Tes anges n'aiment pas devenir vieux
"J'avais espéré un destin majestueux, mais je me contenterais d'un joli meurtre."
Grisha, Leigh Bardugo
Le réveil sonne à 5h15 précises. Eurydice baille et s'étire doucement. Catherine grogne et se penche pour éteindre la sonnerie répétitive qui la met, tous les matins, de si mauvaise humeur.
27 décembre.
Il fait encore nuit. Tout est calme, si on excepte Diogène qui tourne en rond. C'est un vieux chien qui n'a plus toute sa tête et sème ses poils d'un blanc jaune dans toute la maison, été comme hiver.
En bas, dans le salon, la télévision tourne en boucle sur un vieux DVD. Dans le canapé, Bertrand semble endormi. Le générique incessant et légèrement irritant ne le gêne plus.
C'est trop tard.
Dans la chambre voisine à celle de Catherine qui s'éveille peu à peu, dort une petite fille. C'est Alice, sa fille. Elle a fêté ses six ans quelques jours auparavant. C'était une belle fête. Grandiose. Il n'y en aura pas d'autre comme celle-là.
Trop tard.
Sur une table basse, Fanfan, le lapin de la petite, commence à s'agiter dans sa cage. Il n'a pas d'eau et la réclame à grand bruit. Sa maîtresse ne daigne pas se réveiller.
Trop tard.
Eurydice, elle, se lève. Elle descend les escaliers d'un pas incertain, lourd de sommeil. Elle s'installe sur le canapé avec Bertrand et se rendort, loin du réveil et de sa litanie bruyante quotidienne.
C'est au tour de Catherine de descendre. Elle éteint doucement la télévision et allonge Bertrand du mieux qu'elle peut.
La cafetière sonne. Eurydice se retourne sur le canapé. Pourquoi le monde est-il si bruyant ?
Le vent souffle fort au dehors. La maison grince. Il fait froid. Les vieilles pierres humides protestent. Le lierre qui a envahi la façade laisse pendre ses longues lianes devant les fenêtres. La porte de la cave, toujours mal fermée, claque.
Les radiateurs sont froids. Pourquoi chaufferaient-ils ? Il n'y aura bientôt plus personne pour en profiter.
Catherine sirote son café. Il est trop chaud. Le nez contre la vitre, elle efface la buée de son souffle. Mais il n'y a rien à voir, sinon les étoiles, à demi voilées par les nuages. Il n'y a pas de lune, ce matin. Ce n'est pas une de ces nuits où les loups rôdent. De toute façon, ils ont été chassés de la région il y a des siècles, et ne sont pas près de revenir. Non.
C'est une nuit de fantômes.
Et, de l'autre côté de la vitre froide, une petite main se pose. Elle brille doucement dans cette nuit trop sombre. Catherine pose sa main sur celle de la fillette, sans s'émouvoir de son aspect presque surnaturel.
"Je me demandais quand tu viendrais. Entre !"
Elle se lève et va ouvrir la porte. La petite fille ne sent plus le froid depuis longtemps, mais il est toujours bon de revenir chez soi.
L'enfant sourit à la vue de l'aquarium dans un coin dans la salle. C'est elle qui a nommé les poissons : Hippolyte et Gorgonzola.
"Inaya ?"
Elle lève la tête.
"Je t'avais dit de ne plus revenir.
- Tu savais que je reviendrais.
- Parce que tu es têtue.
- Parce que je t'aime.
- Non. Cherche encore.
- Parce que je sais que tu pourras toujours m'accueillir.
- Pas toujours, non.
- Ah ?"
Catherine soupire et se laisse aller en arrière. Puis elle redresse brusquement la tête. Sa nuque a touché la vitre glaciale.
Elle a un mouvement d'impatience.
"Tu ne pourras pas toujours compter sur moi ! Je n'ai jamais rien demandé. Tu devrais grandir, un peu. Ce n'est pas en t'appuyant toujours sur les autres, en les obligeant à te soutenir, que tu peux réussir."
Elle reprend, plus calmement.
"Pourquoi devrais-je continuer à t'aider ?
- Parce que bientôt, tu seras seule. Tu n'auras plus d'autres responsabilités à consacrer ta vie, sinon moi.
