Le Souffle de l'Ange déchu
Je quitte ma chambre par le couloir chichement éclairé par de petites fenêtres pour me rendre au boulot. Ce n'est pas un long trajet, en fait j'habite dans l'immeuble-même où je travaille ! C'est un simple couloir, puis un long escalier à descendre.
Je passe à la cantine pour y prendre un déjeuner à emporter et j'en profite pour saluer mes collègues qui entament, eux aussi, leur journée de travail. Je me joins au Docteur Rémi D'Antin et , tout en jasant, nous traversons le long vestibule qui nous amène à l'Asile, un centre d'aide pour enfants abandonnés, normaux ou non.
L'Asile est en fait un orphelinat moderne, le dernier recours pour ces pauvres créatures dont plus personne ne veut. Depuis cinq ans, nous nous employons à offrir à ces enfants un lieu sécuritaire et accueillant : nous sentons enfin que notre but s'approche. Les lieux commencent à s'ajuster à nos besoins, grâce à nos efforts constants et bien des nuits blanches de la part de l'ensemble des employés et des bénévoles. Nous ne comptons pas nos heures !
Nous voulons ainsi aménager l'ensemble du rez-de-chaussée de cet immense immeuble que nous avons acquis pour une bouchée de pain, tant il était en piteux état. Au second étage, nous avons réussi à louer les locaux à une équipe de chercheurs sur les ondes électromagnétiques ou ondulatoires. Ils parlent un drôle de langage, sont sympathiques, mais toujours quelque peu étranges et différents. Je ne sais pas vraiment ce qu'ils font, c'est trop complexe pour moi. Mais ils payent leur loyer, sont plutôt tranquilles et semblent apprécier leurs locaux sans fenêtres ! Très innovateurs et coopératifs, ils ont installé gratuitement des panneaux solaires sur le toit ainsi qu'une alimentation en eau depuis le lac qui s'étend devant les grandes baies vitrées de la nouvelle aile.
Cette aile est justement l'endroit où je me dirige. Lumineuse, on s'y installe en sous-équipes de dix jeunes avec un responsable (voilà mon rôle !) pour tenter de créer un semblant de vie sociale pour ces enfants de 4 à 18 ans - quoique certains conserveront à tout jamais un âge mental de moins de 10 ans. L'aménagement de la nouvelle aile est loin d'être terminé, mais elle est remarquable par la lumière blanche du ciel qui entre à flots par les baies vitrées. Cela nous apporte une quiétude bienvenue avec, en bonus, le paysage du lac qui s'étire ce matin en un miroir bleuté parsemé d'îlots de glace.
En entrant, le Dr Rémi et moi observons l'équipe de nuit qui termine d'installer nos jeunes en sous-équipes. On nous remet, ainsi qu'aux autres Accompagnateurs les objectifs de la journée et la composition des groupes. Je remarque qu'ils sont plus nombreux, ces enfants oubliés, laissés à eux-mêmes. Quelle société ingrate et inhumaine ! Ce sont les plus faibles et moins bien nantis. Sans famille, sans revenu, sans situation officielle, sans subvention pour nous aider à prendre soin d'eux : rien de prévu pour eux, tout est investi ailleurs.
Je me dirige vers mon groupe avec un geste de la main vers mes collègues. Je vois leurs yeux fatigués, leurs traits tirés. Mais tout comme moi, ils sont là, et un sourire naît sur leur visage alors qu'ils se penchent vers leurs protégés. Tout comme eux, je suis accueillie par des frimousses réjouies et des petites mains qui se tendent vers moi. Un câlin, un sourire, un petit mot maladroit me souhaitent la bienvenue, alors que je distribue et explique avec patience les rôles. Comme la vie me semble plus facile avec eux, mais surtout tellement plus significative !
Ils ne connaissent que cet Asile, certains depuis son ouverture, il y a cinq ans, d'autres depuis quelques jours. Ils nous sont amenés par des citoyens ou la police et parfois on en recueille qui dérive seul dans la ville. Ils n'ont pas d'autre lieu que celui-ci. Si inadaptés à la réalité extérieure, ils s'intègrent mieux dans notre microsociété, car ils s'y sentent acceptés pour ce qu'ils sont. C'est une image de l'humanité qui me réconcilie avec ma propre nature. Comme mes collègues, je les protège des évènements des dernières années, qu'ils ne savent comprendre.
