Chapitre 11 - Les Terres de Sang

La soirée tombait lentement sur Sangaliore, obscurité renforcée par l'imposante forêt de pins à proximité de laquelle l'immense capitale des Terres de Sang était nichée, et les lumière du Palais Vervaïl, situé en-dehors de la cité, à environ trois kilomètres, commençaient à se profiler entre les arbres, guidant les visiteurs égarés le long de la route pavées serpentant entre les troncs jusqu'à l'impressionnant édifice dont les tours dépassaient les frondaisons, ou, plutôt, guidaient le retardataire qu'on devait commencer à attendre impatiemment et dont les sabots de l'imposante monture de guerre claquaient sur les dalles de pierres.
Après plusieurs minutes à presser son cheval aux flancs écumants, le cavalier déboucha dans la cour précédant la grande porte à double-battant.
Surpris par cette soudaine arrivée, les gardes qui surveillaient les lieux sursautèrent en allant pour dégainer leurs armes avant de reconnaître la couleur vert amande de la chemise du cavalier, qui l'identifiait comme un membre de la même armée qu'eux. Plutôt que de l'attaquer, ils se contentèrent de le saluer, salut que le jeune homme leur rendit rapidement, déjà en retard.
Bondissant souplement au sol, il prit néanmoins le temps de flatter l'encolure de sa monture en la remerciant pour les efforts qu'elle avait fournis pour l'amener jusqu'à sa destination avant de la confier aux palefreniers des écuries se dressant dans la cour, en face de la haute caserne où étaient logés les gardes ou les soldats de passage, comme lui, puis, dénouant son sac attaché à la selle pour le jeter sur son dos, il franchit la haute porte.
Ne s'attardant pas dans le hall, il emprunta les escaliers pour gagner les étages du palais, courant à moitié en se glissant souplement entre les domestiques et les membres du gouvernement qu'il croisait.
Soudainement, il fut freiné par une voix qui l'appela :

« Royg'ann Othrïl.

Stoppant à cet appel, l'interpellé se tourna vers celui qui venait ainsi de l'invectiver. Comme il s'y attendait, il découvrit un autre homme en uniforme, un confrère de l'armée, bien qu'ils n'appartenait pas au même corps, mais il ne s'agissait pas d'un garde supplémentaire comme ceux qu'il avait déjà croisés en arrivant.
Il n'y avait pas que dans leur corps d'armée respectif que les deux jeunes hommes se différenciaient, que se soit dans leur apparence ou dans leur attitude.
Si, face à Royg'ann, l'interlocuteur de ce dernier sembla se souvenir d'un détail d'importance et lui adressa un salut militaire pour l'aborder d'une façon plus correcte et respectueuse, puisque Royg'ann était techniquement son supérieur hiérarchique, le retardataire ne s'embarrassa pas du protocole et il dispensa une accolade amicale au jeune homme en passant un bras autour de ses épaules tout en l'entraînant à sa suite dans le couloir percé de hautes et larges fenêtres, ne trainant pas davantage pour éviter de creuser encore son retard.
S'efforçant de ne pas paraître offensant, le jeune homme se dégagea en rétablissant une certaine distance entre eux tout en continuant à avancer légèrement en retrait derrière lui en réajustant son uniforme qu'il épousseta.
Le remarquant, ses sens déjà aiguisés encore plus augmentés par son entrainement de soldat, Royg'ann ne s'en offusqua pas. Au contraire, il comprenait parfaitement. Pour commencer, il avait constaté, la première fois qu'il l'avait rencontré, que son collègue n'était pas à l'aise avec autrui, comme si il ignorait comment se comporter face à d'autres personnes, ne regardant jamais personne directement dans les yeux, le regard toujours détourné vers le bas. A rajouter à ce qui était certainement de la timidité, bien que certains l'interprétaient souvent comme de l'arrogance, il y avait l'état de Royg'ann qui n'encourageait nullement à se tenir proche de lui.
