Chapitre 24 - Contrebande [2/2]
Richa grinça des dents au discours du marchand.
Cet homme savait pertinemment qu'il faisait affaire avec des voleurs et tous ses propos au sujet de sa prétendue honnêteté n'était qu'une manière, bien maladroite, de dissimuler son trafique. Par ailleurs, ce qui la contrariait le plus était qu'il se permettait de la prendre pour une idiote, avec son sourire en coin, ses bras croisés sur la poitrine et sa certitude qu'elle ne pourrait récupérer son bien, n'ayant rien d'autre que sa parole pour affirmer sa possession.
Croyait-il vraiment qu'il suffisait de refuser sa demande pour qu'elle abandonne ? Depuis son réveil difficile remontant à peine à une heure, elle avait maltraité une tenancière antipathique et un voleur craintif, alors elle n'allait pas se freiner pour un escroc arrogant. Elle comptait bien retrouver son collier, même si elle devait détruire cette échoppe pour ce faire.
D'ailleurs, c'était justement un excellent moyen de lui montrer que sa réponse ne lui convenait absolument pas et qu'elle n'allait certainement pas partir ni renoncer avant d'en obtenir une qui la satisfaisait.
Son regard plongeant dans celui du vendeur, elle lui fit comprendre qu'il venait de commettre une grosse erreur en refusant de lui donner ce qu'elle exigeait puis elle se détourna lentement en dégainant l'une de ses deux dagues pour, le pommeau en avant, l'abattre sur la vitrine la plus proche dont le verre médiocre vola en éclats.
Le vendeur poussa une exclamation indignée en se pressant de venir à la hauteur de Richa, qui eut le temps de fracasser une autre des vitrines avant qu'il ne la rejoigne pour la saisir par le bras avec l'intention de la tirer vers la porte pour la jeter dehors, mais la jeune fille se dégagea aisément de sa prise pour l'attraper, lui , par le bras en lui assénant un coup de pied à l'arrière du genou, le faisant ployer. Lui maintenant le bras tordu dans le dos, elle le saisit par les cheveux pour le forcer à la suivre jusqu'à une autre des vitrines, encore entière, sur laquelle elle lui frappa le visage si fort que le verre éclata, lui lacérant les joues.
Cette tempête qui tourbillonnait en elle en permanence se déchainait sous la colère qu'elle éprouvait face à l'humiliation qu'on avait osé lui faire subir et le seul moyen de l'apaiser était qu'on lui remette son bien dérobé, Richa ne la contrôlait pas, d'ailleurs, elle ne désirait pas la contrôler.
Tirant le vendeur, elle le redressa pour s'apprêter à le projeter contre une autre des vitrines encore intactes mais il la retint en s'écriant :
- Attendez ! Je...j'ai bien eu ce collier mais je l'ai tout de suite revendu, je ne l'ai plus !
- A peine acheté, déjà revendu ? Tu me prends pour une conne ! C'est juste un caillou sur une ficelle alors que ton magasin est plein de trucs en or ou en argent !
- Ce...ce collier est bien plus précieux qu'une simple babiole dorée.
- Ouais, d'un point de vue sentimental, alors m'énerve pas plus !
- Vous savez comme moi qu'il est magique.
- Comment tu pourrais le savoir ? Avec la Flamme Blanche qui chapeaute tout, personne est éduqué à la magie, c'est même un crime de l'être, alors te fous pas de moi !
- M...moi je le suis...
- Prend moi pour une conne ! Comment est-ce que tu pourrais...
Richa s'interrompit d'elle-même dans sa question, soudainement saisie d'un doute alors que le vendeur se prétendait capable d'identifier les artéfacts humcréas et qu'elle se souvenait du contact rugueux d'une partie de son cuir chevelu lorsqu'elle avait attrapé une poignée de ses cheveux.
L'obligeant à s'agenouiller devant elle en le frappant à nouveau au niveau des genoux sans le lâcher, elle écarta plusieurs de ses mèches blondes sur le devant de son crâne pour dévoiler deux cicatrices symétriques et identiques : deux cercles aux rebords irréguliers recouverts de peau épaisse et bordés de quelque chose de dur, qui évoquait la texture des ongles à Richa. Les vestiges d'une paire de cornes, ce qu'il en restait.
Elles avaient été tranchées nettes. La douleur avait dû être indescriptible, de quoi en perdre la raison, pourtant, le vendeur semblait parfaitement sensé, même après que son front ait été utilisé pour briser une vitrine en verre.