Les voilà devant leurs travaux, qui s'entraident et se sourient malgré leurs différences. La grande salle lumineuse regorge de leur présence, bourdonne de leurs activités.
Notre principale source de revenus c'est eux-mêmes ! On leur apporte des petits objets à assembler pour ensuite les revendre aux magasins de fournitures diverses. Nous ne mentionnons pas leur véritable origine, on travaille sous le couvert d'une compagnie à numéro. C'est Rémi et Gabby, notre gestionnaire en chef, qui en ont eu l'idée. Tenter ainsi de nous faire un revenu de remplacement, depuis que la dernière subvention du Ministère des Affaires sociales a été coupée de plus de la moitié du quart qui restait ! On a aussi accepté de réduire nos salaires, quoique nous ne sommes qu'une vingtaine à faire rouler la boîte, donc une bien maigre diminution des dépenses. Nous sommes peu nombreux pour plus de cent jeunes à accompagner, mais nous nous sommes engagés à ne pas les abandonner. Hors de question !
Malgré nos efforts pour fonctionner normalement, ils entendent les murmures nerveux qui nous entoure parfois. Ils perçoivent avec une acuité surprenante la lourdeur de nos esprits quand les nouvelles sont mauvaises. En contrepartie, on dirait qu'ils redoublent d'attention et de gentillesse auprès de nous. Ils nous font confiance et se tournent vers nous avec des regards clairs et souriants.
— Mais dites-moi Sarah, que comprennent-ils ? Que savent-ils ?
C'est ce que Mikael, le patron de nos voisins d'en haut, m'a demandé hier en venant installer des dispositifs d'éclairage de secours tout autour de la grande pièce – un autre cadeau de leur part. Mikael est assez spécial comme scientifique, dans son physique, son attitude et ses valeurs. Il a accepté d'aménager son centre de recherches au-dessus de notre Asile selon nos conditions et n'a jamais rechigné à nous offrir ses services pour moderniser nos installations. Ni lui, ni ses collègues d'ailleurs. Une équipe assez hétéroclite, mais plus humaine que bien de nos concitoyens.
— Ce qu'ils savent ? sûrement encore moins que nous, lui ai-je répondu.
— Mais ils semblent moins nerveux et plus heureux que tous les humains de notre pauvre planète, a-t-il ajouté en grimpant sur son échelle.
Je suis resté immobile à observer le grand brun occupé à placer une énième lumière.
L'Asile est en effet un lieu hors du temps et de la réalité. Ici, point d'info à la télé ou la radio, toujours plus stressantes, à tous les trente minutes ; pas de consigne de sécurité douteuse ; pas d'individus qui vous dévisagent en doutant de votre sincérité. Mais, je l'avoue, je comprends cette ambiance frénétique qui sévit partout sur la planète.
Mais pour nos jeunes... comment leur expliquer ? Trouverions-nous les mots adéquats et assez simples pour leur faire comprendre la menace de cette Brume pour la société humaine ?
En effet, comment leur dire que le funeste brouillard peut se densifier près de notre habitation sans prévenir ? Qu'il y a de plus en plus de probabilités qu'il nous entoure, nous submerge et nous enlève notre nature humaine. Il a déjà frappé dans la banlieue voisine. Les rives du lac sont envahies de plus en plus par les réfugiés qui, avec désespoir, ont fui la ville.
