73. Le monde souterrain
Le monde des Nattväsen ne se trouve pas dans une dimension parallèle. En effet, il suffit de se perdre pour y atterrir, tandis qu'on ne trouvera jamais mon Château sans pousser la bonne porte.
Les lois particulières qui y règnent sont juste l'œuvre de Mû ; des adaptations au serveur d'environnement, tout comme ces rochers flottants sur lesquels j'ai bâti mon chef-d'œuvre.
Journal de l'Archisade
Parmi tous les voyageurs prétendant avoir vu le monde souterrain des Nattväsen, celui d'où ils ne sortent qu'à la nuit tombée, seuls de très rares récits avaient un fond de vérité. Vardia les avait lus, dans cette même bibliothèque que le serpent avait détruire d'un soubresaut. Elle en retenait l'image de grands arbres, de cent mètres de hauteur, qui semblaient soutenir un plafond de pierre ; de fleurs, de champignons et de mousses phosphorescentes qui illuminaient cette voûte sans étoiles.
Il faisait beaucoup plus sombre qu'elle ne s'y était attendue. Les silhouettes des arbres se devinaient à peine, et elle manqua de se heurter à l'un d'entre eux, au tronc pourtant large de dix mètres. Dans son vol, elle dérangea quantité de créatures dont elle ne put apercevoir que les yeux outrés ; de gros yeux ronds et jaunes, des yeux verts en amande, des pupilles fendues, de lourdes paupières entrouvertes.
Puisque c'était le jour en Avalon, c'était sans doute la nuit sur son envers, dans ces cavernes que Mû avait creusées pour que les Nattvâsen puissent partager équitablement le monde avec l'humanité.
Vardia craignait aussi que ses pouvoirs de Sysade ne fonctionnent pas ici ; car jamais un Sysade n'avait foulé le terrain secret des êtres de la nuit ; c'était impensable. Mais son interface continuait de l'abreuver de messages et de logs, et ses requêtes topographiques renvoyaient des réponses. Elle pouvait se faire une idée de la forme des arbres et de l'organisation de cette forêt géante.
Le serpent n'avait pu la suivre ; trop large et trop lourd, il s'était écrasé sur le fond du Ravin en secouant toute la caverne. À travers ce trou de fourmi qu'elle avait percé dans la voûte, seul tombait un filet d'eau, dont la cascade venait perturber le sommeil de Borogoves au large bec, et de toutes sortes de créatures aux têtes énormes, aux visages rieurs, aux sourires dentus, qui s'égaillaient en piaillant des obscénités monosyllabiques. Elle ignorait leurs noms ; ils n'en avaient peut-être pas encore, car aucun humain n'avait posé les yeux sur toute cette faune souterraine depuis plusieurs décennies.
Un nouveau choc fit trembler les arbres ; leurs maigres branches se penchèrent, et des écosystèmes entiers de champignons et de limaces glissèrent de leurs feuilles géantes pour disparaître dans le gosier de rats-crapauds gloutons.
Vardia tendit l'oreille ; le serpent avait taillé sa tête en foreuse et il mordait la terre avec rage. Son bourdonnement commença comme un acouphène, puis grossit en torrent de montagne. Un morceau de pierre se détacha du plafond et la cascade d'eau doubla de volume.
La Sysade atterrit sur une branche incurvée, assez large pour y tenir une réunion de famille.
« Cheshire » murmura-t-elle.
Elle s'attendait à devoir réitérer son appel, mais le lynx sauta juste à côté d'elle, atterrissant avec souplesse sur la branche. Il s'assit et lui fit un charmant sourire. Ses yeux jaunes, ses petites dents pointues et les deux touffes de poils au sommet de ses oreilles dressées étaient les seuls morceaux visibles de son corps ; il fallait deviner le reste, de l'ombre dans de l'ombre.
« Vardia, ma chère Vardia. As-tu donc si urgemment besoin de nous que tu viens nous chercher dans notre propre maison, à l'heure de notre repos ?
— Je suis désolée, Cheshire...
— Ne t'excuse pas. Je te taquine. Tu es des nôtres, tu seras toujours la bienvenue ici. »
Le lynx fit un petit tour sur lui-même, pensif. Il leva la tête vers la cascade noire qui grossissait telle une blessure, et les pierres qui continuaient de s'en détacher. On devinait le reflet d'un minuscule appendice de cristal qui luttait contre la roche épaisse.
« Il semblerait bien que tu nous aies apporté la ruine, cependant. Peux-tu m'expliquer pourquoi ?
— Je ne peux pas vaincre Zora dans le monde d'en haut. J'ai besoin de l'obscurité, de la force de l'eau, et de celle de la terre. Vous pouvez sûrement vous enfuir, n'est-ce pas ? Gagner d'autres trous et d'autres cavernes ?
— La plupart d'entre nous, concéda le lynx en souriant de nouveau. De quoi as-tu besoin d'autre ? »
Il ne se moquait pas d'elle, mais tout semblait l'amuser.
« Rien d'autre. Juste que vous quittiez cet endroit avant qu'il soit détruit.
— N'as-tu pas besoin des griffes des Creux, de la rouerie des Changeants ? Ne veux-tu pas que nous appelions le Bandersnatch aux mille épines ? Tu penses peut-être que les affaires des humains doivent se régler entre humains, mais nous avons un rôle, nous aussi, dans ce monde.
— Ils seraient tous écrasés pour rien. Zora est très loin d'avoir bâti un deuxième Dragon, mais sa force dépasse déjà largement la vôtre. »
Le lynx parut légèrement déçu. Sans doute rêvait-il de se confronter à l'Archisade, ou du moins, de la déranger, de s'écraser dans son œil tel un moucheron, en ricanant. Et comme il se riait des projets grandioses de Zora, tous les Nattväsen partageaient son point de vue. Les Borogoves aux poèmes alambiqués, prompts à ouvrir leurs grands becs pour chanter le Jabberwock, avaient fermé leurs clapets. Ils trépignaient d'impatience sur leurs branches, chacun voulant être le premier à composer les premières notes de leur future grande œuvre, la ballade de l'Archisade vaincue.
« Tu as sans doute raison, reconnut Cheshire. Je te connais bien, Vardia. Tu portes une Morgane, ce qui n'est pas rien ; et tu portes aussi un morceau d'ombre, comme nous. C'est pourquoi tu es une chose complexe, que j'ai mis beaucoup de temps à comprendre. »
Il fit quelques pas en arrière ; son corps se fondit dans l'obscurité, et seul son sourire et ses yeux, peints en jaune sur fond noir, demeurèrent en place quelques instants de plus.
« Alors montre-nous, ô fille de la nuit, et montre-lui comment le pouvoir rêvé par certains se manifeste à d'autres. Montre-lui comment la créature dépasse la créatrice. Elle croit que personne n'est libre, mais qu'on peut reforger le Destin ; le monde fonctionne tout à l'envers de ses idées. Montre-lui ! »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top