Elle oublie le temps

"Car c'est là qu'ils retourneront tous, tôt ou tard, et c'est de là qu'ils sont venus. Des étoiles aux étoiles. Comme chaque atome de chaque chose."

Endgame, James Frey


Catherine dresse brusquement la tête. Une absence, un courant d'air peut-être.

Il est arrivé quelque chose. Quelque chose d'étrange, qui n'aurait jamais dû se produire.

Et Inaya n'est plus là.

Catherine repose son café, renversant à moitié sa tasse. Elle court dans les escaliers.

Pousse la porte de la chambre d'Alice.

Le vent lui agresse les oreilles. La fenêtre est ouverte. Le lit, vide.

Dans un coin de la pièce flotte l'ombre d'une enfant.

"Alice..."

Sa silhouette fantomatique émerge de la pénombre. Sur ses joues pâles, si pâles, brillent deux minuscules larmes.

"Maman..."

Et sans même poser la question, Catherine sait. Elle sait qu'Alice, bien que mourante, aurait dû vivre plus longtemps. Elle sait qu'Inaya est partie. Elle sait que tout est fini.

Inaya... Cette petite qui était un jour abandonnée, seule, qui cherchait sa maman. Inaya qui était venue la voir une nuit comme celle-ci, où la neige s'était emparée du paysage. Inaya qui racontait si bien les histoires à son Alice, sa petite Alice, qu'elle lui a volée. Inaya qui parlait aux oiseaux. Inaya qui l'avait vue se brûler un doigt et lui avait dit lui envier cette douleur. Inaya qui pleurait de ne plus pouvoir jouer dans les feuilles mortes, qui lui passaient au travers. Inaya qui boudait quand Eurydice dormait. Inaya qui aimait le violet.

Inaya, cette vermine, cet ignoble être qui lui avait volé Alice.

Inaya, qui avait vu l'affiche "medium" sur un pare-brise et qui s'était empressée de venir la trouver.

Catherine s'était juré de ne plus jamais mettre ses prospectus sur les essuie-glaces. Mais c'était trop tard.

Inaya s'était installée.

Elle avait trouvé en Catherine une amie, la mère qu'elle avait perdue trop jeune, et elle était restée.

Cette existence avait été un cauchemar. Inaya faisait ce qu'elle voulait. Seule Catherine la voyait.

Et, un jour, Inaya avait déclaré vouloir un corps comme avant. Elle avait demandé à Catherine de lui expliquer comment faire. Mais Catherine avait refusé. Alors, Inaya était partie courir le monde, rencontrant chamans, voyants, charlatans.

Catherine suivait son parcours par l'intermédiaire d'esprits qui avaient accepté leur mort, car ils étaient morts en paix et non sous une pluie de bombes, en voyant son petit frère se faire écorcher vif par ces hommes cruels auxquels on n'a rien demandé.

Quand Inaya avait trouvé, Catherine s'était tue. Un silence étrange, surnaturel, qui n'augurait rien de bon. Et si Bertrand avait simplement décidé que c'était une extinction de voix, Alice avait compris la menace.

Catherine, si pleine des souvenirs du monde, épuisée du savoir, gorgée des peines des fantômes oubliés, ne pouvait plus vivre. Inaya reviendrait. C'était la fin.

Quand les fantômes veulent s'approprier un corps, il suffit de le vouloir. Si le propriétaire du corps consent au "prêt", ou est trop faible pour se battre, son âme devient fantôme et l'autre prend "vie" pour un temps, car les corps sont fragiles et s'abîment vite sans leur véritable propriétaire.

Catherine savait qu'Inaya aimait Alice, et qu'Alice ne refuserait rien à Inaya. Elle savait aussi que lâcher un fantôme tel qu'Inaya sur Terre était une idée folle, suicidaire. Inaya, rien que dans les quelques jours qu'elle avait glanés, pourrait faire bien plus de dégâts qu'un vivant tout au cours de son existence. Les fantômes ont avec eux le poids des années, de leurs milliards de confrères, des milliards de souvenirs de chacun des milliards de confrères, le poids de l'Histoire dans son entièreté.

Le seul moyen d'échapper à ce massacre généralisé était de disparaître définitivement : tôt ou tard, sinon, Inaya la rattraperait.

Mais Inaya était arrivée plus tôt que prévu et Alice était alors bien trop faible, et Inaya parcourait maintenant les rues désertes, dans la neige et le vent, prête à toutes les atrocités qu'aucun mortel ne pourrait imaginer.

"Tu sais où elle est partie ?"

Alice secoue la tête.

"Tant pis. Je la retrouverai."

Catherine court vers la salle de bain, ouvre le placard.

Alice ferme les yeux.

Catherine ressort, pâle.

Sur le carrelage repose un corps.

Sans un mot, sans un au revoir, sans explication, Catherine saute par la fenêtre ouverte sur la nuit, et s'en va.

Elle la retrouvera.

Cela prendra le temps qu'il faudra.

Elle n'est plus à ça près.

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