Chapitre 15 - La route de Tikka [1/2]

S'interrompant dans leur échange, Yennaël, Liam, Esadd et Alerrin se tournèrent vers Richa, qui serrait les doigts sur la couverture de cuir blanc du registre.

« Ne me dis pas que tu as trouvé quelque chose ? Devina Liam, incrédule.
- Trouver quoi ? Demanda Yennaël, les sourcils froncés.
- C'est le registre des arrestations du poste. Indiqua Liam, ce qui fut suffisant à Yennaël pour comprendre.
- Un elfe aurait révélé lors d'un ''interrogatoire'', qu'il avait eu un enfant sang-mêlé avec une vampire. Rapporta Richa. Il a ensuite été conduit au poste de Tikka pour un ''interrogatoire'' plus approfondi.
- Tu comptes aller creuser ça ? Demanda Esadd.
- Evidemment ! C'est une piste et elle mérite d'être explorée !
- C'est quand même peu, tempéra Yennaël. Ne crois-tu pas que ça serait une incroyable coïncidence ? Je veux dire, découvrir la vérité ainsi, ne trouves-tu pas que c'est un peu trop simple ?
- Alors, pour commencer, j'avais pas bien plus avant de me jeter dans le piège d'un psychopathe. Ensuite, peut-être que vous avez pas la même définition de ''simple'' dans l'Enclave, mais il a quand même fallu que je me fasse sauver d'un taré qui voulait m'exposer, de façon à ce que je sois redevable au rouquin de service et que j'accepte d'aller poser des pièges magiques dans un poste de la Flamme Blanche où j'ai trouvé ce registre. Perso, je dirais pas que c'est simple. Fit remarquer Richa.
- Oui, peut-être, mais il n'empêche que...
- Laisse tomber, Yennaël, l'interrompit Esadd, tu n'arriveras pas à la convaincre. Cette fille sait trop ce qu'elle veut pour être raisonnée.
- Ce que je veux ? Répéta Richa, incrédule, ignorant si elle devait donner raison à Esadd sur ce point ou le détromper.
- Te rends-tu compte que tu vas pénétrer dans les geôles d'un des postes de la Flamme Blanche, et, te connaissant, sans plan. C'est du suicide ! Insista encore Yennaël.
- Ça fait des mois que je tourne en rond sans rien trouver, alors, maintenant que j'ai une piste, je vais pas la laisser passer sous prétexte que ''c'est peu'' ! Argumenta Richa avec véhémence, ne comptant pas permettre à quoi que ce soit de la faire renoncer et s'agaçant des tentatives allant dans ce sens.
- Elle ne changera pas d'avis. Signala Liam.
- Très bien, se résigna enfin Yennaël. Alors je t'accompagne.
- Quoi ? S'exclamèrent Richa, Liam et Esadd d'une même voix, à l'unisson.
- Je viens avec toi, reformula Yennaël. Tu as bien vu ce qu'il se passe lorsque tu te lances seule sans réfléchir dans une telle entreprise alors, cette fois, tu ne te débarrasseras pas de moi, c'est non négociable. Ce sera plus sûr ainsi, même si ça continue à me sembler particulièrement hasardeux.
- Tu vas pas me dire que tu t'inquiètes pour moi. Grinça Richa, les bras croisés sur la poitrine en une attitude fermée.
- Tu vas tout laisser tomber pour poursuivre une quête qui n'est pas la notre ? Continua Liam sans accorder à Yennaël le temps de répondre à la remarque de Richa, mais il put le faire à cette question :
- Non, bien sûr que non. Je vous rappelle que nous ne nous sommes jamais occupé du poste de Tikka, c'est l'occasion de s'en charger.
- Ça m'aurait étonnée aussi, grommela Richa. Et ta blessure alors ?
- Sois modéré, évite les mouvements brusques, marche à une allure moyenne, ne mange pas trop froid ou trop chaud, repose-toi et applique l'onguent cicatrisant matin et soir, dicta Alerrin. Comme ça, ça devrait aller et le trajet pourra contribuer à la cicatrisation.
- Bien, alors tout est réglé. Décréta Yennaël.
- Richa, prend ça, ordonna Alerrin en tendant un pot taillé dans du bois clair à la jeune fille. C'est l'onguent. Je te le donne parce que je sais que Yennaël ne suivra pas mes directives, alors je compte sur toi pour les lui faire appliquer. Veille bien sur lui.
- Je sais pas si c'est une excellente idée de confier Yennaël aux bons soins d'une fille qui rêve de l'émasculer. Commenta Liam.
- Pour une fois, je suis assez d'accord avec lui. Approuva Richa.
- Je suis sûr que ça se passera bien. Assura Alerrin.
- De toute façon, je suppose que tu ne nous laisses pas le choix et que tu ne nous donneras pas l'autorisation de vous accompagner. Soupira Liam en s'adressant à Yennaël.
- Ah non. Je vais déjà supporter le rouquin, alors je vais pas me coltiner son toutou en plus. Lança Richa.
- J'ai besoin que vous prépariez le terrain à Ferdale. Indiqua Yennaël en ignorant la remarque de Richa.
- Et sinon, j'ai mon mot à dire, moi ? Demanda Richa, grimaçante, les bras croisés sur la poitrine.
- Je t'ai déjà dit que non, que tu ne seras pas seule sur ce coup-là. Répondit Yennaël d'un ton péremptoire, qu'adoucissait son sourire en coin lumineux.
- Super. Non parce que je suis vraiment ravie à l'idée de jouer les infirmières pour le rouquin psycho. Grogna Richa.
- Le...''rouquin psycho'' ? Releva Yennaël.
- Eh ! Fais un peu attention à ce que tu dis ! Ordonna violemment Liam. Tu sais absolument rien ! Rien de rien ! Et, de toute façon, t'es qui pour juger ? Une trainée sang-mêlé qui se donne des airs supérieurs ?