Il est partout ce brouillard, depuis plus de dix ans. De plus en plus fréquent. C'est un phénomène inconnu qui attaque au hasard sur tous les continents. Les scientifiques, météorologues, chimistes, biochimistes, écologistes, bref toutes les têtes bien pensantes se sont prononcées, mais aucune n'a réussi à en trouver l'origine et encore moins un remède. Le nuage s'extirpe du sol ou du fond des cours d'eau ou des mers. Il envahit les cinq premiers mètres d'atmosphère, selon un rythme inconstant et selon une direction imprévisible. Rien ne le bloque, il semble être sans consistance ou matière. Il flotte et rampe sans pouvoir être stoppé, en laissant dans son sillage brumeux et argenté, des êtres humains désaxés et sanguinaires, dont le quotient intellectuel est amenuisé au stade d'un animal plus bêta que le plus simplet des animaux de compagnie. Êtres sauvages, mais sans l'innocence qu'on leur accorderait : ils sont malveillants, sournois et brutaux. Ces êtres ne collaborent aucunement ensemble, aucune organisation ne se crée. Ils attaquent tout ce qui les entoure, ils s'entretuent, ne laissant derrière eux que mort et silence. Puis, le brouillard se dissipe sans raison apparente.
Partout sur Terre, ce brouillard, que certains ont surnommé le Souffle de l'enfer est associé aux derniers instants de l'humanité. Pour une fois, les différentes croyances religieuses ont le même jugement. On donne donc à ce brouillard différentes identités - Souffle de Hadès, de Satan, de Lucifer, d'Isrâfîl, de la Géhenne - selon le lieu géographique où on le voit apparaître avec terreur.
On ne réussit pas à prédire son lieu ni son temps d'action, mais les gens fuient devant lui, abandonnant tout ce qu'ils possèdent. Une folie s'empare d'eux, ils foncent droit devant, sans prendre garde à ceux qui les entourent. Pour les plus fortunés, c'est alors la course vers le premier avion disponible ou leur jet privé. Car fuir, de lieu en lieu, par les airs semble la seule solution. Les superficies dévastées par le brouillard sont en croissance et deviennent des lieux invivables, emmitouflés par une fine pellicule argentée qui flotte et empêche l'œil humain et tous les instruments possibles de détecter ce qui s'y passe. Tout être humain qui s'y aventure n'en revient jamais. Sur Terre existent ainsi des poches argentées, de plus en plus nombreuses, que les gens évitent avec soin. Certaines englobent des villes entières, no man's land pour une durée indéterminée.
Mais voilà que depuis quelques semaines, la fréquence d'apparition du brouillard augmente. Son patron de dispersion semble vouloir relier les poches argentées pour ensuite se refermer méthodiquement sur les lieux épargnés jusqu'ici.
L'Asile, le lac et la ville qui nous abritent sont maintenant encerclés par un anneau de poches argentées.
Avons-nous une solution ?
Quitter ? Pour aller où ?
Nous isoler ? Nous le sommes déjà. L'ensemble des humains qui « travaillent » ici y demeurent dorénavant de manière permanente. Notre vie entière se passe dans ce bâtiment, quasiment autosuffisant, avec des réserves de nourriture dans le sous-sol, grâce aux bons soins prévenants de Gabby et aussi à l'aide de l'équipe de Mikael. Nous sommes en marge de la réalité extérieure.
C'est donc ainsi que journée passe tout doucement, les travaux des jeunes avancent et l'heure du lunch arrive. Nous nous dirigeons à la cantine pour prendre un repas bien mérité. Après s'être restaurés, c'est un temps de pause : jeux extérieurs ou intérieurs, ou bien siestes pour les plus jeunes ou plus fatigués. Je choisis de m'investir dans une bataille de balles de neige et de construction de forts. La neige est collante, l'air humide et le ciel blanchâtre. Les enfants s'amusent ferme et le temps s'écoule. Les sons semblent étouffés dans l'air comme lors d'une tempête hivernale. Pourtant, le ciel est nuageux et pâle, mais aucun flocon ne tombe.
— Sarah ? Où est Moose ? s'inquiète mon collègue Raphaël, alors que nous dirigeons nos jeunes, tout blanc de neige, vers l'Accueil de l'Asile.
— Je le vois, il est allé près du lac, encore une fois.
— Tu veux que j'aille le chercher ?
— Non, j'y vais, dis-je en soupirant. Je dois encore lui expliquer les règles de sécurité, on dirait.
Je me dirige à grands pas vers la petite silhouette sombre, vêtue de son habit de neige rouge. Du haut de ses sept ans, Moose a une fixation sur l'eau dans tous ses états et en particulier sur l'eau du lac qui a gelé depuis quelques semaines et qui se morcelle en petits radeaux sous l'effet du vent.
