75. Nous retournerons sur nos pas

Si je me suis trompée, alors je me suis trompée sur tout. Sur ma relation avec Morgane, sur l'intérêt de mes expériences, sur ce qui doit être fait pour Avalon, sur le rôle de Mû, sur ma place dans l'Histoire.

Mais si j'ai raison, s'il existe la moindre chance que j'aie raison, ma voie est la seule qui permettra à l'humanité de demeurer. Je ne peux renoncer !

Journal de l'Archisade


Le pont d'Istrecht était intimement lié à l'histoire d'Avalon.

Les premiers Sysades l'avaient bâti, et ses grandes arches, appuyées sur les murs du Ravin, avaient survécu à leur terrible guerre.

Sur ce pont, Fulbert d'Embert avait combattu une horde de Nattväsen.

Ici, sa descendante Aelys avait fait face à la grande armée d'Auguste, et d'un seul coup, en brisant les arches séculaires, elle avait englouti son train, ses Paladins masqués, et toutes ses ambitions de conquête.

Vue d'en haut, Vardia était encore minuscule, invisible ; on ne voyait que sa grande traîne de cristal, semblable à une vague de grêle qui aurait subitement surgi du fond du Ravin. Elle, de son côté, pouvait déjà compter les milliers de Processus qui occupaient le pont. Des civils qui fuyaient la ville Nord, malgré la pause temporaire du bombardement, mais aussi des gens qui habitaient ici, dans les étages inférieurs. La République n'avait pu empêcher ses citoyens les plus démunis, écrasés par la hausse des loyers, de rebâtir ici une ville dans la ville. Elle avait l'aspect un peu plus solide que les assemblages de planches vermoulues sur lesquels on se balançait autrefois au-dessus du vide ; des gardes républicains y patrouillaient, et les lois y étaient respectées. Mais les tremblements du train et du tramway faisaient parfois chuter un pot de fleurs posé sur le rebord d'une fenêtre.

Sauver ce pont, c'était sauver la ville.

Vardia tendit les bras ; les cristaux se déployèrent au-dessus d'elle en un large rideau, et se dispersèrent sur toute la longueur du pont, se collant partout pour renforcer les arches, jusqu'à former toute une nouvelle structure qui ressemblait de loin à une toile d'araignée.

Vingt mètres. C'était la distance à laquelle la plupart des Sysades pouvaient sentir et contrôler les écailles de Mû. Mais ses habiles manipulations du code source lui permettaient d'aller plus loin ; elle administrait ces cristaux de manière indirecte.

La pression des falaises était immense ; toute la ville tremblait. Si la tour du Sablier n'avait pas déjà été abattue par le Château, elle se serait effondrée à ce moment. La Sysade demeura dans les airs, bras levés, au bord de l'évanouissement. Peut-être était-ce Morgane qui la maintenait éveillée, ce deuxième esprit dans le sien, qui la tenait hors de l'eau, qui l'empêchait de sombrer. Ou peut-être qu'une fille de la nuit ne se laisse pas facilement prendre par le sommeil.

Constatant que des morceaux de roche continuaient de tomber, elle fit descendre ses cristaux le long des falaises pour les stabiliser. Il suffit d'un levier pour soutenir un monde ; c'est du moins ce qu'elle espérait. Mais sa force ne suffisait pas. Elle envoyait trop de requêtes au serveur d'environnement, et ce dernier commençait à lui en refuser certaines.

Vardia remonta les cent derniers mètres comme une flèche et tomba au milieu d'une des deux voies piétonnes pavées. Avec les tremblements, il était difficile de se tenir debout. Les réfugiés de la ville Nord rampaient en se tenant à la rambarde de fer, inconscients de sa présence, alors qu'elle tenait leur avenir dans ses mains crispées.

Un homme avança jusqu'à elle ; il ne marchait pas, mais flottait au-dessus du sol. Elle reconnut son manteau noir, son insigne de laiton ; c'était un Sygile. Il la regarda sans mot dire, suivit les rênes invisibles par lesquelles elle tenait encore le pont entier, et finit par se joindre à elle.

Les commandes reprirent ; venant d'autres Processus que le sien, le serveur les accepta sans protester. Ce ne fut d'abord qu'un seul identifiant, puis un deuxième, puis des dizaines commencèrent à défiler dans les logs de son interface. Des Synfras, des Sygiles, des Symechs, des Sysades d'Istrecht, peut-être du Château ; impossible de le savoir, car dans le code d'Avalon, ils étaient tous identiques. Le monde ignorait tout de la couleur de leur manteau, de leur insigne, de leur classement dans le concours.

Un par un, tous les cristaux que contrôlait Vardia lui furent enlevés des mains, jusqu'à la libérer entièrement de sa tâche. Elle retomba sur le dos, épuisée, nauséeuse, éblouie par la lumière du ciel. Le sol continuait de trembler ; elle eut l'impression que le pont chutait, mais ce n'étaient que ses propres vertiges.

Après quelques minutes, les secousses s'espacèrent. Elle se leva à demi, fut bousculée par des fuyards qui couraient sans regarder devant eux, s'accroupit contre la rambarde et regarda. De grandes arches de cristal étaient maintenant encastrées dans les parois. Le tourbillon au fond du Ravin s'était calmé, et le brouillard écumeux y reprenait sa place ; toute la caverne des Nattväsen avait été engloutie.

Vardia se remit debout.

