78. À bientôt


J'ai un peu réfléchi maintenant, et je ne crois pas que le monde ait besoin de Morgane.

Je crois qu'elle n'a rien d'autre à nous apporter que sa paisible résignation ; cette résignation terrible qui mènerait tôt ou tard à l'extinction de notre civilisation, et contre laquelle je me suis insurgée.

Oui, je ne désire plus Morgane. Je me suis élevée contre elle. Je dois être meilleure que mon ancien modèle.

Journal de l'Archisade


Toutes les deux minutes, un éclair perçait la nuit, traversant jusqu'aux épaisses frondaisons des arbres. Vardia levait la tête, par pur réflexe ; elle n'avait aucun moyen d'agir sur cette lutte lointaine, qui dispersait par-dessus le ciel des stries rouges et bleues semblables à des nuages célestes.

Les deux dragons étaient immenses ; on pouvait les apercevoir du sol. Le peuple d'Avalon tout entier suivait leur bataille terrible depuis ses fenêtres, sursautant à chacun des impacts qui crevait l'atmosphère tel l'écho d'un feu d'artifice. On perdait parfois de vue leur forme changeante, on ne savait plus trop où se trouvaient leurs ailes, leurs têtes et leurs griffes entremêlées ; alors l'œil ne voyait que deux flammes, l'une rouge et l'autre bleue, cherchant chacune à étouffer l'autre.

Vardia avait été réveillée en pleine nuit, peu avant que les Dragons ne descendent dans le ciel. Elle avait fait un nouveau rêve de Morgane, mais ne s'en souvenait pas bien, hormis le regard blanc de l'Ase, sa tristesse, et sa toute dernière phrase : « Je suis désolée. »

Elle avait été prise d'une douleur intense au cœur, qui s'était rapidement estompée, mais se renouvelait maintenant à chaque pas. Ce jour devait arriver. Elle avait laissé une note à Rizal, quand il rentrerait de voyage, dans le petit appartement qu'ils partageaient à Vlaardburg, et avait traversé la ville en direction du Nord, de la forêt.

C'était courant, sur Avalon, de regarder vers le ciel et d'attendre. Personne ne remarquait le pas hâtif et irrégulier de Vardia, sa respiration saccadée, les tremblements de ses épaules ; car elle avait froid, aussi froid qu'une nuit sans étoiles.

Elle avait enjambé des clôtures, des rails, des murets, pensant à chaque fois qu'elle franchissait la frontière du domaine des Nattväsen. Mais celui-ci n'avait cessé de s'éloigner de la ville ; elle ne croisait encore que des bosquets calmes, des arbres apprivoisés, plantés par les humains, habités par ces honnêtes voisins que sont les écureuils et les chouettes hulottes.

Elle trébucha et s'arrêta un instant pour souffler. Dans le ciel, la flamme bleue s'éteignait progressivement. Personne ne pouvait croire que le Dragon d'Avalon serait battu. Ce n'était qu'une ruse, disaient les humains d'Avalon en soulevant leurs verres, et ils attendaient impatiemment qu'il se redéploie.

Avec toutefois une légère appréhension.

La tête lui tournait lorsqu'elle reprit sa route, le long d'un chemin qui se perdait entre les arbres. Enfin, entre les pins à l'écorce rouge, sous les fougères aux feuilles amples, apparurent ces yeux jaunes aux pupilles noires, les yeux de la nuit, qui la contemplaient en silence. Et derrière elle, une procession de noctureuils et de chats-fuyants se mit en place spontanément ; ils la suivaient, alors qu'elle ne savait même pas où aller.

Les chats-fuyants étaient parmi les plus étranges de ces créatures, car leur corps n'était jamais entier. Leurs oreilles n'apparaissaient que lorsqu'ils écoutaient quelque chose, et leur tête s'effaçait lorsqu'ils fermaient les yeux. Ils ne posaient qu'une patte sur deux, l'autre étant invisible, et marchaient à deux de suite pour compléter leurs traces, et donner l'illusion qu'un seul grand chat était passé sur le chemin.

« Où vas-tu ? »

Cheshire marchait à côté d'elle ; la fourrure sombre du lynx ondoyait à chacun de ses pas mesurés, et ses oreilles pointues oscillaient de droite à gauche comme l'aiguille d'un métronome. Il ne laissait pas la moindre trace dans la terre meuble couverte d'aiguilles de pin.