Le gamin me voit, mais se contente de se figer en dirigeant son regard vers la gauche de la berge, là où se trouve une vieille église, fréquentée par des gens de confessions diverses qui viennent y prier de toute leur foi.
— Moose ! On rentre !
Mais il ne m'écoute pas, au contraire : il part en courant vers la foule que s'étire devant le vieux bâtiment. Il en perd sa tuque et je vois sa chevelure noire et crépue qui forme une auréole autour de sa tête. Je me mets à courir vers lui alors que, dans l'air lourd, j'entends une clameur qui semble provenir de la nuée multicolore qui, à mon grand effroi, semble non seulement aller vers le lac, mais bel et bien fuir... une menace quelconque.
Alors que je m'approche, la clameur se change en prières frénétiques et en exclamations illuminées. Je distingue des cantiques, des paroles de différentes prières, je vois des cierges qui s'allument. Derrière les toits du bâtiment, avec effroi, je discerne une noirceur scintillante et argentée qui s'avance, se dirigeant vers l'onde glacée !
— Moose !
Je m'époumone alors que la réalité s'impose : un banc du brouillard maudit s'avance vers le lac, la foule... et Moose se dirige vers eux.
Je cours de toute mes forces, mais la neige collante ne me facilite pas la tâche. Je fixe des yeux la petite silhouette, tentant de calmer la peur viscérale que le brouillard fait naître en moi. La foule enfle, camoufle et avale Moose dans sa multitude. Elle se dirige d'un seul élan vers les quais sur la berge du lac où s'entrechoquent de grands morceaux de glaces.
La noirceur s'installe pour de bon. Les lueurs irréelles des cierges me font froid dans le dos.
J'observe le ciel : le brouillard a recouvert le soleil et se densifie de plus en plus. Au loin, j'entends des cris inhumains, bestiaux, désespérés : des êtres humains se métamorphosent en bêtes incontrôlables et s'en prennent à tout ce qui vit. Malgré tout, je m'insère dans la foule, cherchant à discerner la chevelure caractéristique de mon protégé et son habit rouge. Je grimpe sur un pilotis près du quai pour voir au centre de la marée humaine et je l'aperçois, debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux aux cieux. Son regard est rempli d'incompréhension.
— J'arrive Moose ! croasse ma voix essoufflée du fond de ma gorge sèche.
Je me précipite pour fendre l'attroupement. Je joue du coude, les oreilles bourdonnantes des psalmodies de la foule en extase. Je me sens bringuebalée dans tous les sens. Des odeurs d'encens agressent mon nez et je sens de la cire bouillante d'un cierge qu'un illuminé renverse sur ma main, alors que je le tasse sans ménagement pour passer. Parmi les chants et prières, des paroles et des imprécations s'élèvent en désordre :
— Repentez-vous ! C'est la colère divine ! Le souffle de Satan ! Dieu nous appelle à lui ! Voici venir la voix du jugement ! Venez à lui !
J'arrive enfin près de Moose et je le prends dans mes bras en lui murmurant des mots rassurants. Alors que la foule nous entraîne vers le lac, je réalise qu'il ne reste aucun passage derrière nous et que notre seul choix est d'aller vers les quais. Je m'y précipite, souhaitant pouvoir bifurquer par la berge pour nous ramener à l'Asile.
Je suis rapidement encerclée par la foule et, contre mon gré, je me retrouve tout au bout d'un des quais. Resserrant ma prise sur Moose, je comprends alors que les objets que j'ai pris pour des bagages de fortunes que transportent certains fanatiques sont en fait des explosifs de fortune ! L'évidence me saute au visage : un suicide de masse est leur solution !
Je tente de revenir sur mes pas, mais les gens bloquent mon avancée ou tentent de m'embarquer dans une étreinte religieuse mouillé de larmes et de prières. Soudain, une voix plus forte que les autres exhorte la foule :
— Mes enfants, mes frères et sœurs, réunissons nos voix pour une dernière prière afin de recommander nos âmes à nos Dieux. Que dans une dernière manifestation de notre foi et de notre amour, Ils puissent entendre la ferveur de nos espérances.