En effet, comme il était en retard pour honorer sa convocation  à la capitale, il n'avait pas pris le temps d'effectuer une toilette, même sommaire, ni de se changer.
Sa tenue, qui n'était pas un uniforme officiel, qui se rapprochait d'un d'apparat, mais celui que les soldats portaient pour les interventions, plus confortable pour voyager ou combattre et également plus discret, qui se composait d'un pantalon en cuir souple sur lequel montaient de hautes bottes avec une chemise du traditionnel vert amande sous une tunique brune confectionnée de deux pans se croisant sur sa poitrine resserrée par une ceinture autour de ses hanches, était partiellement couvert de poussière, taché de boue, imprégné de sueur et même rougi de sang par endroit, rien qui ne donnait très envie de se serrer contre lui.
Ce qui lui valait également des regards surpris des domestiques et officiels qu'ils croisaient. Peut-être qu'arborer son uniforme avec ses galons témoignant de son grade lui aurait évité d'être ainsi confondu avec un vagabond s'étant introduit dans le palais, mais son épée elfique qu'il portait au côté et sa prestance naturelle suffisaient à convaincre qu'il se trouvait parfaitement à sa place. Probablement que le fait d'être accompagné par un homme qui, lui, présentait un uniforme admirablement lissé et entretenu y participait également.
Evoluant dans les couloirs tout en échangeant, du moins, Royg'ann conversa en un quasi monologue, les bras dans la nuque, totalement décontracté, auquel son interlocuteur participa en répondant sporadiquement, ils se rendirent dans les derniers étages du palais jusqu'à une porte simple dont l'unique fioriture était le vernis laquant le bois.
On devinait cependant son importance, ou plutôt celle de ce qu'il y avait derrière, car elle était gardée, surveillée par un véritable géant qui atteignait les deux mètres trente, à la musculature tellement impressionnante que ses vêtements paraissaient peiner à la contenir.
D'une seule gifle, il aurait probablement pu briser la nuque de quelqu'un et, encore, il n'aurait pas doté son coup de toute sa force.
Bien qu'il demeurait parfaitement stoïque, les mains croisées dans le dos, avec le visage neutre et impassible, ses petits yeux noirs, pareils à des billes, regardaient perpétuellement en tous sens, relevant tous les détails et identifiant tout éventuel danger. Sa stature suffisait déjà amplement à dissuader quiconque de tenter quelque chose qui l'aurait forcé à intervenir.
Se postant face à lui en lui adressant un salut militaire, comme à Royag'ann précédemment, le jeune homme s'annonça :

- Général de brigade Lycien Sébastian et Général de corps d'armée Royg'ann Othrïl. Sa Majesté nous a convoqué.
- Il le sait, Lycien, signala Royg'ann. Et puis ce bon vieil Okda commence à nous connaître maintenant, ce n'est pas vraiment la peine de se présenter. En plus, tu es déjà venu tout à l'heure avant d'aller me chercher. Toi, tu ne serais jamais arrivé en retard. D'ailleurs, c'est très aimable d'être venu vérifier si je n'avais pas eu de problème.
Ce...ce n'est rien, Général Othrïl. Souffla Lycien en baissant encore davantage le regard.
- Tellement guindé. Soupira Royg'ann.
- Vous avez du sang dans les cheveux. Indiqua soudainement une voix profonde et caverneuse appartenant à Okda.
- Oh oui, vous savez ce que c'est, le front, on se retrouve très vite couvert de toutes sortes de choses, répondit Royg'ann en saisissant sa longue tresse en épis de cheveux châtain clair dont, effectivement, quelques mèches étaient collées entre elles par du sang. Et, oui, je sais, ce n'est guère présentable mais je n'ai pas eu le temps de m'apprêter, déjà que je suis en retard. Nous avons eu un imprévu : trois elfes essayaient de franchir la frontière pour échapper à la Flamme Blanche, nous les avons prises pour des espions ennemis. Rassurez-vous, tout le monde va bien. Je les ai conduites en ville.
