76. Le restaurant
Le voyage n'est qu'une distraction. Seule la destination compte.
Et la destination d'Avalon, nous ne la connaissons pas encore ; nous ne l'avons pas encore décidée !
Et tant que nous ne savons pas où nous allons, c'est comme si nous n'étions jamais partis.
Journal de l'Archisade
Il fallut attendre neuf mois après l'attaque d'Istrecht pour qu'Henryk trouve enfin une table au Jadon. Mais surtout, un moment de libre dans l'agenda chargé d'Erna Sylvia. De fait, cette occasion n'avait pu se présenter qu'après les élections anticipées.
« Je vous ai fait attendre ? »
Ses yeux se levèrent de ses mains qui s'entortillaient nerveusement, comme pourvues d'une vie propre. Erna portait une robe élégante, de couleur crème, et un sourire à faire fondre le cœur d'une statue de bronze. Elle s'assit en face de lui. Sur la nappe immaculée, entre les assiettes en porcelaine et les verres en cristal, une bougie sur un socle d'onyx dansait comme pour les amuser.
Henryk crut apercevoir le manteau noir de Valérien, tout au bout de la salle, qui jetait un bref coup d'œil avant de disparaître derrière les serveurs endimanchés.
« Non, non, pas du tout. Je, hum, je regardais la carte des vins.
— Ont-ils ce fameux Château-Schönberg 715 que nous avons bu chez les Sysades ?
— Eh bien, c'est fort possible, je pourrai leur demander. »
Il avait sélectionné sa plus belle chemise, mais même ainsi, il n'était pas certain d'être à la hauteur du restaurant, et certainement pas de son invitée resplendissante.
« Vous avez l'air de, hum, d'excellente humeur.
— Pour quelqu'un qui vient de perdre des élections, vous voulez dire ? »
Le Paladin baissa les yeux et appela un serveur d'un geste discret, mais ce dernier était trop occupé à faire la liste des allergies d'un cousin du Grand-Duc.
« Non, je ne voulais pas dire ça...
— Ne faites pas cette tête, Henryk. Je badine. En fait, je me sens soulagée. Je n'aurais pas eu la force de tout reprendre. Je pense que j'aurais fait une mauvaise présidente, plus mauvaise, en tout cas, que pour ce premier mandat. Je suppose que la population a eu le même avis. »
Henryk ne sut s'il devait approuver ou non, et opta pour un hochement de tête si subtil qu'elle ne le remarqua même pas. Il comprenait qu'Erna, ayant perdu la moitié de ses ministres et parlementaires, laisse à d'autres ambitions neuves le soin de rebâtir la vie politique Istrechtoise. Du reste, son successeur, un éphèbe dont les dents blanches avaient rayé tous les parquets des ministères, s'était contenté de reprendre ses anciens collaborateurs et de leur laisser le travail. Il visitait la ville en serrant les mains des ouvriers occupés à la reconstruction, souriait pour les inaugurations des nouveaux bâtiments, faisait de petits discours agrémentés d'un ou deux calembours. Istrecht semblait avoir besoin d'une telle légèreté.
« Mais arrêtons de parler de travail, reprit Erna. Est-ce que vous avez des nouvelles de Rizal et Vardia ? »
Le Paladin allait répondre que non, mais à ce moment, le serveur arriva à leur table avec un air pressé.
« Monsieur ?
— Ah, hum, je voudrais commander du vin. Est-ce que vous auriez un Château-Schönberg 715 ?
— Je vais voir ça, monsieur. Souhaitez-vous autre chose ?
— Nous regardons la carte » ajouta Erna.
Le jeune homme disparut entre les tables. Il pouvait réapparaître à tout instant avec une bouteille à la main, ou bien ne jamais revenir prendre leur commande ; telles sont les voies mystérieuses des grands restaurants.
« Quant à Rizal... il s'est mis en retrait des Paladins et il a fait quelques voyages. Pour aller voir ses parents, je crois. Je ne sais pas si ça s'est bien passé.
— Vous ne vous êtes pas revus ?
— Pas depuis lors. »
Au moment où il disait cela, son regard croisa celui d'un homme deux tables plus loin, qui le dévisageait avec insistance, l'air perplexe. Les yeux gris, le teint sombre, les sourcils épais ; lui aussi s'était rasé, avait mis une belle chemise, et malgré tout, se mariait mal avec le décor, comme un Basquiat accroché par erreur dans la salle des peintres de la Renaissance. C'était Rizal, et en face de lui, la mine réjouie et le regard enjôleur, Vardia qui le courtisait. Il avait l'air parfaitement aveugle à ses avances ; on aurait dit qu'il participait à un dîner d'affaires. Scandalisé par cette vision, Henryk fronça des sourcils ; Rizal haussa des épaules en retour, signifiant qu'il n'avait pas compris.
« Qu'est-ce que vous prenez ? demanda Sylvia, le tirant de sa conversation à distance.