La foule lui réponds, en pamoison :
— Que le feu soit la preuve de la pureté de notre foi !
— Soyons unis et tous ensemble : prions !
— Pour notre salut et notre pardon !
— Satan n'aura pas nos âmes !
Et les voici qui entonnent en chœur plusieurs prières, toutes religions, langues et croyances confondues. Certains sont en génuflexions, une dizaine en prosternations, d'autres lèvent les bras vers le ciel, un bon nombre sont en émoi ou en pleurs dans les bras les uns, les autres. La foule se condense, se laissant entourer par des individus portant des charges d'explosifs, le pouce sur la gâchette.
La tête obnubilée par leurs prières, dont la fin signalera sûrement le déclenchement des détonateurs, je ne discerne qu'une solution : une retraite vers l'Asile en utilisant le chemin précaire de la mince couche de glace, entre les morceaux givrés qui flottent sur l'eau. Ne m'a-t-on pas déjà raconté que nos ancêtres traversaient ainsi de grandes étendues d'eau ?
Je place Moose sur mon dos :
— Moose, tiens-moi bien !
— On va sur le lac, Sarah ?
— Oui, mon chou. Agrippe-toi !
— Ouais !
Son enthousiasme m'encourage, mais j'hésite à m'élancer.
— Sarah, le brouillard se rapproche, me murmure la petite bouche à mon oreille.
C'est le coup de fouet qu'il me manquait pour que je saute sur le premier grand bloc de glace. Mon cerveau dirige ensuite mes gestes pour courir sur les radeaux glacés et pour les enjamber habilement en un jeu de saute-mouton précaire. Je me retrouve plusieurs fois avec les pieds dans l'eau jusqu'aux chevilles, mais l'adrénaline - et la peur - me fait ignorer la morsure du froid et je poursuis mon chemin.
Nous nous éloignons de la foule, de ses prières frénétiques et de la lueur des cierges. Alors que je prends mon élan pour atteindre la bordure escarpé du lac, pour enfin rejoindre la terre ferme, une lueur inonde le ciel gris foncé, suivie par une détonation qui roule sur la surface du l'eau, enterrant les voix, les chants et les exhortations. Le souffle me pousse dans le dos et mon élan s'achève en une culbute sur le sol enneigé, alors que je protège rapidement le petit Moose de mon propre corps.
Je me retourne, horrifiée : les quais sont en feu ! Quelques silhouettes traînent encore en périphérie. Après ce cataclysme, le silence hurle dans mes oreilles.
— Ça va, Moose ?
J'ausculte le petit en balayant les poudres de neige blanche de son visage.
— Oui, Sarah ! Dis, tu sais marcher sur l'eau ! sourit-il.
— On dirait bien.
Je regarde le chemin glacé que j'ai parcouru et je suis surprise par mes propres capacités.
— Pourquoi les gens avec les chandelles ne sont pas venus avec nous ?
Que dire ? Comment lui expliquer sans lui faire peur ? J'opte pour la réponse la plus simple d'un adulte face à un enfant :
— Je ne sais pas.
— Le brouillard est toujours là, ajoute-t-il tout simplement.
Le voilà qu'il me surprend à nouveau par sa lucidité. Les enfants connaissaient-ils donc la nature immonde de la Brume malgré nos efforts pour les en protéger ? Au loin, je perçois des cris et grognements : sûrement des victimes du brouillard. Mon cœur se serre. Le choix des gens du quai était-il finalement le bon ? Moose se lève et me tend la main tout en me disant :
— Allons prévenir les autres.
Réfrénant ma étonnement face à ce geste mature, j'attrape sa main et nous courrons vers l'Asile. De loin, je vois par les grandes fenêtres, les jeunes réunis bien à l'abri avec mes collègues, qui nous regardent venir vers eux. Certains pointent le ciel, le feu des quais et le Brouillard. Bizarrement, les mimiques des adultes dénotent davantage d'effroi que celles des plus jeunes. Ces derniers semblent davantage en admiration devant les lueurs argentées et miroitantes des brumes qui continuent de traverser le lac.