- Vous pourrez raconter tout cela à Monsieur Sarrion. »

Déclara Okda sans se départir de son impassibilité, ce qui rendait impossible à déterminer si c'était qu'il s'en moquait ou qu'il considérait tout simplement que les propos de Royg'ann ne le concernaient pas.
En revanche, celui dont la réaction fut particulièrement visible et lisible fut Lycien. A l'appellation qu'employa Okda, le jeune homme écarquilla les yeux, choqué et effaré, tout en se raidissant, les poings serrés et les épaules tremblantes. Jamais il ne se serait permis de nommer son souverain en utilisant son prénom.
Il ne s'agissait cependant nullement d'un manque de respect de la part du garde, d'ailleurs, on pouvait relever la dévotion dans sa voix grave, mais plus d'un signe de la familiarité qu'il entretenait avec le souverain, ce qui était peut-être la véritable raison pour laquelle Lycien serrait ainsi les poings. A l'inverse de Royg'ann qui n'en ressentait pas la moindre surprise, comme lui-même appelait également régulièrement son roi de la sorte, ce qui ce dernier préférait d'ailleurs.
Ne perdant pas davantage de temps à converser avec les deux généraux, Okda frappa quelques coups contre la porte pour demander la permission d'entrer à l'occupant de la pièce de l'autre côté, sans même quitter des yeux le couloir qu'il surveillait.
L'autorisation fusa immédiatement de l'autre côté du battant, ce qui semblait normal comme tous deux étaient attendus puisque convoqués.
Obéissant à cette approbation, Okda ouvrit la porte avant de reprendre sa position initiale, laissant les deux généraux pénétrer dans la pièce.
Le bureau, décoré avec goût et discrétion, était éclairé par un lustre dont les bougies venaient d'être allumées, bien que celui qui y travaillait n'avait nullement besoin de lumière.
Installé derrière le lourd bureau en ébène massif, sur lequel s'entassait une quantité impressionnante de dossiers et de documents pourtant parfaitement classés et organisés, se tenait l'homme qui dirigeait les Terres de Sang, celui qui gérait tout ce qu'il se passait dans le royaume, vêtu d'un costume noir parfaitement taillé discrètement rehaussé de fils d'argent au niveau du col.
Terminant de remplir un document qu'il conclut de sa signature, il releva ses yeux dépareillés sur ses deux visiteurs.
Tous deux, y compris Royg'ann qui, cette fois, imita Lycien, exécutèrent un salut militaire avec une parfaite synchronisation.
Les autorisant à se décontracter, Sarrion leur adressa un sourire bienveillant, dévoilant ses longues canines éclatantes de blancheur, et Royg'ann perçut Lycien se raidir à côté de lui, et il les invita à s'installer plus confortablement. Autorisation que Royg'ann ne se fit pas prier pour appliquer, s'installant sur l'un des fauteuils laissés à la disposition des visiteurs, le mollet posé sur son genou.
En revanche, Lycien demeura debout, particulièrement tendu, durant plusieurs secondes avant de finalement prendre place à côté de Royg'ann, toujours aussi contracté, n'osant même pas se repousser contre le dossier, dans ses petits souliers.
Esquissant une imperceptible moue navrée, désolé de constater que l'un de ces deux généraux semblait toujours aussi effrayé par sa présence, Sarrion demanda des nouvelles de l'évolution des terrains que ses deux généraux connaissaient.
Evidemment, il y avait des officiers plus gradés, des généraux d'armées travaillant directement au palais où ils avaient leur bureau, mais il préférait se renseigner auprès des personnes qui faisaient tous les jours face à la réalité immédiate plutôt qu'après de celles qui ne l'expérimentaient qu'à travers des rapport sans jamais n'avoir rien observé directement de leurs propres yeux. C'était la raison pour laquelle il avait fait venir à lui, ne pouvant se permettre d'effectuer le déplacement lui-même, le général de corps d'armée en charge du front qui ravageait les alentours de la frontière avec les Terres de Forêt et un général de brigade qu'il considérait comme l'un de ses meilleurs espions, pour qu'ils lui exposent l'état de la situation actuelle.