Les mâchoires de Richa se contractèrent et un grognement sourd monta de sa gorge. C'était soudainement un véritable prédateur qui se tenait dans la pièce.
Avant que qui ce soit ne puisse réagir, n'aurait-ce été que verbalement, Richa se rua sur Liam. Le saisissant par le col de sa chemise, elle le plaqua contre le mur le plus proche.
Dévoilant ses longs crocs dans un retroussements de lèvres, elle siffla :

- Arrête de me traiter de traînée. Toi non plus, tu sais rien. Et si, pour toi, une trainée, c'est une femme qui a une sexualité libre qu'elle assume, je suis fière d'en être une ! Alors, ton patriarcat, tu vas te le mettre dans le...
- Ça suffit tous les deux ! Ordonna Alerrin. On dirait des enfants.
- Alerrin a raison, soupira Yennaël. Je ne sais vraiment pas pourquoi vous ne pouvez pas vous entendre, tous les deux. C'est totalement contreproductif. Tout comme je ne comprends pas pourquoi, toi, Richa, tu fais tant d'histoires juste car je t'accompagnes.
- Tu veux vraiment que je liste toutes les raisons ? Rétorqua Richa.
- Non, ça ira, merci. Je vais aller réunir quelques vivres. Indiqua Yennaël, visiblement bien décidé à suivre Richa dans cette partie de sa quête.
- Descend les escaliers doucement. »