À l'extérieur du bâtiment, j'aperçois Mikael qui, à grands signes, m'encourage à le rejoindre. Lorsque j'arrive à sa hauteur, essoufflée et je l'avoue, terrorisée, il nous prend dans ses bras :
— Tu n'as rien Sarah ? Et toi, Moose ?
Son inquiétude m'émeut, mais je me contente de hocher la tête. Il nous entraîne à sa suite dans l'Asile. Je le vois qui fait signe à Uriel, un de ses compagnons, qui referme la porte. Il enclenche ensuite un dispositif électronique, sur une plateforme mobile reliée aux lumières de secours, nouvellement installés par Mikael.
— Placez-vous tous au centre de la pièce, ordonne Mikael.
Je me retrouve près du Dr Rémi, alors que Moose reste près des fenêtres.
— Rémi ? On devrait quitter, non ? Essayer de fuir.
— Pour aller où ? Il faut faire confiance à Mikael.
— Pourquoi ? murmuré-je, surpris par cette soudaine confiance aveugle.
— Il n'a pas eu le temps de tout m'expliquer, mais je sais, je ressens qu'il va pouvoir nous protéger. C'est ... plus fort que moi. Regarde !
Il me pointe le haut des murs autour de la grande salle. Alors que par les hautes fenêtres, on aperçoit le brouillard qui s'approche, les lumières de secours commencent à émettre un faisceau tournoyant de lumière irisée. Je jette un œil interrogateur vers Mikael qui termine certains réglages sur le tableau électronique avec Uriel. Il croise mon regard de ses yeux clairs et me décerne un sourire confiant. Il s'approche de nous avec Uriel et ses autres compagnons.
À l'extérieur, les volutes de brumes sont de plus en plus opaques et miroitantes. Le mur gazeux s'avance vers la paroi de verre et commence à en tester la solidité, comme une bête étendrait ses tentacules. Les jeunes se réunissent en un îlot serré au centre de la pièce. D'un geste instinctif, comme tous les adultes présents, je me suis approché de Mikael et nous formons une barrière de protection de nos corps autour d'eux.
Je me demande en moi-même si ce geste est sain, car nous serons la prochaine menace pour les enfants si nous succombons aux instincts bestiaux transmis par la nuée. Ne devrions-nous pas faire comme ceux sur le quai ?
— Aie confiance Sarah, m'enjoint Mikael comme s'il lisait en moi mes craintes silencieuses.
Il se dresse près de moi tout en regardant l'ensemble des adultes présents autour de la centaine d'enfants de l'Asile. Puis, il ajoute d'une voix qui recouvre le craquement du verre des fenêtres, qui se fendillent en une multitude d'étoiles :
— Ayez tous confiance en votre nature profonde. Vous êtes ici pour accomplir votre mission et vous reconnaître enfin pour reprendre votre forme originelle. Ces enfants sont l'avenir offert à la race humaine. Vous en serez les Protecteurs, comme vous l'avez été spontanément depuis cinq ans, sans vraiment comprendre vos motivations. En m'installant ici, avec mon équipe, je ne savais pas non mon but ultime. Elles ne me sont apparues que dernièrement : mon rôle était de vous sauvegarder pour cet ultime moment du Souffle de l'Ange déchu. Ensuite, il quittera cette planète, car ainsi est sa nature. Soyez d'un bloc avec moi !
J'observe le visage pâle de Mikael pendant son discours : fier, mystérieux et inaltérable. Effectivement, je ressens envers lui un élan de confiance et d'espoir qui me submerge comme une vague sans fin. Je le reconnais comme mon chef, mon sage dirigeant.
D'où me vient cet attachement nouveau ? Des images nouvelles surgissent dans ma mémoire. Je suis émerveillée par leur signification mais je n'arrive pas vraiment à en situer l'origine. Que se passe-t-il en moi ? Je n'ai pas le temps de fouiller davantage mes sentiments et souvenirs.