Commençant, comme Lycien se taisait, le laissant débuter en respect pour la hiérarchie, Royg'ann commenta la dernière bataille, qui remontai à peu à en juger par l'état du jeune homme, en dénombrant les pertes qu'ils avaient subit, le visage soudainement sombre, bien qu'elles soient moins élevées que celles relevées dans le camp adverse.
Par ailleurs, ils avaient repoussé l'attaque et n'avaient toujours reculé ni perdu de territoir face à la Flamme Blanche, continuant à conserver l'avantage dans cette guerre d'usure car, eux, pouvaient renouveler leurs troupes régulièrement.
En abordant ce sujet, Royg'ann fouilla dans son sac pour en tirer deux feuilles de papiers, toutes deux couvertes d'une liste. La première comportait des noms, ceux des soldats ayant été stationnés dans les camps le long de la frontière durant un an, durée décidé comme étant le temps au bout duquel les soldats avaient la permission d'en revenir pour quelques mois avant, probablement, d'y être renvoyés à nouveau. Sur l'autre, Royg'ann avait inscrit les différentes armes qu'il faudrait remplacer.
Acquiesçant, Sarrion les parcourut rapidement après que Royg'ann les lui eût remises et il les déposa sur l'une de ses nombreuses piles de documents, attendant la fin de la réunion pour s'y atteler.
Poursuivant son exposé, Royg'ann confia que de moins en moins de réfugiés humcréas franchissaient la frontière, que ce soit car la majorité était déjà en sécurité dans le royaume, qu'il soit déjà malheureusement déjà trop tard pour les autres, que les tentatives se soient réduites depuis que la mafia contrôlait la plupart des passages ou tout simplement qu'ils ne repéraient pas systématiquement chaque individus pénétrant dans la royaume, ce qui semblait cependant relativement peu probable puisque la surveillance était élevée justement pour empêcher quiconque de gagner les Terres de Sang sans qu'ils n'en soient avertis, pour pouvoir prêter assistance aux réfugiés, comme les trois femmes elfes de tantôt, et neutraliser tout éventuel espion ou tentative d'invasion, comme ils en subissaient quotidiennement.
Le regard attentif, Sarrion prit quelques notes, probablement pour travailler ensuite sur certains sujets que lui évoquaient les propos de Royg'ann.
En conclusion, Royg'ann prévint qu'il regagnerait le camp dès le lendemain matin, préférant passer la nuit au palais, ne serait-ce que pour ménager sa monture, tout en précisant le nom de celle à qui il avait laissé le commandement.
Après avoir soigneusement écouté, Sarrion interrogea Royg'ann en lui demandant si, à son avis, la Flamme Blanche allait encore s'obstiner longtemps avec ces attaques qui les poussaient ainsi à maintenir ces camps de soldats le long de la frontière.
Devant reconnaître que son évaluation se limitait à ce qu'il observait depuis son camp ou son champ de vision s'arrêtait aux différents champs de bataille, l'elfe ne put que hausser les épaules, incapable de deviner les intentions de ses adversaires autrement que pour leurs mouvements qui permettaient de déterminer leur stratégie, mais il put néanmoins faire remarquer qu'il lui semblait que le camp opposé était fatigué, moins motivé que lors des débuts des affrontements.
En mesure de répondre à cette question, puisque son rôle au sein de l'armée des Terres de Sang consistait justement à obtenir des informations sur les autres royaumes en se mêlant à leur population, Lycien se racla timidement la gorge, osant à peine signaler sa présence ou participer à la conversation, bien qu'il suffit à une ouï de vampire et Sarrion braqua ses yeux vairons sur lui, le faisant tressaillir.
