Chapitre 18 - Embuscade
Une nouvelle journée se levait sur le village dissimulé au creux de la forêt, après une nuit agitée en ce qui concernait Richa, souffrant toujours d'insomnies répétées. S'étirant, la jeune fille s'apprêta à se lever avant de décider de rester couchée et de se rouler en boule, se blottissant sous sa couverture en grommelant contre sa fatigue.
La fête de la veille s'était prolongé durant de longues heures dans la nuit et, même lorsqu'elle s'était achevé et que Richa s'était couché, sans plus rien d'extérieur pour la maintenir éveillée, elle avait peiné à trouver le sommeil, ses pensées refusant de s'apaiser ou de lui accorder du repos.
En effet, comme elle avait évoqué avec Endam la possibilité qu'Aymerikk était en réalité son géniteur, hypothèse qu'elle avait déjà imaginé sans pour autant l'avoir déjà réellement formulée d'une manière ou d'une autre, l'idée s'était ancré dans son esprit et y avait longuement tourné.
Après tout, si l'unique motivation à l'animosité du vampire était son refus du métissage des Humcréas, il n'aurait pas autant insisté pour lui faire comprendre la honte d'être une sang-mêlé, crachant son dégoût pour sa nature de bâtarde dès que l'occasion se présentait or, la première chose qu'il faisait lorsqu'il rejoignait le modeste bourg à la nuit tombée était de trouver la jeune fille pour déverser sur elle tout son venin, avec une originalité toujours plus déclinante, ne faisant que répéter les mêmes commentaires méprisants, comme si toute son attention et ses seules préoccupations étaient perpétuellement orientées vers elle.
Si il n'avait été qu'un Humcréa intolérant parmi d'autres, il n'aurait pas continué à s'épuiser en manifestant si explicitement son désaccord avec son existence, constatant que c'était parfaitement inutile et que ce comportement lui valait l'hostilité de tous les autres membres du groupe, lorsqu'il n'attirait pas leurs coups physiques – heureusement que seul l'argent pouvait causer de réelle blessures aux vampires, sinon, il aurait probablement déjà péri sous le griffes de Sdania – pour plutôt adopter une attitude d'indifférence dédaigneuse, qui aurait traduit sa révulsion envers elle, certainement plus efficacement que ces injures qu'il lui crachait quotidiennement au visage. Jamais il ne se serait concentré de la sorte sur elle.
D'ailleurs, l'expérience que Richa avait avec les Humcréas racistes lui avait prouvé que ces derniers préféraient ignorer les personnes comme elle, pour leur prouver leur supériorité en leur montrant qu'elles ne méritaient même pas davantage que leur dédain arrogant. Le seul souhait des elfes des Monts de Fer avait été de la chasser loin d'eux pour que sa présence impure ne les incommode pas plus longtemps, or, après le premier soir, Aymerikk n'avait plus jamais formulé son désir de la voir quitter le village. Richa trouvait donc qu'il lui accordait beaucoup trop de temps et d'efforts, d'importance pour résumer, et s'attachait également beaucoup trop à rabâcher qu'engendrer un sang-mêlé était certainement l'humiliation la plus honteuse qu'un Humcréa de sang pur puisse éprouver, presque comme un coupable affirmant encore et encore qu'il était innocent, ce rendant ainsi bien plus suspect que si il s'était tu.
La présence de Richa semblait heurter Aymerikk pour une quelconque raison, pourtant, le vampire manifestait également, probablement involontairement et inconsciemment, un certain attachement envers elle.
En y réfléchissant et en imaginant, son comportement se rapprochait peut-être davantage de celui d'un parent, effectivement honteux et gêné, face à l'enfant non-désiré qu'il avait abandonné.
Sans compter qu'elle pouvait parfaitement rattacher cette théorie sur son origine à son possible passé de fille de Kall'ghan, ne pouvant négliger les échos de souvenirs que le temple en ruines avait éveillés dans sa mémoire, puisque, si elle supposait qu'elle était une enfant non-désirée, car honteuse pour ses géniteurs à la nature pure, qui avait donc été délaissée par ses parents, elle avait pu être reccueillie par l'ordre fanatique pour son sang mêlé.
