72. Plus bas
Lorsque j'ai construit ce Château, je voulais en faire une demeure pour tous les Sysades. Et certains y ont bien vécu. Leur passage n'était toujours que temporaire, mais ils gardaient une éternelle affection pour ces murs.
Héberger toute cette vie dans ma maison n'a pas guéri ma solitude.
Journal de l'Archisade
Les anneaux monstrueux fusionnèrent entre eux ; le serpent retourna son corps à la manière d'un ruban de Möbius. Sa tête, avec ses écailles noires placées à intervalles réguliers, bourgeonna et se tendit vers elle, tirant toute la longueur de son corps. Il voulait la dévorer.
Vardia redéploya ses ailes et poursuivit sa descente. Ils naviguaient maintenant tous près des fondations, entre les assises des tours et des bâtiments, contre lesquelles le serpent se heurtait sans cesse dans de grandes explosions de calcaire. Des failles couraient entre les pierres flottantes qui soutenaient la bâtisse, et dans leurs interstices, Vardia pouvait apercevoir la Ville Nord d'Istrecht.
Des langues de cristal claquèrent autour d'elle comme des fouets ; une de ses Égides fut attrapée et échappa à son contrôle. À chaque minute, le serpent devenait plus puissant, plus agile ; sous cette armure impénétrable, Zora codait des sous-routines de plus en plus efficaces.
Elle n'avait pas le choix. Il fallait quitter le Château.
Où vas-tu ? Où m'emmènes-tu ?
Vardia se sépara de ses ailes inutiles, qui se brisèrent en mille fragments bleutés, et continua en chute libre. Il fallait descendre, à l'opposé de cette image de légende du Dragon s'élevant vers le Soleil, cette image que Zora avait sans doute en mémoire, et qu'elle avait l'orgueil de reproduire.
Tu ne m'échapperas pas.
Avisant un écart de quelques mètres, un petit ravin sur lequel poussaient des lichens bleuâtres, Vardia replia les bras. Les rochers frôlèrent son armure ; elle se trouvait désormais dans l'ombre du Château. Sans ralentir, le serpent creusa dix mètres de roches, dont les débris se dispersèrent au-dessus d'Istrecht. Un tremblement secoua le Château.
« Plus bas ! » cria-t-elle contre le vent, sans garantie que son poursuivant l'entende, lui dont les tentacules tournaient sur eux-même comme des cordes brisées, et dont le corps se compressait et s'étirait comme celui d'une chenille. Le cristal transparent empruntait ses couleurs au ciel, à la ville, au Château, au soleil, les emmêlait et les recrachait dans des tons pastel.
Vardia se retourna pour tomber tête la première, le plus vite possible ; elle se dirigeait vers la ville en diagonale. Le serpent ne voyait qu'elle, et se moquait d'Istrecht ; ils passèrent à quelques encâblures du pont sur le Ravin, qui trembla à peine à leur passage.
La Sysade incurva légèrement sa trajectoire ; la pression sur ses cristaux était si forte qu'elle déformait son armure.
Elle descendait maintenant en droite ligne dans le Ravin ; ses parois de grès rouge défilèrent quelques secondes, ainsi que toutes leurs petites cavernes, dans lesquelles nichaient des oiseaux migrateurs.
« Plus bas ! répéta Vardia. Dans les tréfonds du classement, à la place que tu m'avais attribuée bien avant que j'affronte tes épreuves ! »
Et c'est cette place qui t'a façonnée. En échouant, tu as réussi.
« Ce n'est pas grâce à toi. »
Tout la portait vers une carrière rébarbative de Symech, un travail pour effacer toutes ces compétences que le Château lui avait enseignées, et que, par un brusque saut d'humeur, il lui refusait ! Mais elle ne se serait jamais plainte de ce travail alimentaire. Elle aurait porté son insigne de laiton jusqu'à l'âge de la retraite. Elle aurait souri lorsqu'on se moquait d'elle, et supporté qu'on la prenne de haut. Ne le méritait-elle pas un peu ?
Je t'ai nourrie. Je t'ai logée. Ma maison est devenue ta maison. Pourquoi me trahis-tu ?
Vardia entra dans les brumes qui enveloppaient le fond du Ravin ; elle avait l'impression de traverser les nuages. Le serpent disparut à moitié sous les bouillons écumeux, que ses écailles déchiraient furieusement. Une fumée bleue s'y diluait, surgissant de mille orifices sur sa tête. Celle-ci changeait de forme, se faisait plus pointue, tandis que les protubérances de cristal rétrécissaient en de simples appendices vestigiaux. Il se préparait à l'impact.
« Pourquoi ? cria-t-elle. Pourquoi m'as-tu laissée entrer dans le Château, si c'était pour m'en chasser ? »
Quand tu t'es présentée, je me suis souvenue de toi. J'ai pensé à Morgane. J'ai pris espoir. Peut-être que mon expérience fonctionnerait sur le long terme. Peut-être que Morgane grandirait en toi.
« C'est le cas. »
Oh, oui, je l'ai compris. Mais j'ai compris aussi que cela ne me mènerait à rien. Par mes voies détournées, j'allais reconstruire ma mentor, et celle-ci me répudierait aussitôt. Je ne veux pas l'entendre me rejeter une deuxième fois. Qu'elle retourne donc au passé.
Il y avait de l'amour et de la douleur dans cette sentence ; mais Vardia y demeura insensible. Si ces mots sincères étaient venus d'une Zora désarmée, appuyée sur sa canne, voûtée comme Atlas sous le poids du monde, elle aurait sans doute versé une larme. Ou du moins, elle aurait ressenti un pincement au cœur. Mais la complainte sonnait faux venant de ce serpent de mille tonnes, ce vaisseau démesuré où elle s'était cachée pour échapper aux turpitudes de l'existence humaine.
Vardia vit réapparaître des roches ; le fond du Ravin se rétrécissait. Elle visa le filet d'eau qui serpentait entre ces murs étroits. Cet endroit n'était pas choisi par hasard. Elle avait eu une idée folle, qui ne pourrait se concrétiser qu'ici, là où le continent tendait son dos vers le soleil comme pour se réchauffer. Au fond de cette crevasse naturelle, sa croûte était la plus fine.
Lorsque la Sysade rencontra l'eau, celle-ci avait une consistance de pierre. Son armure absorba le choc ; le cristal se déforma violemment. Son impact sépara en deux le torrent qui faisait le pont entre deux océans. De grandes vagues remontèrent autour d'elle et éclatèrent en gerbes d'écumes. À ce moment, Vardia avait déjà touché la couche de roche. Elle creusa sans s'arrêter, perdant de la vitesse à mesure qu'elle pénétrait la terre d'Avalon comme une balle de pistolet. Toute la lumière s'évanouit de ses cristaux, où ne demeura plus qu'une infime phosphorescence.
Après plusieurs secondes à interpréter le texte dans son interface holographique, elle comprit qu'elle se rapprochait d'une cavité.
Il ne lui restait plus qu'un dixième du cristal prêté par Mû. Les griffes, les épaisses brassières de son armure, les Égides qui l'accompagnaient, tout avait été arraché dans sa chute, dispersé sur son chemin comme une traînée de poudre d'or, aspiré par tous les pores du serpent qui la poursuivait.
Lorsque les roches s'écartèrent et que le vent la frappa de nouveau de plein fouet, Vardia se débarrassa des dernières pièces démolies de son armure, refondit des ailes modestes et les ouvrit grand pour ralentir.
Elle avait vu juste.
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