Sans regarder le souverain en face, incapable de soutenir son regard, en espérant que ce ne serait pas interprété comme un manque flagrant de courtoisie, Lycien annonça, la gorge nouée et parlant plus rapidement qu'à l'accoutumée à cause de la panique, que les Terres de Forêt étaient épuisées par le front, en terme humain, de ressources et financiers, et subissaient une exode de leur population qui préférait gagner les autres royaumes où elle ne serait pas des dommages collatéraux – Royg'ann ne sembla nullement culpabiliser à cette information – et que leur souverain avait même formulé une requête pour abandonner les tentatives d'invasion, avec le soutien des Terres Intérieures.
Evidemment, sa requête avait été rejetée mais il semblerait que Withèr l'Immaculé, nouveau dirigeant de la Flamme Blanche depuis peu, n'encourageait guère la poursuite des combats le long de la frontière, jugeant lui aussi qu'ils représentaient de trop grandes pertes pour trop peu de résultats. Pour l'instant, aucune décision à ce sujet n'avait encore été rendue, officiellement ou officieusement.
Si le dirigeant de la Flamme Blanche choisissait que l'intérêt de maintenir le front comme actuellement était moindre et qu'il retirait les troupes stationnées le long de la frontière, ce serait cependant certainement pour privilégier une attaque moins directe, à laquelle il ne paraissait guère favorable.
La seule certitude que Lycien pouvait apporter à ce propos était qu'il leur fallait attendre pour constater en quel sens tout cela se concrétisait tout en demeurant prudents et préparés aux différentes éventualités.
Pour le reste, la situation des royaumes demeurait la même que lors de son précédent rapport. Sa famille s'efforçait toujours de marier l'héritière des Terres d'Eaux au dirigeant de la Flamme Blanche pour assurer la pérennité du royaume, d'ailleurs, Withèr avait rencontré Ténériss il y avait peu, aucun héritier n'était apparu pour les Terres de Plaines, rien n'était à relever au sujet des Terres de Fer, et Lycien avait déjà cité ce qu'il en était pour les Terres de Forêt et les Terres Intérieures. En conclusion, on pouvait tout simplement dire que les choses stagnaient, mais Lycien ne se permit pas de formuler ce commentaire.
Face à lui, Sarrion hocha le menton, en accord avec les observations de Lycien, qui ne sentit cependant pas le poids comprimant sa poitrine diminuer, puis il s'enquit de la situation de la résistance.
Prenant une discrète inspiration, poursuivre son exposé devenant de plus en plus compliqué pour Lycien, ce dernier répondit que les actes de résistance face à la Flamme Blanche semblaient s'être dissipés. Plus rien n'était à signaler, à part les différentes mafias et les activités de contrebande liée à la culture humcréa.
N'ayant plus rien à dire, Lycien referma la bouche, soulagé d'en avoir terminé. Il détestait s'exprimer à l'oral.
Heureusement pour ses nerfs, Sarrion ne le questionna pas davantage et il garda le silence lorsque le souverain leur demanda leur avis à tous deux, laissant Royg'ann s'exprimer pour plutôt baisser le regard, les poings serrés à cause de l'affolement, puis la réunion s'acheva après encore plusieurs minutes.
Ayant reçu l'autorisation de quitter la pièce, Royg'ann et Lycien se levèrent et saluèrent le souverain à la façon militaire identique à celle de leur entrée, puis ils se dirigèrent vers la porte, mais, alors qu'ils s'apprêtaient à la franchir, Sarrion les rappela, du moins, l'un d'entre eux :

« Royg'ann, reste un instant, je te prie. J'ai encore à te parler.
- Monsieur ?

Répondit Royg'ann sur un ton interrogatif en guise de demande sur ce que le souverain attendait de lui en revenant dans le bureau sans pour autant se rasseoir, alors que Lycien quittait la pièce en refermant la porte derrière lui, un sentiment étrange où se mêlaient le soulagement et la frustration au creux de la poitrine.