Par ailleurs, le fait qu'Aymerikk ne paraisse pas davantage âgé qu'elle ne représentait pas une incohérence pour cette hypothèse, renforcée par les paroles du vampire qui, le premier soir, avait confié qu'il avait déjà entretenu des relations avec d'autres Humcréas que des vampires puisque chez de nombreuses races d'Humcréas, le temps n'avait pas le même impacte que sur les humains.
En réunissant ces quelques indices pour les assembler, il lui semblait parfaitement envisageable qu'Aymerikk soit son père, qu'il le sache mais n'en dise rien.
C'était cette idée qui n'avait cessé de se répéter dans son esprit, gardant le sommeil loin d'elle, et elle y songeait encore à son réveil, et, plus y elle pensait, plus elle ressentait le besoin de plus en plus impérieux de s'assurer de sa véracité. Sans compter que Endam lui avait parlé de toutes les possessions que le vampire conservait dans sa cabane sans permettre à personne de s'en approcher, reliques de son ancienne existence parmi lesquelles se trouvaient peut-être les traces de ces relations précédentes, de la naissance d'un enfant, de sa parenté avec Richa, et son envie de la fouiller s'en faisait brûlante, mais elle s'efforçait de la maîtriser en se rappelant que c'était parfaitement impossible à réaliser en pleine journée, tant qu'Aymerikk serait enfermé chez lui, à l'abri des rayons du soleil.
Alors, elle demeurait allongée sur sa paillasse, sans savoir que faire, torturée par ses doutes, ses questionnements et ses hypothèses, alors que, la veille, elle commençait à avoir la sensation qu'elle pouvait se construire une famille par des liens d'attachement plutôt que d'en rechercher une avec qui elle aurait eu des liens de sang, ce qui ne suffirait peut-être pas.
Certainement serait-elle restée ainsi encore un long moment, perdue dans ses réflexions qui la préoccupaient, si on n'avait pas soudainement écarté la peau traitée qui obstruait la fenêtre située juste au-dessus de sa paillasse, laissant le soleil matinal, certes filtré par les frondaisons serrées de la forêt, pénétrer à flots dans sa cabane.
Grognant, la jeune fille enfouit son visage sous sa couverture, se protégeant de la soudaine luminosité sans même vérifier qui venait ainsi l'importuner.
Un poids léger s'abattit sur la paillasse non loin de ses jambes et un déplacement se fit jusqu'à sa tête.
Quelques secondes s'écoulèrent puis on tira brusquement sa couverture, la lui arrachant en l'empêchant de tenter de poursuivre vainement sa nuit, ce qui constituait actuellement davantage à se tourmenter avec toutes ces préoccupations.
Grognant en enfonçant davantage son visage dans l'oreiller, elle tâtonna à la recherche du bord de sa couverture pour la remonter sur elle mais on la tint à distance, hors de sa portée, et Pilwick la somma :
« Allez, debout, Richa ! Faut se lever, il est plus que temps !
- Pilwick, je t'apprécie, tu le sais, mais, là, t'es à deux doigts d'en ramasser une ! Je suis pas du matin.
- Oh faut pas réveiller la demie-elfe qui dort, hein ? Je comprend très bien, et je vois que tu as mal dormi, mais c'est important ! Les autres ont repéré quelque chose dans la forêt et ils ont besoin de toi, de toi et de tout le monde !
- Mais qu'est-ce qui peut bien se passer, bordel ?
Demanda Richa, lançant cette invective davantage à la cantonade qu'en attente d'une réponse, qu'elle se doutait ne pas recevoir de Pilwick, soit qu'il ignorait tout des détails qu'elle aurait pu exiger, soit que cela l'amusait de faire planer le mystère – le caractère plaisantin du lutin était tout autant une qualité qu'un défaut – et elle écarta sa couverture, tout en prenant soin à ce que le brusque mouvement ne renverse pas Pilwick, trop léger.