- Petite maline. Qu'est-ce qui te fait dire ça, hein ? C'est toi, la méchante, dans l'histoire."
Inaya se lève.
"Bien. Puisque même mes amis ne veulent plus de moi..."
Catherine se lève à son tour.
"Inaya.
- Mmh...
- Ecoute-moi.
- Mmh...
- Je n'ai jamais voulu que ton bien.
- Si ça, c'est ton discours, c'est qu'il va bien falloir reprendre les bases, ma vieille. Ne m'embobine pas.
- Je ne cherche pas à t'embobiner. Et ne m'appelle pas "ma vieille" !
- Mieux. Continue.
- Ce n'est pas un exercice, et tu n'es pas ma professeure. Garde un peu ton sérieux. C'est moi, la grande, ici.
- Alors pourquoi m'interdis-tu d'utiliser le mot "vieille" à ton égard ? Tu te sens visée ?
- Non.
- Alors ?
- Ce n'était pas une discussion sérieuse, alors ? Parce qu'on est clairement plus dans la zone "sérieux", même dans la catégorie "enfants de trois ans qui se battent pour une poupée et finissent par la casser".
- C'est sérieux, un enfant de trois ans ? J'ai bien peur de ne pas m'en souvenir.
- Inaya...
- Mmh..."
Mais Inaya n'écoute plus. Elle a vu Bertrand, et même si elle ne connaît plus la peur depuis longtemps, elle se surprend à éprouver de la pitié pour cet inconnu.
Ce semblant de bonne humeur est parti. Elle darde sur Catherine un regard étrange. Entre colère et admiration.
"Qu'as-tu fait ?"
Mais Catherine, elle aussi, n'écoute plus : elle cherche le beurrier. Tâche importante !
Inaya tapote le rebord de la fenêtre. Elle ne voit pas mieux que tout le monde. Elle déteste simplement être enfermée. Comme une boule dans la gorge. Elle n'arrive plus à respirer.
Enfin, à ce stade, ce n'est pas le plus inquiétant.
Elle entrouvre la fenêtre, l'air froid entre, mord la peau de tous les vivants, qui frissonnent, réflexe ancestral, bestial, animal.
La neige tombe doucement. Un flocon se pose sur sa paume tendue ? Est-il froid ?
Mais comment pourrait-elle le savoir ? Il y a si longtemps qu'elle n'a pas ressenti le froid.
Elle soupire. Elle voudrait tant connaître enfin la douleur, le froid, la peur, la vie ! Toutes ces choses inaccessibles aujourd'hui. Toutes ces choses qu'elle n'éprouvera plus jamais. Toutes ces choses que cette bombe lui aura enlevées. Toutes ces choses que l'enfant qu'elle était a toujours craint, mais que maintenant elle envie.
Si seulement elle pouvait prendre la place de la petite Alice, là-haut, rien qu'un instant !
Et elle soupire. Catherine ne voudrait pas qu'elle pense ça.
Mais elle le pense quand même. Et, alors que Catherine a le dos tourné, elle monte à l'étage.
Inaya pousse la porte d'Alice. Elle contemple en silence le petit corps endormi, fiévreux.
Elle a posé la main sur son front. Si personne ne fait rien pour la soigner de ce mal qui la ronge, elle n'en aura pas pour longtemps.
La petite se débat. C'est peut-être simplement le délire, mais c'est sans doute une tentative désespérée de se dégager des forces étranges qui sont à l'œuvre dans ce matin où ne pointent pas encore les rayons du soleil.
Elle fait un cauchemar.
Ce cauchemar a pour nom Inaya.
Inaya qui s'assoit sur son lit.
Inaya qui s'étend tout contre Alice.
Inaya qui la touche.
Et ses doigts...
... traversent Alice.
... s'imprègnent en elle.
... poussent Alice hors d'elle-même.
Alors Alice s'en va.
Et Inaya se glisse dans ce corps vacant.
Alice, qui n'est maintenant plus Alice mais Inaya, se lève.
L'autre Alice est partie au pays des rêves éternels.
Inaya-Alice brise la fenêtre. Saute dans la neige.
S'enfuit.
Catherine sera furieuse.
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