Face à Royg'ann, qui attendait les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée sur le côté, curieux, Sarrion laissa s'écouler quelques secondes, le regard fuyant sur le côté, paraissant hésiter.
Ce comportement, fort loin du souverain réfléchi et posé en toutes circonstances dont tous avaient coutume, permit à Royg'ann de deviner qu'il souhaitait aborder un sujet personnel, chose suffisamment rare pour être inquiétante.
Soucieux, le jeune homme reprit place dans l'un des fauteuils sans quitter Sarrion de son regard cuivré.
Ce dernier expira longuement puis il s'intéressa :

- Tu as dit que vous aviez aidé trois femmes elfes à franchir la frontière ?
- Euh oui. Répondit Royg'ann, quelque peu déstabilisé par cette question à laquelle il ne s'attendait pas et pour laquelle il ne comprenait pas pourquoi le souverain avait exigé qu'ils soient seul à seul.
- Parmi elles, y en avait-il une aux cheveux frisés châtain glacé et aux yeux orangés, assez vifs ?
- Non. L'une d'entre elles avait bien les cheveux châtains mais ils étaient plutôt lisses et ses yeux étaient turquoises (Sarrion hocha le menton, le visage sombre). Mais, Monsieur, j'ignorais que vous recherchiez une femme elfe. Je peux faire passer son signalement, si vous voulez. On devrait pouvoir la retrouver facilement et...
- Ce n'est pas utile...mais merci.
- Mais...
- Je t'ai dit que ce n'était rien. Ce sera tout, merci Royg'ann. »

Le jeune homme ouvrit la bouche, se préparant à insister sur le sujet, jugeant que, contrairement à ce qu'affirmait le souverain, ce n'était pas rien, mais il la referma finalement après quelques secondes, se doutant que Sarrion ne lui répondrait pas, se repliant sur lui-même.
De toute manière, le vampire ne confiait jamais ses problèmes personnels à quiconque, les ravalant et les dissimulant pour uniquement se concentrer totalement sur les affaires de l'Etat.
Obéissant donc, connaissant maintenant Sarrion depuis suffisamment longtemps pour savoir que chercher à poursuivre la conversation aurait été inutile, Royg'ann se contenta d'acquiescer, gardant ses interrogations et ses incompréhensions pour lui-même, et, souhaitant une bonne nuit au souverain, il se retira sans un mot supplémentaire, perplexe.
Dès que la porte se referma sur l'elfe, laissant le dirigeant des Terres de Sang seul, Sarrion se passa une main sur le visage en soupirant lourdement, la gorge nouée par l'émotion qui le saisissait. S'efforçant de repousser ces sentiments qui semblaient bouillonner à présent qu'il leur avait permis de ressurgir, il saisit un document sur la pile des affaires qu'il avait à traiter mais il ne parvint pas à se concentrer sur ce dont il était question, ne serait-ce que quelques secondes, ses pensées s'étant déjà trop égaré vers le passé.
Pourquoi les souvenirs et la douleur demeuraient-ils si vivaces malgré toutes les années écoulées ? Pourquoi la blessure ne cicatrisait-elle toujours pas ? Pourquoi ne guérissait-il pas ?
Impossible de se recentrer sur sa tâche de souverain à présent, son esprit embrouillé s'obstinant à rejouer des scènes, dont la protagoniste principale ne semblait plus exister que dans sa mémoire attristée, alors qu'il aurait préféré les ignorer, pour les empêcher d'ainsi le parasiter en lui faisant monter des larmes de sang aux yeux.
Se résignant donc à devoir céder à la nostalgie pour cette soirée, il reposa sa plume, les mains tremblantes, même si il gardait les poings serrés, et se leva. Il avaient besoin de prendre de l'air.