Constatant que la jeune fille se levait enfin sur son insistance, le lutin la prévint qu'il l'attendait à l'extérieur avant de sortir, en repassant par la fenêtre après l'avoir saluée.
Etouffant un bâillement, son peu de sommeil se rappelant déjà à elle, elle avança lourdement jusqu'à l'étagère, où ses affaires étaient rangées depuis plusieurs semaines maintenant, pour en choisir quelques unes car, même si Pilwick semblait affirmer que la situation était urgente, requérant sa présence le plus rapidement possible, elle ne pouvait pas rejoindre ses compagnons dans la forêt uniquement habillée de ses sous-vêtements.
Se vêtissant et se coiffant rapidement, nouant ses cheveux sur sa nuque, sans oublier de s'armer de ses dagues, elle franchit le seuil de sa cabane pour découvrir que, même si la mâtinée était déjà fortement avancée, le bourg semblait désert. Aucun de ses amis ne se profilait entre les troncs ou les cabanes, comme si les lieux avaient été vidés.
Que se pouvait-il bien se passer dans la forêt pour que tous s'y soient précipité, ne laissant derrière eux que Piliwick avec pour mission de tirer Richa de son lit ?
Sans lui fournir davantage de précisions, Pilwick se hissa sur son épaule, comme c'était devenu de coutume depuis un moment déjà, en s'accrochant à ses longues mèches comme à des cordes, puis il lui désigna le nord-ouest de la forêt, la guidant.
Suivant les indications du lutin, elle s'enfonça entre les arbres.
La longue marche, qu'elle effectua cependant rapidement, lui permit de se réveiller entièrement malgré la fatigue pesant sur son crâne, mais la rapprocha surtout de l'orée de la forêt, bien qu'elle en soit encore séparée par plusieurs kilomètres. Ses pas l'amenèrent à un endroit du bois qu'elle n'avait encore jamais exploré, certaine de ne pas confondre avec un autre puisque l'espace longiligne se dessinant entre les arbres était indéniablement un sentier, bien qu'ancien et fort peu entretenu.
Étrange, et ce pour deux raisons.
Pour commencer, si ce chemin était le fait des membres du groupe, pourquoi Richa n'en avait-elle encore jamais entendu parler et pourquoi personne ne le lui avait-il jamais montré ?
Et si, en revanche, il avait été tracé sans le moindre rapport avec le village, pourquoi Pilwick l'avait-il guidée jusqu'ici ? Se trouver à proximité d'un lieu de passage humain, même peu fréquenté, représentait un danger non négligeable pour des Humcréas fuyant la Flamme Blanche.
Avant qu'elle ne puisse se questionner plus longuement ou interroger directement Pilwick sur le sens de cette destination, un mouvement dans la futaie à sa gauche, qu'elle capta du coin de l'œil, la fit se retourner vivement en dégainant l'une de ses dagues, forçant Pilwick à s'agripper à ses cheveux pour ne pas chuter, déséquilibré par sa brusquerie.
La rassurant, la voix d'Hëphos lui conseilla de se calmer et, s'approchant de quelques pas, elle aperçut ses compagnons camouflés dans les fourrées.
Les sourcils froncés, Richa les rejoignit en se glissant souplement entre les buissons, en s'enquérant :
- Qu'est-ce que c'est que cette manœuvre ?
- La patrouille de ce matin s'est révélé très intéressante, lui expliqua Sdania. Cobralta et Hëphos ont vu des Hommes Blancs baliser ce vieux chemin.
- Ils prévoient de raser la forêt ? S'alarma Richa.
- Pas du tout, ils vérifiaient si le chemin était toujours praticable. La corrigea Cobralta.
- Pour quoi faire ? S'étonna Richa.
- Vois-tu, c'est une ancienne voie reliant Kiple à Plainiore, mais elle n'est plus vraiment utilisée aujourd'hui. Tous les échanges passent par le fleuve. Si les Hommes Blancs s'intéressent à ce chemin, c'est parce qu'ils comptent l'emprunter, exposa Endam, donc, un convoi de la Flamme Blanche va passer par ici dans la journée.
