79. La flamme souterraine
« Regarde, père, il y en a un autre ! »
Très intéressant, Luna.
« Est-ce que tu le vois ? Je vais me rapprocher un peu. »
Ne le touche pas, tu risquerais de le déranger.
Luna posa ses genoux dans le sable. Une combinaison d'une seule pièce, faite d'une sorte de caoutchouc indéchirable, recouvrait tout son corps humanoïde, protégeant ainsi les engrenages, les vérins hydrauliques, les servomoteurs, les muscles synthétiques, et toutes les articulations fragiles qui lui permettaient de se mouvoir avec autant d'agilité et d'élégance qu'une vraie humaine.
Mais pour nous, elle aurait ressemblé à un fantôme terrifiant, une silhouette noire et liquide, aux yeux sans âme ; de simples caméras à haute définition avec lesquelles Luna promenait son regard ingénu sur la désolation terrestre.
La jeune fille pencha la tête et prit plusieurs photos. La chose qui l'intéressait ressemblait à un vieux chewing-gum collé contre une branche sèche, mais pour elle, qui avait vécu dans les ombres minérales de la Terre, c'était sans doute l'une des choses les plus incroyables qu'elle eût jamais vues.
C'est un champignon mycétozoaire, jugea la voix de son père, qui analysait les données de ses caméras. J'avais déjà observé cette espèce avec mes drones, sur d'anciens sites forestiers. Il est particulièrement résistant à la pollution du sol.
« Quel est le nom de cette espèce ? »
Pour autant que je sache, il n'a pas été répertorié avant l'effondrement. Je l'ai nommé Mycetozoa Morgana.
Luna prit encore quelques photos avant de se relever. Dans le décor de cette ancienne ville engloutie par les sables, sa silhouette était la seule chose encore droite. les habitations étaient de petite taille, à un ou deux étages, et on voyait émerger leurs murs en ruines des dunes ; occasionnellement, un poteau indicateur rongé par les pluies acides. En explorant quelques-unes des demeures, Luna avait trouvé des squelettes groupés autour d'anciens blocs de climatisation. L'énergie leur avait manqué alors qu'ils devaient affronter des températures à cinquante ou cinquante-cinq degrés.
Ce qui est intéressant, poursuivit la voix dans sa tête, c'est que ces champignons se trouvaient habituellement dans des zones humides, or celui-ci semble avoir évolué pour s'adapter à cette région aride. Je me demande où il a pu trouver de l'eau.
« Tu penses qu'il y a d'autres espèces ? Peut-être... des insectes ? »
C'est possible. Il nous faudra effectuer plus d'analyses.
Ravie, Luna regagna son petit véhicule tout-terrain, vérifia que les échantillons de sol étaient tous dans leur boîte, et sauta dans le siège conducteur. Elle avait pratiquement construit cette machine toute seule, à partir de morceaux ramassés dans les villes. C'était un solide moteur à huile monté sur une armature en aluminium, avec quatre larges roues aux pneus en caoutchouc plein.
Après une demi-heure de route, les premières installations de surface apparurent. La couleur verte des biocuves perçait à l'horizon sur le sable blanchâtre. Son père y cultivait des algues monocellulaires comme source d'énergie secondaire ; leur jus lui avait permis d'alimenter ses drones de taille intermédiaire, ceux qui avaient besoin d'une longue autonomie, et qui étaient trop petits pour embarquer un moteur nucléaire.
La piste filait droite entre des pas de tir abandonnés. De grandes traces noires subsistaient sur les assises de béton, et les fines tours d'acier étaient tombées en désordre. Plusieurs drones recycleurs étaient d'ailleurs occupés à en démanteler une. Ces matières premières étaient trop précieuses ; creuser dans les anciennes décharges, purger les vieilles cités de tous leurs métaux, cela demandait bien plus d'énergie.