— Ah, euh, la côte de cheval, s'ils en ont toujours. »
Il regarda distraitement la carte ; plus loin, Vardia redoubla d'efforts, et parvint même à faire sourire son Rizal taciturne. Henryk songea qu'elle avait bien du courage. C'est à ce moment que le serveur réapparut.
« Monsieur, voulez-vous goûter le vin ?
— Moi d'abord » exigea Erna.
Elle se fit servir un fond de verre, le sentit du bout du nez, l'étudia sous toutes les coutures, le but d'une traite, et approuva d'un hochement de tête.
« Et vous, toujours aux Paladins ? demanda-t-elle tandis que le serveur remplissait leurs verres.
— Il faut bien vivre.
— Ils ne vous ont pas envoyé à la retraite, finalement.
— Oh, après la démission de Roland, il y a eu des postes à pourvoir dans l'administration. »
Erna referma la carte et la posa sur le côté de la table.
« Mais le Grand-Duc est toujours en place, lui, remarqua Henryk. Ça ne vous dérange pas ?
— Je m'en moque. Le nouveau gouvernement a décidé de passer l'éponge, et c'est certainement la meilleure chose à faire. Regardez le Château : personne n'a exigé de le démanteler, nous avons juste attendu qu'ils s'en aille. Les Sysades l'ont poussé jusqu'au mont Olympe, ils l'ont coincé entre les montagnes et ils l'ont abandonné là. Il en sera de même pour le Grand-Duc. Il finira par passer la main. »
De l'autre côté de la salle, Vardia s'était certainement lancée dans des anecdotes sur son enfance, car elle parlait en continu et Rizal l'écoutait d'un air taciturne. Henryk ne pouvait qu'admirer sa résolution. Clairement, les histoires d'amour sont comme les automotrices ; toutes ne démarrent pas avec la même facilité.
« Vous avez choisi, madame ?
— Il n'y a pas de coriandre dans la salade de pourpier ?
— Non, pas à ma connaissance.
— Alors, c'est ce que je vais prendre. Et ensuite, les sardines marinées. Merci. »
Rizal continuait d'observer Henryk ; il hésitait manifestement à venir saluer son ancien collègue. Ce dernier fit non de la tête, paniqué. Ils étaient ici tous les quatre pour une soirée en tête-à-tête, même si Rizal semblait avoir mal compris le principe.
« Monsieur ?
— Ah, euh, la même chose, s'il vous plaît, merci.
— Merci bien. »
Le serveur prit les cartes et s'envola.
« Je croyais que vous preniez la côte de cheval, remarqua Erna.
— Je, hum, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. »
Rizal semblait avoir compris ; il allait le laisser tranquille. Du reste, il avait d'autres préoccupations : Vardia venait de lui prendre la main. Il faisait de grands yeux et semblait retenir sa respiration, comme si on lui avait marché sur le pied.
« Est-ce qu'on peut se tutoyer ?
— Pardon ?
— On se connaît bien tous les deux, ça ne me paraît pas choquant.
— Si, bien sûr, je veux dire, certainement.
— Donc, c'est d'accord ? »
Erna repoussa sa mèche blanche.
« Euh, oui.
— Et puisque nous y sommes, Henryk, est-ce que tu as déjà envisagé d'arrêter la moustache ? »
D'instinct, il porta la main à son visage ; Erna remarqua sa panique et s'empressa d'ajouter :
« Ce n'est qu'une suggestion. »
Mais cette suggestion l'amena à réfléchir. À dire vrai, Henryk n'avait pas vraiment besoin d'une moustache. Il pensait juste qu'elle lui allait bien. Mais toute sa personnalité, fort heureusement, ne tournait pas autour de sa moustache. Du moins, tel était son avis, que partageait sans doute Erna. Le regard vague, Henryk songea à ce sacrifice, à ses implications ; on n'aurait jamais cru qu'une moustache pût être une preuve d'amour, mais c'était finalement arrivé.
« J'accepte » dit-il gravement.
Ce fut sans doute l'une des meilleures décisions de sa vie.
Oh, ces instants de bonheur sont fugaces, mais en grappillant une année après l'autre, on peut faire une vie entière. C'est sans doute ce qu'ils souhaitaient tous les quatre ; ils avaient raison.
À l'entrée du restaurant, Valérien venait d'entamer une conversation avec le chauffeur d'automotrice du cousin du Grand-Duc. Au même moment, Vardia et Rizal levèrent leurs verres en un dernier hommage à Sô. C'était un peu à elle qu'ils devaient leur présence ici. Et Rizal éleva un peu plus son regard vague, qui traversa le plafond. Mû les regardait-elle toujours depuis la Proue d'Avalon ? Était-elle heureuse pour eux ?
Il sourit en pensant à elle ; Vardia dit quelque chose qui le ramena sur Avalon, mais ce sourire ne quitta pas son visage de toute la soirée.
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