- Quel genre de convoi ?
- Comment veux-tu que nous le sachions ? Lança Viviane.
- Effectivement... Mais pourquoi vous êtes encore là ? Si on sait que la Flamme Blanche va se trouver dans les parages, on doit pas plutôt se tenir sagement loin de cet endroit, en restant au village, par exemple ?
- Non ! S'exclama soudainement Hëphos.
- Bon, arrêtez de tourner autour du pot, s'agaça Richa. Qu'est-ce que vous voulez faire avec ce convoi ? L'attaquer ?
- On pourra probablement récupérer de la nourriture, déclara Sdania en une confirmation à la question de Richa. Nous devrions pouvoir avoir aisément l'avantage avec l'effet de surprise, d'autant plus si nous tendons une embuscade.
Le silence de Richa se prolongea durant quelques secondes alors qu'elle hésitait avant de fournir son opinion sur ce plan que les autres lui présentaient.
Attaquer ce convoi aurait été s'exposer au danger, mais ce n'était pas vraiment le genre d'arguments qui fonctionnait avec la jeune fille, la prudence n'étant nullement ancrée dans sa nature, et, de l'autre côté l'appât de la nourriture qu'ils pourraient ainsi obtenir n'était pas élément négligeable, les vivres recommençant lentement à manquer, et certainement était-il préférable de reconstituer leurs réserves de la sorte plutôt que d'envoyer à nouveau un groupe en ville, où ils auraient risqué de se faire identifier comme Humcréa. Sans compter que, d'après les dires de Sdania, le danger serait moindre.
Ces quelques réflexions menées, Richa acquiesça, adhérant à l'idée, que ses compagnons auraient certainement appliqué de toute manière, alors elle préférait être à leurs côtés pour veiller sur eux et les couvrir.
Ne perdant pas davantage de temps à présent qu'ils étaient au complet, surtout que le convoi pourrait apparaître à n'importe quel moment, ignorant quand il était censé passer, ayant seulement assister au passage des premiers Hommes Blancs, ils quittèrent la futaie, où ils se dissimulaient pour attendre l'arrivée de Richa et se dispersèrent, Viviane et Pilwick regagnant le village pour aller récupérer le matériel qui leur manquait pour préparer leur embuscade, Hëphos, Cobralta et Sdania s'attelant à creuser une fosse traversant le chemin dans la largeur, et Endam se chargeant d'abattre un arbre. Visiblement, ils s'étaient déjà organisé en l'attendant.
Cherchant à se rendre utile, Richa demanda à Endam quel genre de piège ils avaient imaginé.
Suspendant sa besogne un instant, le loup-garou lui expliqua qu'ils comptaient bloquer le passage, et donc le convoi, grâce à un arbre en travers du sentier, la stratégie classique, mais, juste derrière, ils allaient aménager une tranchée dans laquelle tomberait, lorsqu'elle chercherait à franchir l'obstacle, une partie de leurs adversaires, dont ils seraient ainsi débarrassé pour affronter ceux qu'il resterait. Ecoutant Endam, Richa hocha le menton, jugeant cette élaboration ingénieuse.
Y participant, elle s'enquit auprès d'Endam de la façon dont elle pouvait se rendre utile. Tout en assénant un coup dans le bois de l'arbre, qui allait entraver la progression du convoie, Endam lui demanda si elle croyait être capable de se hisser dans les branchages, malgré les coups de hache, de manière à alourdir la frondaison pour la faire ployer plus aisément sans qu'il n'ait à sectionner le tronc sur toute sa circonférence, limitant ses efforts pour préserver ses forces.
Se jugeant largement à la hauteur du défis, Richa acquiesça.