Conseilla Alerrin, évoquant bien évidemment la blessure de Yennaël. Ce dernier répondit d'un grommellement incompréhensible avant de s'engouffrer dans les escaliers.
Soucieux pour lui, Liam lui emboîta le pas pour le soutenir et s'assurer qu'il ménageait sa plaie.
Richa soupira en se passant une main sur le visage. Actuellement, elle se sentait partagée entre différents sentiments contradictoires.
D'un côté, elle était rassurée à l'idée de ne pas se lancer sur cette nouvelle piste seule. Quelques unes de ses mésaventures précédentes lui faisaient inconsciemment craindre de s'aventurer à nouveau en solitaire sur ces traces. Par ailleurs, Yennaël avait de nombreuses connaissances sur l'Enclave et les Humcréas, ce qui continuait à lui faire défaut. Pour terminer, elle ne pouvait nier l'attirance qu'elle ressentait malgré elle pour le rouquin qui intervenait également dans son acceptation, même si elle refusait de l'admettre.
De l'autre côté, elle s'attachait cependant à la colère et au ressentiment qu'elle éprouvait envers Yennaël. Un entêtement né certainement de son orgueil mal placé mais elle s'accrochait à cette rancoeur et s'obstinait à ne pas pardonner au jeune homme.
Sans compter que, à présent, elle était étreinte par de nombreux doutes, qui se nourrissaient des images qu'elle avait involontairement découvertes dans l'esprit de Yennaël. Ces scènes de déchainements de violence lui avaient fait s'apercevoir qu'elle ne connaissait rien du jeune homme ou de son passé. Elle ne pouvait même pas affirmer que son unique motivation était la réhabilitation des Humcréas et qu'il ne camouflait aucun autre dessein derrière ce noble but.
D'après les pouvoirs conférés par la pierre à son cou, elle pouvait pourtant lui accorder sa confiance, car il ne la trahirait pas. Pas de nouveau du moins.
Impossible de se prononcer sur quel côté pencher et si elle devait céder à sa rancoeur ou à son attirance.
Une semaine de voyage avant d'atteindre Tikka, cela allait paraître fort long et être compliqué.
Aux prises avec ses propres contradictions, Richa tourna en rond dans le grenier, s'impatientant. Elle avait hâte de pouvoir quitter la ville, qui commençait à l'enfermer, et de reprendre sa quête.
Yennaël et Liam revinrent avec un sac de vivres, que portait Liam, bien que Yennaël assurait que sa blessure ne l'handicapait pas à ce point.
Toujours aidé par Liam, le rouquin réunit ses quelques affaires, sous la surveillance d'Alerrin, qui évaluait ainsi son état, qu'il jugea apparemment assez bon pour voyager. De toute manière, il avait déjà pu bénéficier de quelques jours de repos, le temps que le reste du groupe les rejoigne depuis les Iles Blanches, et, si il suivait bien les recommandations d'Alerrin, il ne devrait rencontrer aucune difficulté par rapport à sa plaie. Le garçon se doutait cependant que Yennaël ne serait pas des plus raisonnables, le connaissant.
Terminant ces quelques préparatifs, Yennaël entretint rapidement Esadd et Liam sur les renseignements qu'ils avaient à relever à Ferdale, ce que Richa n'écouta pas réellement. Liam en profita pour tenter à une nouvelle reprise de dissuader son compagnon, non sans grommellements et remarques sur Richa, de se lancer dans cette entreprise. La jeune fille s'efforça de ne pas y réagir.
Cet essai de Liam s'avéra tout aussi vain que les précédents et ils furent prêts à quitter le grenier, après avoir salué Kaédd.
Liam, Esadd et Alerrin gagnèrent le port pour emprunter un navire jusqu'à Port Blanc depuis lequel ils avanceraient vers Ferdale.
Se séparant d'eux, Richa et Yennaël se dirigèrent vers l'est et vers Tikka, cité la plus modeste des Terres Intérieures, à quelques kilomètres des Terres de Fer.
Quitter la ville se révéla fort bénéfique pour Richa. Elle se sentait moins oppressée, moins cernée par la Flamme Blanche. Avant de s'engager au milieu des vergers, elle ne s'était même pas aperçu de ce poids qui comprimait sa poitrine.
Un autre l'oppressa cependant bien rapidement, dû à la compagnie de Yennaël. Jamais il ne lui avait semblé avoir à ce point conscience de la présence de quelqu'un. C'était comme un point qui attirait toute son attention en l'empêchant de se concentrer sur autre chose.
La proximité du jeune homme faisait également s'agiter en elle tous ces sentiments contradictoires alors qu'elle s'accrochait aux négatifs tout en ignorant farouchement les positifs.
Le voyage à Tikka allait être long et éreintant. Richa percevait déjà une certaine lassitude peser sur ses épaules à cause de la tension entre eux.
Aucun mot n'avait été échangé entre eux depuis qu'ils avaient quitté le Lierre Bruissant. Une conversation badine aurait pourtant pu contribuer à alléger toute cette tension, mais Richa ignorait que dire. De toute manière, elle doutait d'être capable d'échanger simplement avec Yennaël, de façon anodine. Dès qu'elle s'adressait à lui, elle se laissait emporter par la tempête de ses sentiments, quels qu'ils soient.
Elle se contentait donc de progresser sur la route pavée en silence, s'étouffant dans la tension et dans ses propres contradictions.