Les seuls Humcréas cornus que Richa connaissait étaient les élémentaires de feu, comme Hëophos, mais les yeux verts du vendeur démentaient cette éventualité.
Vérifiant de façon plus poussée, elle lui retira l'un de ses souliers, révélant un intérieur arrangé pour pouvoir y glisser le sabot fourchu qui dépassait de son pantalon. Même si elle ignorait toujours de quelle espèce il s'agissait, elle avait la confirmation que c'était un Humcréa.
D'un brusque coup de genou dans le dos, Richa le repoussa, l'envoyant au sol où il se retourna pour faire face à la jeune fille, qui s'assura qu'il demeure ainsi allongé en appuyant son pied sur son torse et, les bras croisés sur la poitrine, elle constata :
- Un Humcréa, hein !
- C'est comme ça que j'ai les compétences pour reconnaître les objets de manufacture humcréa.
- Tu vas me dire qu'on t'en propose souvent peut-être.
- Plus que vous avez l'air de le penser. Il y a tout un marché pour ce genre de choses. J'ai revendu votre collier là-bas.
- Là-bas ? Y a genre un magasin secret où on vend ces trucs ?
- En quelques sortes.
- En quelques sortes ? Je veux des réponses claires et précises ! À moins que t'aies encore envie de vérifier la solidité de tes vitres de merde avec ton crâne !
- Les sous-sols de chaque grande ville sont truffés de galeries, pour les égouts, l'apport en eau et les travaux qu'ont nécessité ces installations, un excellent endroit où se cacher. Il y a toutes sortes de trafiques et de contrebandes en rapport avec les Humcréas. Cachés sous le nez de la Flamme Blanche. C'est là que je l'ai vendu, satisfaite ?
- À moitié, répondit Richa en relevant le vendeur en le tirant par sa chemise. Tu vas m'y amener et me dire à qui tu l'as vendu exactement. Et, juste pour que tu te fasses pas d'idées, c'est pas une proposition où je te laisse le choix. On y va. »
Grognant son ordre, Richa poussa le vendeur en direction de la porte, le sommant de se mettre en chemin pour la guider, et elle lui lança son soulier pour qu'il le rechausse – ce serait stupide de se faire repérer uniquement car le vendeur avait son sabot apparent.
Obéissant, il quitta son échoppe en essuyant le sang coulant d'une des entailles fraiches qu'il avait au visage, Richa à sa suite, dont l'intensité du regard furieux qu'elle gardait rivé sur sa nuque le dissuadait de faire autre chose que la conduire où elle le réclamait.
Elle n'éprouvait pas la moindre pitié ni compassion pour cet Humcréa, même si il avait été très certainement obligé de se trancher lui-même les cornes pour échapper aux persécutions de la Flamme Blanche et vivre sans avoir à se terrer dans un lieu comme les marais d'Enook, et qu'elle pouvait comprendre qu'il fallait parfois se résoudre à appliquer des moyens moralement discutables pour survivre, sans compter que s'en prendre aux possessions d'inconnus n'était pas aussi condamnable que de s'attaquer directement à l'intégrité des personnes, comme avait pu le faire Jonathan, par exemple.
Cependant, il avait osé mêler son unique lien avec son passé à son trafique, ce qui annulait toute la compréhension qu'elle aurait pu ressentir envers lui en d'autres circonstances. A tel point que, si il s'essayait à la tromper ou la manipuler, il ne s'en sortirait certainement pas indemne, et, à côté de ce qu'elle lui réservait, le bris d'une vitrine de son front n'aurait été qu'une égratignure.
Semblant en avoir parfaitement conscience, percevant la menace que la jeune fille émettait, le vendeur la conduisit à un quartier résidentiel habité par des familles modestes où, après avoir descendu quatre marches basses, ils tombèrent face à une fontaine accolée à un mur, au simple bassin circulaire recouvert d'une fine pellicule de mousse vert foncé dans lequel l'eau était acheminée par une pompe métallique. Une grille de fer, suffisamment large pour qu'une personne puisse se glisser par l'ouverture qu'elle formait, s'ouvrait au pied du bassin, probablement pour permettre à l'eau de s'évacuer.
Après s'être assuré qu'aucun témoin éventuel ne se trouvait dans les parages, susceptibles de les remarquer, le vendeur souleva la grille, dévoilant une échelle rouillée. D'un geste de la main, il invita Richa à s'engager dans le passage obscure mais elle lui ordonna de passer devant d'un signe de la tête, préférant être certaine qu'il ne tente aucun coup bas. Se résignant à obéir, le vendeur descendit les premiers barreaux puis Richa lui emboîta le pas en replaçant la grille au-dessus de leur crâne, évitant que quelqu'un ne relève quoi que ce soit d'anormal.