Les branches se situant trop haut pour qu'elle les atteigne depuis le sol, sa petite taille la désavantageant comme elle n'avait pas grandi depuis son arrivée dans l'Enclave, elle dut se servir des aspérités de l'écorce, heureusement importantes, pour gravir les trois premiers mètres, jusqu'à une branche suffisamment solide pour supporter son poids, relativement aussi réduit que sa taille. Y prenant place en se cramponnant au tronc, elle fit signe à Endam qu'il pouvait reprendre sa besogne, se préparant à l'impact, pas aussi bien qu'elle le pensait puisqu'elle manqua de chuter, déséquilibrée par le tremblement brutal qui ébranla l'arbre, sous la puissance du coup administré par Endam.
Se tenant plus fermement, elle résista aux impacts suivants jusqu'à ce qu'un craquement s'élève, annonçant que le bois cédait.
S'agrippant aux branchages, Richa tira vers l'avant alors qu'Endam avertissait les autres.
Se réceptionnant d'une roulade, Richa bondit avant que l'arbre ne s'abatte à terre et, si le choc l'étourdit quelque peu, elle éclata de rire, un rire repris par Endam, soulagé de constater qu'elle n'avait rien, s'étant inquiété en voyant la violence de l'impact avec le sol.
Tendant la main à la jeune fille, il l'aida à se relever puis tous deux vinrent prêter main forte aux autres, qui avaient déjà creusé une fosse d'une dizaine de centimètres.
Avec deux paires de bras supplémentaires, le travail se réalisa bien plus rapidement, surtout que Viviane les rejoignit également pour effectuer cette tâche laborieuse à leurs côtés.
Lorsqu'ils atteignirent une profondeur suffisante pour empêcher quelqu'un de remonter sans une corde, ce que Viviane avait rapporté du village, ils s'extirpèrent les uns après les autres de la fosse, qu'ils recouvrirent ensuite des peaux tannées que Viviane et Pilwick avaient également ramenées et ils les dissimulèrent sous une fine couche de feuilles mortes, de terre et de brindilles, donnant l'illusion de la continuité du sentier, d'une manière assez convaincante pour que personne ne se méfie spontanément.
Satisfaits de l'élaboration de leur piège, ils se dissimulèrent à nouveau dans les futaies, de part et d'autre du chemin, se préparant à patienter jusqu'au passage du convoi.
Camouflée parmi les autres, Richa perçut leur excitation augmenter, fébriles à l'approche de la confrontation, et la jeune fille devait avouer qu'elle la sentait également la gagner.
Si bien que, lorsqu'elle entendit le son des conversations, d'essieux de roues et de sabots ferrés sur le sentier, elle faillit bondir hors de la cachette avant même que le convoi n'apparaisse entre les arbres, heureusement retenue par Endam.
L'effervescence, légèrement retombée avec l'attente, s'empara à nouveau de tous, y compris de Richa, qui dégaina ses dagues.
A côté d'elle, Endam et Sdania se dévêtirent, pour éviter de déchirer leurs affaires, qui auraient ainsi été inutilisables, durant leur transformation, nullement dérangés par leur nudité, ayant coutume de cela, contrairement aux autres, puis ils se métamorphosèrent. Cobralta se munit de son coutelas, Hëphos fit apparaître des flammèches autour de ses mains, prêt à les faire croître, et Viviane croisa ses doigts, se préparant à user de sa magie.
Sur le sentier, le convoi se profila, composé d'une charrette entièrement peinte de blanc dont le chargement était bâché d'une toile blanche, tiré par un imposant cheval à la robe blanche, et conduite par deux hommes habillés de la tenue des guerriers de la Flamme Blanche, l'un tenant les longes de l'animal et l'autre lui faisant la conversation. Marchant à pied autour du chariot, dix hommes progressaient, une main à leur épée en vérifiant les alentours.
L'obstacle fut aisément et rapidement repéré et signalé. Richa entendit l'un des Hommes Blancs pester contre leurs collègues qui, passés précédemment, avaient été censés s'assurer que le passage soit praticable. Se chargeant de dégager le chemin, les dix hommes à pieds s'approchèrent du tronc abattu alors que la charrette stoppait.