« Raconte-moi, dit soudain Luna en prenant un virage. Raconte-moi les Spiruliens. »
Oh, je ne crois pas qu'il reste beaucoup à raconter. Je ne me suis rendu compte de leur passage qu'après leur départ. Ils n'ont pas exploré toute la planète, seulement quelques anciennes villes, dont les vestiges devaient être bien visibles depuis l'espace. Je sais qu'ils sont aussi allés sur Mars, qu'ils ont ouvert des habitats et prélevé plusieurs corps, ainsi que des objets. Ils ont pu accéder à des banques de données encore utilisables, et bien sûr, ils ont lu quelques-unes des stèles laissées à leur intention. Mais ils sont repartis très vite. Vois-tu, Luna, cette planète n'est pas dans leur domaine. En venant ici, les Spiruliens ont commis une grave violation de l'Accord d'Orion, un accord qui les lie aux Teuthides, leurs cousins.
Luna n'avait pas encore de visage pour sourire, mais elle aurait sans doute souri. Son père savait tant de choses, et il lui expliquait avec tant de pédagogie. Elle savait bien que ses excursions et ses analyses biologiques n'étaient qu'un jeu d'enfant pour lui, qu'il aurait pu tout faire lui-même au moyen de ses drones ; mais c'était un privilège de pouvoir l'assister. Elle ne désirait que cela : qu'elle puisse demeurer auprès de lui, et qu'il continue de lui raconter la Terre du passé, le monde perdu d'Avalon, et tous ses projets.
Tout ceci, je n'ai pu le savoir qu'après avoir capturé mon premier vaisseau Teuthide. Les humains de la Terre ne connaissaient aucune civilisation extraterrestre ; Mû était leur premier contact.
« Mû... »
La jeune fille coupa le moteur et laissa son buggy garé en diagonale ; elle déchargea la lourde caisse d'échantillons et la porta jusqu'au sas. À l'intérieur des installations, l'atmosphère était contrôlée et stérile, pour garantir le bon fonctionnement des usines et des ordinateurs, et pour éviter la prolifération d'un quelconque acarien mangeur de plastique. Mais il n'y avait jamais eu aucun problème, et SIVA allègerait sans doute ses protocoles à l'occasion.
« À ton avis, où se trouve-t-elle à présent ? Et le monde d'Avalon ? »
Elle posa la caisse dans une boîte de stérilisation et se tint debout sous les rayons UV. Après une série de flashes agressifs, la porte du sas s'ouvrit.
Mû et Avalon sont indissociables. Et pour répondre à ta question, au vu des informations que j'ai pu glaner lors de la dernière escarmouche, j'imagine qu'ils ne sont plus très loin, mais je n'en serai certain que quand je les verrai.
L'intérieur de l'installation baignait dans une lumière blanche tamisée. Les couloirs étaient assez bas de plafond, car hormis Luna, ils n'étaient empruntés que par des drones de maintenance. Son père dirigeait tout depuis les super-ordinateurs, profondément enfouis, qui formaient le support de sa conscience.
Mais ce n'est pas nous qu'ils viennent voir, et je crains qu'ils se souviennent à peine de moi.
Pour Luna, qui n'avait jamais connu que lui, c'était presque impensable qu'ils aient pu l'abandonner ici. Sans doute étaient-ils partis dans l'urgence. Oui, c'est cela, ils avaient été forcés de laisser son père, malgré sa contribution indispensable au projet Avalon ; ils avaient préféré l'oublier pour étouffer leur culpabilité.
« Est-ce que j'aurai l'occasion de les rencontrer ? » demanda-t-elle, pleine d'espoir.
C'est fort possible, dit son père, énigmatique.
Elle traversa un long couloir en direction des salles d'étude. Sur le chemin, dans de grandes cuves de formol, flottaient des morceaux de corps de Spiruliens et de Teuthides vaincus. Elle avait aidé son père à disséquer leurs corps, à comprendre leur langage et à interfacer leurs cerveaux dans des Simulations, afin qu'il puisse extraire d'eux toutes les informations qu'il souhaitait. Un de ces énormes cerveaux à quatre lobes trônait d'ailleurs en bonne place ; vu de très loin, avec la longue gaine nerveuse qui en pendait, il ressemblait à une grosse fleur sur une tige sèche.
N'importe qui aurait frémi d'horreur à ce spectacle, mais Luna était née dans ce laboratoire, elle y avait grandi, et elle avait gaiement participé aux expériences. Pourquoi aurait-elle douté de son père ?