Autour de nous, les vitres se fissurent tout comme une partie des murs ; les faisceaux des lumières de secours se rejoignent et forment un dôme de lumière qui nous englobe. Sans se concerter, tous les adultes présents reforment le cercle autour des enfants, qui s'y agglutinent en un troupeau pur et innocent. J'observe le corps de mes compagnons qui se mêlent aux lumières iridescentes et deviennent eux-mêmes luminescents. Je sens ainsi mon propre corps qui s'allège et s'élève légèrement du sol. Je tends mes mains devant moi pour ne pas perdre l'équilibre. Je réalise alors que mes vêtements ont disparu. Je suis d'une nudité lumineuse, enveloppé d'une armure de lumière cristalline. Nous sommes tous là, absorbants et émettant la lumière, sans début, ni fin. En notre centre, les enfants sont émerveillés par nos silhouettes et ce dôme de lumière qui les englobent et sur lequel glisse le brouillard argenté, qui achève de dissoudre toute matière qui composait les lieux de l'Asile.
Le passage du Souffle de l'Ange au delà de notre groupe dure si longtemps que les enfants finissent par somnoler et s'endormir - quoique je soupçonne le Dr Rémi de les avoir aidés à s'endormir, comme je me rappelle l'avoir vu faire avec les plus récalcitrants de ses petits patients. Une capacité qui me surprenait souvent, mais qui commence à trouver une explication dans mon esprit. Nous ne sommes pas comme les Humains. Je ne le suis pas.
Je me réveille à mes souvenirs et savoirs...
Nous protégerons les enfants durant le passage de cette entité méconnue des Humains ; celle qu'ils ont qualifiée de « Souffle de Satan, d'Isrâfîl ou de la Géhenne ». Cette créature non terrestre qui les terrifie avec tant de vigueur ; cet organisme qui se nourrit de la matière des planètes, de leurs histoires, génétiques et structures ; absorbe du même coup tous les remaniements technologiques, toutes les altérations innovantes et artistiques créées par les créatures intelligentes au fil des millénaires. Cette espèce, sans volume ni masse, en conserve ainsi l'empreinte et le souvenir comme d'autres collectionnent les races animales ou végétales, les timbres ou les pièces de monnaie.
Elle fait cela sans arrière-pensée... car c'est dans sa nature, simplement. Comme un parasite détruit son hôte. Ensuite, elle quitte l'astre, une fois tout son rapt effectué, pour s'engager dans un voyage vers une autre planète.
Il y a des dômes de lumières un peu partout sur la Terre. Pour protéger des groupes d'humains, de préférences des jeunes, qui sauront mieux s'adapter à la nouvelle Genèse à venir. Des dômes sont aussi utilisés pour protéger certains pans entiers de faune et flore, des différents écosystèmes terrestres et aquatiques, de cette planète miraculée.
Oui, nous aurons bien du travail pour réunifier tout cela durant les années à venir, mais nous avons le Temps. Aucun de nous n'a été abruti par ce « Souffle de l'Ange déchu ». Mes compagnons et moi-même sommes, à notre connaissance, la seule espèce possédant une résistance à son action, mais notre propre planète a été détruite par un clan ennemi. Nous avons pu survivre grâce à un exil volontaire et notre mission est de pourchasser cette créature afin sauvegarder la vie sur les planètes qui ont le malheur de se trouver sur son chemin. Lorsque nous aurons aidé la vie sur Terre à renaître, nous iront à la poursuite de cette prédatrice sur toute planète attaquée par elle. Introduits parmi l'espèce dominante de celle-ci, nous prendrons leur forme et, sans nous rappeler clairement la nature de notre mission, nous installerons notre défense graduellement.
Cela sera le futur...
Pour le présent, je continue de joindre mes énergies à celles de mes semblables, flottant dans ce halo de lumière. En regardant mes congénères, je constate que nous avons la capacité de flotter dans les airs grâce à des ailes dorsales vaporeuses qui battent doucement. Avec un sentiment intense d'affection, je perçois le regard émerveillé que Moose porte vers nous. Quel petit curieux celui-là ! Je lui décerne un sourire ainsi qu'une onde de lumière douce et scintillante qui le ramène à un sommeil peuplé de beaux rêves.
Il se réveillera lorsque tout sera rendu plus calme et accueillant.
Car nous sommes l'avant-garde face au Souffle de l'Ange déchu.
Faites-nous confiance, comme vous l'avez toujours fait.
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