Comptant apparemment soulever l'arbre, cinq hommes d'un côté et cinq de l'autre, le groupe se scinda en deux et la moitié enjamba le tronc pour disparaître soudainement dans des cris de surprise, qui se muèrent en grognements de douleur à cause de la dureté de la chute.
Se félicitant pour la réussite de leur piège, le groupe d'Humcréas dissimulé dans les fourrées échangea des hochements du menton et des regards victorieux, mais, ne laissant pas l'effet de surprise retomber ou les Hommes Blancs réaliser ce qu'il venait de se passer, ils ne perdirent pas davantage de temps en congratulations et tous jaillirent de leur cachette pour se ruer sur les sept Hommes Blancs représentant encore une menace.
Les premiers à se faire attaquer ne purent même pas réagir, paralysés par la stupéfaction.
Richa eut seulement à plaquer son adversaire à terre et à lui asséner un coup au crâne du pommeau de sa dague.
En revanche, le suivant ne s'avéra pas aussi stoïque. D'ailleurs, ce fut lui qui attaqua le premier, allant pour porter un coup à la jeune fille, mais, percevant le mouvement, elle dressa ses dagues entrecroisées devant elle, bloquant la lame de l'épée et elle envoya le plat de son pied dans l'abdomen de l'homme, qui avait fait l'erreur de s'approcher d'elle, croyant que ce simple coup qu'il lui destinait suffirait à la neutraliser.
Reculant de quelques pas en encaissant le coup, l'homme tenta un coup d'estoc, que Richa esquiva en bondissant sur le côté, plus vive que lui. Vivacité dont elle profita pour se jeter sur lui et le percuter, épaule en avant dont elle le heurta à la poitrine. Titubant, l'homme peina à reprendre son équilibre et son souffle, ce dont Richa ne lui laissa pas l'occasion. Se plaquant contre lui, de dos, elle lui décocha un coup au genou, le faisant ployer.
L'ayant mis partiellement à terre, elle se retourna, toujours aussi vivement, et frappa son front de son genou, l'assommant.
A peine s'affaissait-il au sol qu'un hurlement de douleur accompagné d'une désagréable odeur de chair brûlée lui parvinrent.
Se retournant pour regarder autour d'elle, elle découvrit que le reste du convoi était parfaitement maîtrisé, même le cheval sur le museau duquel Pilwick se tenait, accroché à un crin, pour le rassurer par des paroles apaisantes.
Les Hommes Blancs étaient cependant définitivement neutralisés, mis en pièces, jugulaire arrachée, gorge tranchée, nuque brisée ou encore brûlé vif, agitant les bras en tentant vainement d'éteindre ces flammes qui le dévoraient. Quelque chose dans ce spectacle heurtait Richa.
Pris dans le combat, il était difficile de contrôler les choses au point de pouvoir réussir à épargner son adversaire tout en se débarrassant de lui et en se défendant. Dans un affrontement, on ne se maîtrisait pas totalement, guidé par son instinct de survie, Richa le comprenait parfaitement.
D'ailleurs, ce n'était pas tant de voir des cadavres, ce n'était pas les premiers, qui la dérangeait mais plus de constater que des personnes qu'elle connaissait et qu'elle fréquentait quotidiennement puissent tuer si facilement, comme si tuer était un acte anodin à accomplir. Sans compter que, plus qu'un combat où dominait l'instinct de survie, c'était un massacre qu'elle avait sous les yeux, certains des Hommes Blancs auraient certainement pu être épargnés mais ses compagnons avaient choisi de tous les éliminer. Ce qu'elle avait sous les yeux était un déchainement de violence déclenché par la colère et la haine, tout simplement, seulement la haine et la colère.
Même si Richa savait ce que la Flamme Blanche faisait aux Humcréas et que les autres avaient donc des raisons légitimes de se trouver enragés face à ses membres, de se laisser emportés par un désir de vengeance, elle peinait à comprendre, probablement car elle-même n'avait jamais tué, du moins, pas qu'elle s'en souvienne.
