l'Exil
— Pouvons-nous en revenir à la veille de Noël : qu'y avait-il dans ce pli ?
— J'entends encore Max crier : « Papa, dis-lui… » et moi, de lui répondre : « Ouiii ! Je vais l'ouvrir… »
Il y avait un billet d'avion, une clé, un plan de Bonn, des tickets de transport, une carte magnétique, un contrat de location en chambre universitaire et pour finir une lettre dactylographiée... Max, comme papa et maman, étaient restés à me fixer jusqu'à ce que je décide de lire le courrier. J'étais l'heureuse élue... J'ai froissé la lettre et suis allée pleurer dans ma chambre. Je n'arrivais plus à me contenir.
En m'envoyant en Allemagne, Bador avait trouvé le moyen de se débarrasser de moi... J'en ai pleuré jusqu'à l'aridité, avant de sortir de la chambre et de m'attabler à temps pour le réveillon de Noël. J'étais alors à nouveau impassible : une statue de marbre.
— Comment ont réagi vos parents ?
— Je ne m'en rappelle plus vraiment. Je crois que le repas s'est poursuivi en silence. Les mots dans notre famille ne pleuvaient qu'en reproches. Cette fois, personne n'osait piper mot.
— Personne n'a posé de question ?
— Je ne m'en souviens plus trop. Je me rappelle juste du stress de maman qui devait m'aider à préparer mes affaires pour le voyage. Elle m'a accompagnée pour retirer 500 francs en espèces. C'était une grosse somme pour l'époque et elle ne voulait pas qu'on me la vole. Elle n'arrêtait pas de me répéter de ne jamais mettre tout mon argent au même endroit. Puis il fallait absolument trouver "La Robe" pour le réveillon de fin d'année. Selon elle, il fallait faire honneur à mes hôtes.
— Une robe ?
— Je devais prendre mes fonctions dès le 2 janvier 1991, mais j'étais invitée à assister au gala de la nuit de la Saint-Sylvestre.
— Je vois… Et comment vous sentiez-vous ?
— Stressée, malheureuse, et pressée. Je n'avais que peu de jours pour me préparer. Peu de temps pour la réflexion. Je me suis sentie prise au piège. Je n'avais ni le temps ni le choix de faire autrement.
— Qu'avez-vous fait ensuite ?
— À Genève, j'ai pris l'avion du dimanche 30 décembre à 11 heures. Quarante minutes plus tard, j'étais arrivée sur le sol allemand. Jorge, le grand blond au sourire énigmatique, m'y a accueillie.
Après un repas frugal, il m'a fait visiter la fac et les laboratoires de recherche. Il m'a ensuite conduite vers ma chambre, qui devait faire quinze mètres carrés. Elle était meublée et avait une kitchenette, ainsi qu'une salle de bain avec WC attenantes. Une baignoire pour moi seule... alors qu'à Lyon les toilettes étaient sur le palier et les douches en rez-de-chaussée. L'individualisation de cet espace intime a réussi à adoucir le poids de ma migration.
Jorge a ensuite proposé de me faire visiter la ville, ce que nous avons fait dès le lendemain. Je n'ai pas eu le temps de me reposer avant le gala du soir. C'est encore lui qui m'a servi de cavalier. À la soirée de fin d'année, j'avais porté la tenue offerte par maman et avais fait l'effort de me maquiller. J'avais aussi détaché mes cheveux, qui tombaient en boucles, jusqu'aux reins. Je ne savais plus où me mettre car j'avais l'impression que tous les regards se retournaient sur moi.
J'ai été présentée à tous les enseignants-chercheurs, baladée de bras en bras, sans retenir aucun autre visage que celui de Jorge et de l'équipe du professeur Schmutz avec qui je devais passer l'année.
— Comment s'est passée votre année ?