A mesure qu'ils s'enfonçaient sous terre, le boyau carré aux parois de briques suintantes s'obscurcissait et l'échelle devenait glissante. L'air se faisait lourd d'humidité et d'une odeur de renfermé et de moisissure, créant une atmosphère étouffante.
Le front de Richa se couvrit rapidement d'une sueur qui alourdit sa chevelure et elle fut soulagée lorsque ses pieds rencontrèrent un sol de pierre.
La galerie évoquait des catacombes à la jeune fille, toute de pierres avec une voute en arrondie. Un cours d'eau insalubre charriait paresseusement tous les déchets de la capitale qui se retrouvaient ici, formant des amas d'une mélasse boueuse et malodorante dans certains coins. Pour l'instant, l'endroit ressemblait uniquement à des égouts médiévaux ordinaires.
À côté d'elle, le vendeur décrocha l'une des lampes à huile suspendues le long du mur à côté de l'échelle pour l'allumer. Apparemment, il n'appartenait pas à une espèce d'Humcréa nyctalope.
Promenant le cercle de lumière orangée autour de lui, le vendeur vérifia les lieux avant d'inviter Richa à le suivre le long de la plate-forme de pierres qui longeait la rivière d'immondices.
L'un à la suite de l'autre, ils parcoururent plusieurs mètres, jusqu'à ce que le cours d'eau forme un coude. Une bifurcation qu'ils ne suivirent pas. Au lieu de cela, ils continuèrent tout droit pour s'engager dans un couloir où la seule présence d'eau était l'humidité suintante, et régulièrement percé d'alcôves.
Alors que le premier segment de ces sous-sols étaient tellement calmes et déserts que Richa commençait à douter de la sincérité du vendeur et à craindre qu'il ne la conduise dans un piège, cet endroit fourmillait d'activité.
Des torches éclairaient les lieux, fixées aux murs, et de nombreuses personnes s'y agitaient, conversant, négociant, échangeant, s'invectivant, marchant, tout en pratiquant différentes langues. Des échoppes proposant des marchandises étaient dressées, des bancs de fortune avaient été construites, des aires de jeux, physiques ou mentaux, avaient été aménagées, une véritable cité alternative sous la cité, et toutes ces personnes possédaient des caractéristiques non-humaines, pas une seule tache de blanc.
Si cet endroit n'avait pas été enfermé sous terre, des mètres sous la surface, Richa aurait pu l'apprécier au point d'envisager de s'y cacher pour un temps indéterminé. Sans compter que, avec cette découverte, elle savait où se rendre pour trouver des Humcréas à interroger à propos d'elfes et de vampires ayant entretenu une relation il y avait des années.
Violenter et effrayer ce vendeur s'avérait finalement rentable : non seulement elle allait pouvoir retrouver son collier mais elle connaissait à présent un haut lieu de l'activité humcréa.
Saisissant le vendeur par la manche pour le tirer violemment vers elle, elle lui demanda auquel des commerçants présents il avait vendu son collier. Le bras légèrement tremblant – Richa l'apeurait et l'impressionnait encore davantage que ce qu'elle pensait – il lui indiqua un homme qui présentait des marchandises sur une couverture étendue au sol.
Sa colère changeant de cible, délaissant le vendeur qui soupira de soulagement, Richa avança directement vers le marchand en écartant les personnes qui se trouvaient entre lui et elle.
Se piquant face à lui, elle croisa les bras sur sa poitrine et elle lança sans détour :
« Bon, je sais, vous achetez et revendez vos merdes en toute honnêteté et blablabla, mais je m'en fous. Le type derrière moi vous a vendu un collier avec une pierre bleue, hier dans la nuit, et ce collier est à moi, et je me fous que vous me disiez que vous l'avez acheté, il est à moi et je veux le récupérer immédiatement. Et, croyez-moi, je suis vraiment pas d'humeur à supporter toutes ces conneries. Demandez à votre copain si vous me croyez pas.
- Je suis pleinement disposé à vous croire, mademoiselle, mais le problème, c'est que je l'ai déjà revendu. C'est qu'il s'agit d'un artefact des plus intéressants.
- Putain, mais c'est une blague ! A chaque fois que je pose la question, on m'envoie vers quelqu'un d'autre, vous vous foutez de moi !
- Désolé mais je ne pouvais pas prévoir que la légitime propriétaire viendrait le réclamer.