Son regard croisa celui du Sygile immobile, occupé à vérifier la solidité de leur nouvelle construction ; peut-être eut-il un léger hochement de tête pour la saluer. Elle ignorait son nom et ne le reverrait jamais. Plus loin, alors qu'elle remontait le pont vers la ville Nord, dans le sens opposé de la foule, elle croisa d'autres Sysades. Ceux-ci ne savaient même pas qu'elle était des leurs, encore moins ce qu'elle venait de faire. Ils avaient accouru pour aider à sauver la ville ; ils avaient suivi le mouvement, sans savoir qui en était à l'origine.

Cela ne la dérangeait pas. Vardia ne souhaitait pas s'imposer dans l'Histoire. On raconterait aux enfants que le serpent monstrueux de l'Archisade voulait faire sombrer la ville dans le Ravin, et que le Grand Dragon de cristal était intervenu pour soutenir Istrecht. Aux adultes, on expliquerait que les frappes du Château avaient fragilisé les falaises, et que les Sysades des deux bords s'étaient unis pour empêcher l'irréparable, mettant fin à la bataille. Ce conte et cette demi-vérité, que l'on broderait plus tard au coin du feu, suffisaient amplement.

Poussez-vous ! criaient les hommes en pourpoint de soie, chargés de l'or qu'ils venaient de retirer de leurs coffres. Laissez passer ! piaillaient les femmes ayant retiré leurs chaussures à talonnettes pour courir plus vite, et qui s'en servaient pour écarter la foule. Faites attention ! bougonnaient des employés de bureau enfiévrés, qui avaient vidé en chemin les rayons d'une bijouterie saccagée, et dont les poches pleines vomissaient des boucles d'oreille plaquées or et de faux cristaux de Sysade. Tous étaient inconscients d'avoir été sauvés. Et Vardia remontait le fil du courant, un sourire niais sur le visage, bousculée par les plus ingrats. Un instant, et même si Avalon l'ignorait, elle avait été la meilleure Sysade ; au-dessus de Zora, et juste en-dessous du Dragon de cristal. Mais contrairement à l'Archisade, elle ne voulait pas de cette place. Retrouver Rizal, rentrer à la maison, cela lui suffirait.

Au même moment, plusieurs kilomètres plus bas, Zora ouvrit les yeux.

Elle était allongée sur une feuille à la consistance d'une toile caoutchoutée, sans doute à mi-hauteur d'une autre de ces cavernes qui formaient le monde souterrain des Nattväsen. Un réseau de fines branches courait au-dessus de sa tête, enrubannées de fleurs luminescentes. Elles procuraient tout juste assez de lumière pour qu'elle puisse reconnaître ses propres mains, après tout ce temps passé dans le corps du serpent. Des noctureuils grignotaient les mèches de ses cheveux rouges ; ils détalèrent aussitôt.

« As-tu quelque chose à dire ? »

Cheshire s'approcha d'elle à pas feutrés, s'assit et pencha la tête ; elle voyait son sourire et ses yeux moqueurs à l'envers.

« Je ne veux pas mourir. J'ai encore une tâche à accomplir.

— Tu aurais peut-être pu sauver l'humanité, Zora, mais elle ne veut pas de toi. Elle t'aurait rejetée, comme Morgane t'a rejetée, comme Istrecht t'a refusée. Et tu l'aurais entièrement détruite, comme Morgane, comme Istrecht. Même si tu avais construit ton Dragon de cristal, il ne t'aurait servi qu'à balayer Avalon.

— Et pourtant, j'aime l'humanité, je l'aime à la folie. J'aime sa musique, ses arts, ses mathématiques, sa poésie, sa philosophie... je l'aime... et je veux que tout cela continue.

— Ce spectacle continuera, soutint le lynx, mais sans toi. »

L'Archisade émit un profond soupir.

« Tu le crois sincèrement ?

— Les épreuves qui nous attendent sont nombreuses, et ce monde ne tiendra bientôt plus qu'à un fil. Dans sa panique, le Dragon a créé l'engrenage qui menait à sa chute, et tu y as participé. Vous aviez un point commun assez saillant, tous les deux ; celui de ne pas faire confiance à Mû.

— De quoi parles-tu ? »

Cheshire reposa ses pattes sur les cheveux répandus de l'Archisade, qui avaient la couleur d'une flaque de sang.

« J'ai entendu dire que les Spiruliens allaient envahir ce monde, cette Onde Close ; Mû se tient prête à lutter pour les en empêcher, mais elle est seule contre un empire galactique, et le résultat de cette bataille ne fait guère de doute.

— C'est exactement ce que je voulais éviter.

— Et pourtant, c'est toi qui as choisi de livrer Mû aux Spiruliens, et c'est ce qui a provoqué ce résultat. »

Quarante-cinq ans de fatigue retombaient d'un coup sur ses épaules ; l'Archisade avait à peine assez de force pour garder ses yeux entrouverts. De tout le monde des Nattväsen, devenu flou et nébuleux, ne perçait plus que le sourire de Cheshire.

« Où allons-nous ? » demanda-t-elle.

Si quelqu'un avait la réponse à cette question, ce ne pouvait être que lui, le roi des ombres.

« N'est-ce pas évident ?

— Non, pas pour moi.

— C'est un de tes désirs inavouables, et tu pourras mourir en sachant qu'il sera finalement exaucé. Lorsque les Spiruliens auront pris le contrôle d'Avalon, nous retournerons sur nos pas ; nous reviendrons sur Terre, là d'où ce monde est parti, tout comme si ce grand voyage n'avait jamais eu lieu. »


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