— L'année s'est bien passée, entre études, recherches et détente. Mon caractère réservé ne gênait pas les Allemands. À la fin de l'année, quand le professeur m'a proposé de rester quelques mois de plus, je n'ai pas hésité un instant. Personne ne m'attendait en France, et Jorge insistait pour que je reste. Nos travaux n'étaient pas encore terminés, et il ne voulait pas que je l'abandonne avant.
— Vos parents ne vous attendaient-ils pas pour les fêtes de fin d'année ?
— Ils ne m'ont jamais demandé de rentrer. Maman m'avait même envoyé une nouvelle robe pour être présentable au nouveau gala de fin d'année.
— Et comment s'est passé ce dernier gala ?
— Il sonnait différemment. Jorge me regardait autrement. Il n'avait plus besoin de me présenter, et je n'avais plus besoin de découvrir qui m'entourait. Nous avons passé la soirée presque en tête-à-tête. Il était encore plus charmant que d'habitude. Il me parlait de projets. Il me parlait de construire des châteaux en Espagne. Il parlait de promenades au clair de lune et de piques niques devant des couchers de soleil. Il ne parlait plus de boîtes de pétri. Il ne parlait plus non plus de cellules ou de coupes histologiques. Je m'imaginais Cendrillon sortie de sa cendre. Il avait de très belles dents qui brillaient aux éclats et moi j'avais du rose aux joues qui ne s'effaçait plus.
En me raccompagnant à ma chambre après minuit, il m'a embrassée. C'était la première fois que quelqu'un posait ses lèvres sur les miennes. Je ne savais pas vraiment comment réagir. Je le trouvais beau, et j'étais flattée par cette attention. Seulement, il voulait plus que je ne voulais lui donner. J'ai essayé de lui dire non. Il ne m'a pas écoutée. J'ai essayé de sortir de ses bras ; il m'a serrée plus fort. Je me suis débattue ; il s'est agrippé à moi. Il m'a plaquée sur le lit et a déchiré ma robe. J'étais sonnée. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui m'arrivait : j'avais l'impression d'avoir déserté mon corps. Il n'entendait pas ma douleur. Mes larmes et mes cris sont restés lettres mortes. J'ai été dépucelée ce premier jour de l'année 1992, sans rien comprendre et sans le vouloir…
— Cathy, vous êtes en sécurité ici. Ne l'oubliez pas. Prenez le temps qu'il vous faut avant de poursuivre.
— … Au réveil, il n'était plus là. J'ai passé ce début d'année en pleurs. Moi qui me faisais une joie de rester à ses côtés, je n'arrivais plus à réfléchir : je voulais juste tout quitter et partir. Je suis devenue le zombie des couloirs de l'université des sciences de Bonn.
— Et Jorge, qu'a-t-il dit ?
— Jorge ignorait mes appels. Je voulais comprendre mais il m'évitait. Il avait obtenu ce qu'il voulait : mon corps. Et moi, je me sentais sale. Je me sentais vide, effacée, éteinte, trahie. Je me sentais morte. Il avait tué la seule chose qui faisait de moi qui j'étais : ma fierté. Cherchant à comprendre, je lui ai écrit ma peine et ma douleur. Sa réponse est arrivée le jour-même de la Saint-Valentin. J'ai déchiré l'enveloppe frénétiquement. La lettre comportait des mots en anglais que je voyais à peine à travers les larmes qui coulaient. Je n'ai réussi qu'à y lire et relire cette phrase, la seule en allemand : "Bin ich schuldig, wenn ich denke, dass du töricht bist, mich zu lieben ?"(*)
À cet instant précis, tout est devenu clair. J'ai alors pris mon bloc et j'ai écrit à Monsieur Bador.
— Est-ce cette lettre Cathy ?
Cathy acquiesce d'un hochement de tête. Ses yeux s'embuent. Elle commence à entendre ce qu'elle refusait de croire jusque-là.
*****
Notes :
(*) Bin ich schuldig, wenn ich denke, dass du töricht bist, mich zu lieben ? : Suis-je coupable de penser que tu es stupide de m'aimer ?
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Merci pour votre lecture et surtout vos retours.
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