnaturels immortels, me glissa Teddy.
— D'après internet, reprit Rala, un inunnguaq est plus connu sous le nom d'inukshuk. C'est ça.
Il tourna l'écran vers moi afin que je puisse voir un empilement de pierres arborant vaguement une forme humaine.
C'était ça !
— C'est ça qui nous a attaqué ! exultai-je.
— Sauf que ce n'est pas une créature, m'informa le lutin. Ce n'est même pas un être vivant. C'est juste des pierres empilées pour marquer un endroit, laisser un message ou indiquer un chemin. Et ça fait joli sur les drapeaux du Nunavut et du Nunatsiavut !
Nous la tenions, notre anomalie. Et devant le silence général, je compris à quel point la situation dans laquelle nous nous trouvions était inédite et inquiétante, car sans en savoir plus, nous étions incapables de trouver la fille-pierre et il nous serait impossible d'anticiper les événements.
Tout ça juste avant l'arrivée de l'héritier Stratton.
Ça s'annonçait mal.
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