« Combien de vaisseaux ont-ils envoyé, cette fois ? »
Entre dix et quinze unités d'exploration ; une centaine de vaisseaux. Il leur faut beaucoup de temps pour se déplacer entre les systèmes stellaires, et je pense que la prochaine vague ne viendra pas avant une ou deux années. Tous leurs moyens locaux ont été épuisés.
« Ils n'avaient vraiment aucun plan » observa Luna en posant la boîte sur une table.
Ils ne savent pas ce qu'est la stratégie militaire. Pour eux, la guerre se résume à la force brute. Leur force est impressionnante, mais ils ne savent pas s'en servir. Sur ce point, les Teuthides ont un petit avantage ; ils ont appris l'intérêt stratégique de la surprise. Mais quand j'ai réparé les Grandes Oreilles, plus rien ne pouvait vraiment me surprendre. Même leur porte-soleil n'a pas pu dépasser l'orbite de Saturne.
Son père était vraiment le meilleur ; les poulpes cosmiques n'avaient qu'à bien se tenir.
Luna extirpa des échantillons et les plaça dans une centrifugeuse. La vie revenait sur Terre ! Les algues, les champignons, les mollusques, les cafards sortaient de leur hibernation ; et peut-être qu'avec le temps, et grâce à son père, ils feraient de ce monde un paradis.
Tu devrais prendre du repos.
Luna acquiesça. Elle abandonna les machines ronronnantes et se dirigea d'un pas un peu las vers sa chambre. Elle l'avait aménagée elle-même ; c'était un espace temporaire, une chambre d'enfant en attendant que SIVA l'autorise à vivre dans un abri séparé, à l'extérieur des bunkers, sous les étoiles.
Elle avait patiemment détaché de grands posters dans les ruines, qu'elle avait restaurés à l'aide de vernis ; elle en aimait les couleurs, même si elle n'en comprenait pas le texte ; ce n'étaient que des publicités pour des lessives et des boissons sucrées.
Luna s'assit sur la grande table grise qui prenait le tiers de l'espace ; elle enleva sa combinaison noire, son seul vêtement, et s'allongea pour recharger sa batterie.
Le plafond était couvert de vieux dessins, et dans le coin opposé de la pièce, deux grandes boîtes débordaient de babioles ramassées dans les ruines, souvent des objets dont elle ne comprenait pas encore l'usage, et dont le mystère la fascinait. Un tire-bouchon, un verre issu d'une paire de lunettes de soleil, une tête d'ours en peluche, un dauphin en plastique, un aimant de frigo.
Ce monde passé la fascinait. Mais ce n'était rien en comparaison de cette étoile qui cheminait en direction de la Terre, cette étoile qui portait le nom d'Avalon.
Comme à chaque phase de sommeil, son imagination débordante peignit des villages champêtres, lovés dans de grasses prairies, dans lesquelles elle gambadait en compagnie d'animaux inventés. Elle rêvait qu'elle retrouvait les enfants de Mû, et qu'ils l'accueillaient parmi eux.
Son père, lui, ne dormait jamais.
Il lui parlait souvent d'Avalon, de Mû, et de Morgane ; tous trois étaient partis sans lui, mais on comprenait que Morgane avait une place spéciale dans son cœur ; elle était comme sa fille.
Après ce départ, il s'était retrouvé seul ; sans but, mais toujours actif, semblable à la dernière flamme d'un incendie que l'on croit éteint et qui, sous les cendres et les branchages, continue pourtant de brûler ; une flamme qui ne se révélera que l'année suivante.
Le passage des Spiruliens avait tout changé.
Avec eux, il avait appris les errances d'Avalon ; mais aussi cet artefact des Pangalactiques qu'ils désiraient tant, et qu'il s'était mis lui aussi à désirer, par mimétisme.
Sa flotte de drones spatiaux, assemblée en moins d'un siècle, avait balayé des milliers de vaisseaux des poulpes. L'information circulait lentement dans leur empire, mais ils l'avaient déjà identifié comme une menace existentielle. Une seule chose pourrait traverser sa ligne de défense, une seule chose pourrait atteindre le Graal, une chose dont il espérait ardemment le retour, avec au moins autant de force que Luna.
Avalon.
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Nous nous arrêtons ici pour le troisième livre. Rendez-vous au quatrième !
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