- Ouais, épargnez-moi ce discours. Qui vous l'a acheté ? Et me répondez pas que vous connaissez pas son nom, vous savez forcément quelque chose sur lui !
- Effectivement, je ne connais pas son nom, mais je l'ai souvent vu dans les parages ces derniers temps, comme si il cherchait ou préparait quelque chose. C'est un rouquin, il est venu cette nuit pour poser des questions sur le meurtre de la patrouille, et, avant que vous me demandiez, personne ne sait rien à ce sujet ici, nous préférons nous faire discrets. C'est donc également ce que j'ai répondu à ce type. Il en a quand même profité pour acheter ce collier. Il a l'air d'avoir l'œil pour ce genre d'objets. Je crois qu'il utilise une masure, ou plutôt devrais-je dire une remise, non loin d'un des accès aux sous-sols, vers l'est. Je l'ai déjà vu y entrer. »
Frustrée, Richa ne remercia pas le marchand pour ces informations, qu'il lui avait pourtant livrées sans la forcer à user de violence, et elle se contenta d'un hochement sec du menton, plus que contrariée.
Comme elle s'en était aperçu précédemment, il lui semblait poursuivre un objectif de jeu de piste. Ce rouquin avait à intérêt à avoir son collier et à le lui rendre, ou il risquait de payer pour tous les autres.
Grommelant des injures tout bas, la jeune fille entreprit de remonter la galerie jusqu'à cet accès que le marchand lui avait indiqué.
Elle se sentait sur le point d'exploser, à tel point qu'elle ne maîtrisait plus le souffle de vent qui sifflait en remontant la galerie, qui étonnait les passants comme il était normalement impossible que le vent pénètre ainsi sous la surface.
Suivant ces nouvelles indications, elle s'extirpa des galeries, non sans un certain soulagement, par cette autre sortie qu'on lui indiqua, qui, elle, se trouvait dans un puits faussement condamné.
Promenant un regard sur les alentours, découvrant un nouveau quartier, elle repéra la masure dans laquelle ce fameux rouquin était censé avoir ses habitudes. Il s'agissait à peine davantage qu'une remise, comme l'avait précisé le marchand, en planches branlantes et isolée dans un coin.
S'en approchant, profitant du calme de cette rue aussi déserte que modeste, Richa constata qu'il n'y avait aucune fenêtre et qu'elle ne pouvait donc pas se forger une idée de l'intérieur depuis l'extérieur.
Le seul moyen était d'entrer, ce qui ne devrait pas représenter un obstacle majeur puisque la porte n'était fermée que par un cadenas basique, qu'elle mit moins de temps à forcer que la serrure de l'échoppe.
L'unique pièce qui composait cette remise au sol de terre battue n'était meublée que par une étagère chargée de volumes et d'un coffre, le tout pouvant s'éclairer grâce à une lanterne dégageant une odeur rance d'huile suspendue au plafond, actuellement éteinte, comme Richa n'avait pas besoin de lumière.
Passant sur les ouvrages contenus dans l'étagère sans s'y attarder, elle déchiffra rapidement les titres inscrits sur la tranche. Pour la majorité ils traitaient d'Histoire, de politique, de géographie ou d'agriculture de l'Enclave, rien de palpitant. De toute manière, Richa ne s'attendait pas à trouver son collier dans une bibliothèque.
En revanche, dans un coffre, celui lui paraissait nettement plus probable.
Elle déchanta cependant bien rapidement lorsque, soulevant le couvercle, elle dévoila des vêtements d'homme entassés sans le moindre ordre et qui, d'après l'odeur de renfermé qui les imprégnait, n'avaient pas été portés depuis bien longtemps. Pas de trace de son collier.
Gagnée par un nouveau pique de frustration, elle remua ces habits, les jetant au sol, pour s'assurer que la pierre n'était pas dissimulée entre, mais sans succès. Dans un cri excédé, elle donna un coup de pied dans le coffre en se relevant, faisant s'abaisser le couvercle qui claqua.
Comment allait-elle retrouver son collier ?
Elle ne pouvait pas le perdre, pour de nombreuses raisons, mais elle n'avait plus de piste si elle quittait cette remise.
Un raclement derrière elle, qui ressemblait beaucoup au battant de la porte contre la terre battue, l'alerta et elle se retourna vivement en allant pour dégainer ses dagues mais, avant qu'elle n'agisse ou qu'elle n'aperçoive quoi que soit, une déflagration d'une puissance incroyable la balaya en la projetant sur plusieurs mètres.
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