« Oh j'aurais aimé pouvoir rentrer chez moi quelques jours. Soupira Yennaël, brisant le silence en débutant une conversation d'une manière banale.
- Je t'ai pas obligé à me suivre, rétorqua Richa. Mais...attends, t'as un chez toi ? Genre, une vraie maison ?
- Bien sûr ! Tu croyais que je me déplaçais de maison close en maison close selon les besoins de mes opérations ?
- Je m'étais pas vraiment posé la question mais j'avoue que, oui, c'était plus ou moins ce que je m'étais dit.
- Et bien permet-moi de te détromper, j'ai une habitation. Elle n'a rien de très grandiose et je n'y suis pas souvent, mais c'est chez moi.
- Et c'est où ? Ne put s'empêcher de demander Richa.
- Arrête-moi si je me trompe mais ne dirait-on pas que tu t'intéresse à moi ? La taquina Yennaël.
- Oh ta gueule. J'en ai rien à foutre.
- C'est dans la Forêt Vermeille, à quelques kilomètres de la frontière avec les Terres de Sang, pas très loin du lac Téianne. Je pourrai te montrer à l'occasion.
- Donc aux Terres de Forêt. T'es originaire de là ?
- Non, absolument pas. Mais j'avais raison : tu t'intéresses à moi.
- Ouais, peut-être que je veux essayer d'en savoir plus sur toi pour être sûre que je voyage pas avec un psychopathe ! Je te rappelle que j'ai vu ce qu'il y a dans ta caboche et c'est pas trop pour me rassurer.
- Tu n'avais pas à voir ça et tu ne sais rien là-dessus, ni sur moi. »

Là-dessus, alors que sa voix s'était faite tranchante, Yennaël se renferma et une expression sombre descendit sur ses traits. Richa discerna la façon dont ses mâchoires se contractaient et celle dont il serrait les poings ainsi qu'une veine gonflant sur sa tempe.
Visiblement, il s'agissait là d'un sujet qu'il ne fallait pas se risquer à aborder et encore moins de cette manière, mais Richa ne comptait pas lui présenter d'excuses.
Après tout, elle avait parfaitement le droit de savoir avec qui elle voyageait, surtout alors qu'il semblait exister un lien entre Yennaël et elle. Quant à ses paroles probablement un peu trop directes et dépourvues de tact, c'était dans son caractère. Elle ne savait pas exprimer les choses avec délicatesse.
Quelles qu'étaient ses justifications, elle avait été suffisamment brusque pour vexer ou blesser Yennaël. Effectivement, il chercha à accélérer le pas pour creuser la distance entre lui et Richa pour lui signaler sa colère, qu'elle aurait remarquée sans. En proie à la contrariété, il tenait à s'éloigner de la jeune fille.
Il fut cependant forcé de rapidement ralentir, les ondes de douleur remontant depuis son flanc lui rappelant que, malgré les soins d'Alerrin, il devait penser à ménager sa blessure. Souhaitant éviter des complications, il revint à un rythme de marche moins soutenu. Il se retrouva à nouveau à la hauteur de Richa mais il ne la regarda pas, se concentrant sur les pavés de la route et sur des souvenirs qui surgissaient dans son esprit.

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