A cette réflexion, la pensée de la théorie de l'inspecteur Aciari, celle où elle avait massacré l'ensemble de sa famille si sauvagement qu'elle en avait perdu le souvenir, lui revint involontairement en mémoire, et l'idée de tuer quelqu'un lui devint soudainement insoutenable, même lors d'un affrontement, surtout lorsqu'on l'avait provoqué par une embuscade.
Se prenant le crâne dans les mains, lâchant ses dagues, elle s'écria :
- Mais pourquoi vous les avez tués ?
- Quoi ? Tu poses vraiment la question ? Lança Hëphos.
- Evidemment que je la pose ! Et je veux une réponse !
- Tu es vraiment sérieuse ? S'étonna Viviane. Enfin, tu sais très bien ce qu'ils font aux Humcréas. Si on les épargne, ils s'en moqueront et ils n'hésiteront pas à nous tuer. C'est comme ça, eux ou nous.
- Bien sûr que c'est comme ça ! C'est une véritable guerre et tous les coups sont permis pour survivre, parce que nous comptons bien survivre, et nous devons donc en passer par-là ! Tout le monde ici a perdu sa famille et a eu sa vie détruite par la Flamme Blanche, tous ces Humcréas qui sont morts ou qui ont souffert, ils méritent qu'on les venge, alors, si tu t'avises d'avoir de la pitié pour eux ou de la réclamer...
- Hëphos, ne la houspille pas, ordonna Sdania en reprenant forme humaine. Elle a le droit de se sentir mal.
- Je...j'ai vu les bûchers et plus d'une fois et je...je comprend mais je...je peux pas...
- C'est bon, calme-toi. Ne t'inquiète pas, la réconforta Sdania. Quelqu'un peut-il la ramener au village pendant que nous nous occupons de ceux qu'il reste ?
- Je m'en occupe.
Se proposa Endam en allant récupérer ses vêtements dont il se vêtit, se doutant que sa parfaite nudité pouvait incommoder Richa, tout comme le sang maculant ses lèvres, qu'il essuya d'un revers de la manche, avant de saisir Richa par le poignet pour la tirer à sa suite avec douceur.
Secouant la tête de gauche à droite, la jeune fille chercha à s'opposer, ne souhaitant pas se comporter comme une mijaurée sensible, mais les autres insistèrent, visiblement soucieux pour elle. Apparemment, elle devait renvoyer une image plus préoccupante que ce qu'elle croyait.
Ne lui laissant pas le choix, Endam l'attrapa sous les cuisses pour la soulever de façon à la transporter sur son dos.
Semblait-elle bouleversée au point de ne pouvoir se déplacer seule ?
A moins que ce ne soit pour s'assurer qu'elle ne résiste pas, ce qu'elle n'avait plus l'intention de faire, toute sa véhémence étant retombée à présent, puisque ce qui se rapprochait d'une soudaine hystérie l'avait fatiguée. Peut-être effectivement qu'elle n'aurait pu parcourir le trajet jusqu'au village sans soutien, ayant la tête qui lui tournait et l'estomac qui se révulsait.
Même si, à présent qu'elle se savait être une Humcréa originaire de l'Enclave, elle se doutait que la théorie sanglante de l'inspecteur Aciari ne comportait pas la moindre once de vérité mais son idée continuait à l'affecter en profondeur visiblement.
C'était cependant davantage le fait qu'elle ne pouvait avoir de certitude quant à ses mains propres de tout sang qui la bouleversait.
En effet, comment pouvoir affirmer qu'elle n'avait jamais tué personne avec une mémoire vide ?
Finalement, c'était cette incertitude qui la dérangeait le plus, juste le fait de ne pas savoir, pas celui d'être possiblement capable de prendre une vie, puisqu'elle s'apercevait que l'envisager ne la troublait que moyennement.
D'ailleurs, peut-être était-ce cela le plus perturbant, parce que les principes qu'on lui avait inculqués sur Terre lui expliquaient que c'était mal. Plus elle cherchait à comprendre sa position à ce sujet, plus il lui semblait que ses pensées s'embrouillaient.