Délaissant donc ses responsabilités pour quelques heures, il quitta le bureau, surprenant Okda, toujours en poste dans le couloir devant la porte, même si, chez le géant, la surprise se traduisait par une imperceptible inclinaison de la tête vers la gauche, comme le souverain avait pour coutume de travailler jusqu'à une heure plus avancée, n'ayant besoin que de peu de sommeil en tant que vampire.
Pour ne pas l'inquiéter, il lui assura que tout allait bien, même si le garde n'était nullement dupe, remarquant bien des différences, certes minimes, avec son comportement habituel, mais il ne posa aucune question, estimant cela indiscret.
Il emboîta le pas à Sarrion lorsqu'il commença à s'éloigner dans le couloir, puisqu'il était son garde du corps personnel et son homme de confiance, sans un mot, comme l'exigeait le protocole, mais le vampire lui dit que ce n'était pas la peine de l'accompagner de la sorte, en lui assurant qu'il ne risquait rien au sein du palais, sans compter que, sous ses airs de vampire calme et serein, il savait parfaitement se défendre.
S'étant parfaitement aperçu que Sarrion avait besoin d'être seul, comme parfois, bien qu'il en ignorait la raison – il n'avait jamais posé la question, n'étant pas indiscret et ne sachant pas comment formuler l'interrogation – Okda n'insista pas et il se contenta de conseiller au souverain d'être prudent et de se reposer avant de le laisser s'éloigner dans le couloir, libéré de ses obligations pour la soirée, qu'il allait probablement passer à s'entrainer en solitaire.
Descendant les étages, accompagné des saluts respectueux de tous ceux qu'il croisait, Sarrion se rendit dans un petit salon dont la haute porte vitrée à croisillons blancs donnait sur les jardins, qui se prolongeaient par la forêt environnante.
Nullement dérangé par l'obscurité épaisse de la nuit, la nature semie-nocturne des vampires le dotant d'une vision nyctalope, il sortit en refermant la porte sans un bruit derrière lui et s'engagea dans les allées dallées entre les parterres, les bosquets entretenus, les bancs, les fontaines ou les souches sculptées, mais il les quitta bien rapidement pour pénétrer dans une partie plus sauvage des jardins, qui se rapprochait davantage d'un sous-bois à l'herbe folle, jusqu'à atteindre un saule pleureur dont les feuilles se mêlaient aux herbes hautes parsemées de fleurs sauvages. Un ruisseau passait non loin, remplissant l'atmosphère silencieuse de son chant discret.
Les années avaient passé mais l'endroit n'avait pas changé, certainement car Sarrion y avait soigneusement veillé.
L'arbre avait vieilli, les fleurs avaient fané depuis longtemps pour donner naissance à d'autres, mais les souvenirs y subsistaient toujours, encore plus vivaces depuis qu'il s'était approché de l'arbre.
Le soudain poids de l'affliction faisant ployer ses épaules ordinairement si droites, Sarrion se laissa lourdement tomber au pied du tronc. Cette fois, ses larmes ruisselaient sur ses joues en y laissant des marques sanglantes.
Rejetant la tête en arrière en appuyant son crâne contre le bois rugueux, il fixa son regard sur le ciel piqueté de quelques étoiles qui apparaissaient à travers les branches du saule, n'ayant personne d'autre à qui s'adresser pour poser toutes les questions qui le hantaient : pourquoi était-elle partie sans un mot ni laisser aucune trace ? Pourquoi semblait-elle avoir totalement disparu ? Aurait-il fait quelque chose qui l'avait poussée à fuir ? Pourquoi l'avait-elle laissé seul ? Ne l'aimait-elle donc pas, contrairement à ce qu'il croyait et à ce qu'elle lui avait affirmé ? Pourquoi ne retrouvait-il pas la force qu'elle lui avait donnée ?
Dans un profond soupir, qui s'étrangla à cause d'un sanglot qui remonta dans sa gorge, il murmura, les yeux toujours rivés vers le ciel :

« Ellaëdry... »

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