« Je ne sais pas. Pourquoi me suivez-vous tous ? C'est toi que je cherchais.

— Je pense, au contraire, que tu sais exactement où tu nous mènes ; nous te faisons confiance. »

Les intervalles entre deux explosions s'étaient allongés, mais celles-ci se faisaient plus puissantes ; chaque fois, Vardia apercevait toutes les silhouettes immobiles sur les branches des sapins. Le monde de la nuit retenait son souffle, et son silence était bien plus lourd que celui de la ville, car les Nattväsen savaient. Cheshire leur avait déjà prédit l'issue du duel. Ils attendaient, et ils frissonnaient de peur, songeant que le monde plongeait dans l'inconnu.

Très vite, Vardia se rendit compte qu'elle avait quitté les chemins tracés par les humains. Elle errait d'un arbre à l'autre, poussée par le placement des branches entre lesquelles elle était forcée de se glisser. La forêt lui faisait perdre tous ses repères de direction et de distance.

Dans le ciel, un rugissement profond retentit, celui d'une bête blessée à mort, et le cortège se figea une seconde avant de reprendre sa route. Le souffle court, le cœur douloureux, Vardia était exténuée ; mais elle aperçut quelque chose, comme une masse sombre qui perçait entre les arbres, et elle se força à avancer.

C'était une humble clairière encerclant un étang peu profond. Deux Creux étaient assis au milieu de l'eau ; ils ressemblaient à des troncs effondrés. D'autres Nattväsen occupaient toute la rive opposée ; lorsque Vardia se rapprocha, ils baissèrent les yeux vers elle. La présence de Cheshire parut les impressionner, et ils gardèrent le silence.

La Sysade entra dans l'eau, qui finit par dépasser ses chevilles. Arrivée au milieu de l'étang, elle décida de s'arrêter et s'assit dans l'eau glacée. Cheshire avait pris place en face d'elle, sur un large nénuphar ; elle ignorait comment il était arrivé jusqu'ici sans se mouiller.

« Ainsi donc, ta décision de préserver Morgane t'a menée jusqu'ici. Tu as résisté des années, mais son esprit a fini par déséquilibrer le tien. Peut-être est-ce la chute du Dragon qui a précipité la tienne.

— Je ne regrette rien. J'ai eu droit à une vie merveilleuse.

— Cela aurait pu durer plus longtemps » remarqua le lynx.

Il avait perdu son habituel sourire ; il semblait compatir sincèrement à sa douleur. Cheshire la considérait donc vraiment comme une fille de la nuit, une créature de son monde.

« Que va-t-il se passer, maintenant ?

— Cette nuit, tu vas mourir. »

Elle le savait déjà, mais les mots du Haut-Nattvas résonnèrent dans son cœur comme en une cathédrale de glace.

« Et pour Morgane ? »

Une nouvelle effusion lumineuse traversa le ciel ; les faces des Nattväsen qui regardaient se colorèrent de rouge, et le reflet traversa les yeux de Cheshire.

« Elle naîtra de nouveau. Ce ne sera pas de tout repos, mais nous serons là pour elle. Morgane est importante pour Avalon. Sans doute dirait-elle le contraire ; elle voudrait que tu la laisses disparaître, mais elle respectera ton choix, car ce n'est pas dans sa nature de trahir. »

Vardia eut l'impression que son cœur était arraché de sa poitrine ; elle en eut le souffle coupé.

« Veux-tu que je transmette un message à notre ami Rizal ?

— Non, murmura-t-elle. Je lui ai déjà tout dit. Contente-toi de veiller sur lui. Veille à ce qu'il ne commette pas d'erreur ; je veux qu'il vive longtemps.

— Dans l'ère qui s'amorce, tous les Avaloniens n'auront pas cette chance.

— Il a déjà assez combattu pour Avalon.

— Je ferai ce que je peux, ma fille. Tu sais bien que c'est un homme têtu. »

Elle sourit en pensant au Paladin qui avait visité sa sœur chaque année au Château, sans jamais désespérer qu'elle le reconnaisse un jour et l'appelle par son nom. C'était sa plus grande peur, celle qui lui glaçait les os ; qu'il entreprenne des luttes sans issue par pur dépit, de rage d'avoir perdu tout ce qui comptait pour lui.