Dans un soupir, elle appuya sa joue contre le dos d'Endam.
- Ça va ? S'enquit le loup-garou.
- Je...j'en sais trop rien. Tuer ou être tué... C'est moche de devoir en arriver là à cause de la peur... Et la vengeance...
- Surtout pour tous ceux qui sont morts.
Les deux jeunes gens n'échangèrent pas d'autres mots jusqu'à regagner le village, bien que Richa ne cessât de réfléchir à tout cela, aux bûchers, sur lesquels des Humcréas, dont le seule crime était certainement d'être nés avec cette nature sans pourtant l'avoir choisi, hurlaient autant de terreur que de douleur et suppliaient pour que leur supplice prenne fin, ainsi qu'à Jonathan, à la façon dont il avait péri de la main de celle qu'il avait asservie, privé de liberté et d'identité.
Tuer ou être tuée... Se laisser emporter par la vengeance, la haine et la colère... Peut-être que ce qui l'effrayait le plus était de penser qu'elle en était capable, et de manière bien plus violente que ce dont ses compagnons s'étaient rendu coupables.
Endam la déposa sur l'un des sièges autour du foyer central en lui demandant une nouvelle fois comment elle se portait et elle ne put que hausser les épaules, ignorant quelle autre réponse formuler, peinant à qualifier son état.
N'insistant pas, Endam s'installa à côté d'elle et y demeura, en silence, sans rien dire, se doutant que, en ces circonstances, toutes paroles auraient été vaines et superflues, voire même nocives. Alors, il se taisait, mais sa seule présence à côté d'elle suffisait à réconforter Richa.
Il fallait croire que le jeune homme s'investissait tellement dans son rôle de protecteur du village qu'il dégageait une aura de sécurité qui apaisait ceux auprès de lui.
Les autres les rejoignirent plusieurs minutes plus tard, les vêtements tachés de quelques projections de sang, témoignant de ce qu'il s'était produit et Richa eut le réflexe d'éviter leur regard, encore quelque peu mal-à-l'aise. Pilwick se hissa sur l'épaule de Richa et entreprit de tresser l'une de ses mèches en manifestation de son affection, et la jeune fille eut également droit à une boisson chaude, un en-cas et une couverture, amenés par Sdania, Viviane et Cobralta.
Se postant face à elle en se tordant nerveusement les mains, Hëphos se racla la gorge avant de s'excuser, plutôt gêné :
- Je...je suis désolé de m'être emporté contre toi, tu...as le droit d'avoir ton avis et ta sensibilité...
- C'est bon, t'inquiète. Pour survivre, faut consentir à des sacrifices. »
***
Alors qu'il s'apprêtait à embarquer sur le navire entièrement peint de blanc, empruntant la passerelle placée à son attention, quelqu'un le retint en l'appelant par son titre.
Se retournant, Withèr l'Immaculé avisa un Homme Blanc qui courait vers lui à travers la foule du quai. Arrivant à sa hauteur, il ne prit même pas le temps de retrouver son souffle pour immédiatement le saluer respectueusement avant de lui apprendre qu'ils venaient de recevoir un message au poste de la Flamme Blanche les informant que le convoi parti dans la mâtinée, censé servir de leurre en laissant croire qu'il s'agissait de celui du dirigeant de l'organisation alors que ce dernier regagnerait Port Blanc par la voie maritime, comme à l'aller, avait disparu, probablement attaqué.
A cette nouvelle, Withèr se contenta de hocher le menton.
Evidemment, il ne se réjouissait nullement de la perte de ses hommes, d'ailleurs, il comptait prendre les dispositions pour leurs obsèques et avertir leur famille dès son retour aux Iles Blanches. Leur mort lui permettait cependant de déduire que la région où cette disparition s'était produite abritait des ennemis de la Flamme Blanche, or, les seuls ennemis de la Flamme Blanche étaient les Humcréas.
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