« Respire, Vardia. Ne t'inquiète pas pour lui. Rizal est aussi des nôtres, et s'il proteste, nous l'emmènerons dans nos antres jusqu'à ce qu'il se calme un peu. »

La vision du pauvre jeune homme enchaîné au fond d'une caverne, nourri par les noctureuils lui apportant des noisettes, lui arracha un nouveau sourire douloureux.

« Et Mû ? » ajouta la Sysade.

On ne distinguait guère plus que la flamme rouge, dans ce ciel brouillé par ses larmes, et des hurlements tombés de là-haut faisaient frémir toute l'assemblée des Nattväsen.

« Le Dragon est perdu, jugea Cheshire. L'ère du cristal touche à sa fin. Mais nos envahisseurs ont besoin de Mû ; le monde n'obéit qu'à elle. Elle survivra. L'humanité, comme le peuple de la nuit, survivront avec elle. Car les humains sont faibles, des proies faciles, les derniers dans le grand classement de la Nature. Les Spiruliens sont de puissants prédateurs ; ils l'ont toujours été. Ils sont donc incapables d'apprécier notre résistance, de comprendre notre résilience. Ils croiront mille fois nous avoir écrasés, alors que nous serons en train de préparer notre prochain mouvement. »

Les yeux de Vardia se fermaient – elle se releva à demi, paniquée. Elle ne voulait pas s'endormir. Pas encore !

« Rizal...

— Ne t'inquiète pas, murmura Cheshire d'une voix apaisante. Tu lui as déjà tout dit. »

Vardia sourit une dernière fois et se coucha sur le côté. Le lynx sauta dans l'eau et frotta sa tête contre la sienne, jusqu'à ce qu'elle s'arrête de respirer. La flamme avait disparu du ciel ; il n'y restait plus que ces griffures rouges, des cicatrices qu'Avalon garderait pour les prochains siècles. Tous les Nattväsen regroupés sur le rivage sautèrent alors dans l'eau pour former un grand cercle autour de Vardia et Cheshire.

Des oiseaux de nuit commencèrent à chanter.

La peau de Vardia s'assécha et s'assombrit ; un instant, elle devint semblable à celle des chats-fuyants et de nombreuses autres créatures de la nuit. Les cheveux se détachèrent de sa tête, et tout son corps tomba en poussière, qui se diluait dans l'eau de l'étang. Quelques os apparurent, mais ils se brisèrent aussitôt comme s'ils avaient été faits de sucre.

À l'emplacement de son cœur, là où elle s'était recroquevillée, une tige émergea de l'eau. Les Nattväsen la regardèrent s'élever sous le ciel blessé d'Avalon. Les noctureuils estomaqués faisaient de gros yeux, ce qui est leur seule manière de s'exprimer, hormis leurs insupportables cris aigus. Les chats-fuyants observaient avec attention, mais ils ne faisaient que copier l'attitude de Cheshire ; ils ne savaient pas trop ce qu'il fallait voir. Quant aux Creux, les trous dans leur écorce, qui pouvaient passer pour des yeux, n'avaient jamais paru aussi tristes.

Arrivée à hauteur de genou, la tige bourgeonna ; l'excroissance verte grossit jusqu'à ce que son poids la fasse ployer, sans perdre son équilibre. Les sépales s'entrouvrirent, puis s'écartèrent, et la grande fleur ouvrit ses pétales couleur de lune.

Le lynx s'approcha de la fleur. Elle avait le parfum d'un souvenir, ou d'un rêve, qui s'éteint quelques secondes après le réveil. Elle lui rappelait le temps où il avait été humain. Et comme certains lèvent leur chapeau, Cheshire fit un grand sourire, ce sourire qui régnait sur les forêts d'Avalon, et il murmura :

« À bientôt, Morgane. »


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Bonjour !

C'est CN qui vous parle.
Il ne reste plus qu'un seul chapitre dans ce bouquin, un épilogue qu'à l'heure actuelle, je dois réécrire :(

Qu'en est-il de la suite ? Il ne reste maintenant qu'un seul livre dans cette quadrilogie. Il a été scénarisé et en majeure partie brouillonné, mais il lui faudra encore un certain temps avant d'arriver sur Wattpad, désolé.

Un temps, je pensais sincèrement faire un seul bouquin, et ce projet m'a totalement échappé des mains. J'espère que le tome final permettra de clore cette série de manière satisfaisante. Parce que j'ai d'autres projets en attente, et beaucoup moins de temps pour écrire qu'à une autre époque :(

Merci pour votre lecture, votes, commentaires et compliments.

Salutations pastafaristes,

CN

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