71. Maintenant, je suis libre

Je suis une adulte parmi les enfants.

Tous ceux qui m'entourent croient que leurs plus gros problèmes disparaîtront s'ils ferment les yeux ; qu'il ne vaut mieux pas poser les questions les plus difficiles ; que quelqu'un s'occupera de ce qu'ils n'ont pas la force de faire. Tous, même Morgane, même Mû.

Journal de l'Archisade


Une cascade de pierre déferla sur les sommets du Château, emportant un des ponts étroits qui reliaient les tours ; en périphérie de son champ de vision, Vardia aperçut des Sysades qui s'enfuyaient. Elle s'attendait à ce que des commandes déferlent dans son interface holographique ; mais quand les capes noires et grises disparurent dans la poussière, elle se souvint que l'Archisade avait absorbé tous les cristaux à la ronde.

Elle n'avait aucune chance à découvert, et fondit entre les donjons célestes en jouant de son agilité. Le serpent roulait derrière elle comme un vent d'orage, balayant les toits pointus, dont les paratonnerres se brisaient sur ses écailles tels les lances d'une armée de pierre. Une tour se rompit sur son chemin ; le tiers supérieur pivota sur son assise ; les pierres se défirent comme des rubans de soie, et s'écrasèrent dans un nouveau déluge d'une blancheur sinistre. Le serpent en ressortait toujours éclatant, remontait comme la vague submergeant la digue ; la poussière glissait sur son corps liquide.

Ce Château, Zora pourrait le reconstruire autant de fois qu'elle le souhaitait ; ces Sysades emportés, ils continueraient d'affluer entre ses murs pour le grand concours partageant les mérites des uns et des autres.

Des bruissements faisaient scintiller les écailles du serpent, et ses sifflements se répercutaient d'un bout à l'autre du Château ; peut-être de l'écholocation. Vardia replia ses ailes et piqua sur une façade percée de fenêtres en losange. Elle projeta ses Égides pour agrandir l'ouverture à sa taille et se glissa dans un long corridor aux portes numérotées, disparaissant aux yeux du serpent.

Des salles de cours. Elle se souvenait vaguement de leur configuration, et arriva bientôt aux grandes portes de chêne de la salle Morgane. Le bois était sculpté en de grandes armoiries, un tableau rassemblant tous les insignes des Sysades, et au sommet, un dragon aux ailes déployées. Celui que se réservait Zora, sans doute.

Vardia fit exploser la serrure d'un coup de griffes et descendit l'allée de l'amphithéâtre en direction du grand tableau d'ardoise.

Depuis plusieurs minutes, elle effaçait ses traces du bout du doigt ; elle modifiait à la volée les logs du serveur d'environnement, et de l'autre main, tentait de programmer une routine pour le faire à sa place. Se cacher lui permettrait de gagner du temps, de comprendre si Zora se trouvait toujours à l'intérieur de ce monstre, comment l'en extraire, comment la combattre.

C'est ici que tu as tout appris. C'est moi qui t'ai tout donné.

La phrase était apparue au milieu des messages routiniers du serveur, surlignée d'un rouge incandescent au milieu du texte couleur d'automne. Muette comme le Dragon dont elle s'inspirait, Zora se servait des logs publics pour lui parler. C'était comme crier dans un haut-parleur, depuis le sommet d'une montagne, avec morgue et mépris.

Sans ces classes, sans ces examens, sans ce concours, tu ne serais jamais devenue cette Sysade !

Un grondement secoua la salle ; des plaques de faux plafond tombèrent sur les sièges inconfortables où Vardia avait somnolé les lendemains de nuits blanches. Elle se mit dos au mur, griffes sorties, armée de ses Égides, sur l'estrade de bois où les professeurs faisaient les cent pas en dictant leurs leçons.

La porte sculptée fut arrachée de ses gonds et le mur implosa, dévoilant la tête énorme du serpent. Ses écailles semblaient se mouvoir sur son corps ; leurs couleurs variaient d'un bleu acide à un rouge fumant, identique aux cheveux de l'Archisade.

Vardia attacha ses huit Égides en une seule roue dentée, deux fois plus large, qui décrivit un arc de cercle jusqu'à la tête du serpent. L'impact fit le bruit d'une porcelaine brisée ; une écaille arrachée s'envola sur quelques mètres, avant d'être ramenée à sa place.

Qu'essaies-tu de faire ? Tu me crois aussi facile à vaincre que la deuxième Zora ? Je suis ici dans mon domaine, mon Château, mon Avalon.

La Sysade recula d'un bond, brisa le mur comme un morceau de pain dur, et traversa le bâtiment en diagonale. Des chambres vides, des petites salles d'étude, des réfectoires silencieux défilèrent sous ses yeux entre deux nuages de plâtre. Elle s'arrêta dans une bibliothèque, dont les hauts rayonnages lui rappelaient ceux de l'Observatoire. Ici les traités d'astronomie de Morgane, l'almanach complet des civilisations disparues, avaient leur section dédiée ; elle en avait emprunté quelques-uns au cours de ses études. Elle avait lu des ouvrages d'histoire et d'archéologie à la lumière des grands vitraux arc-en-ciel, dont les motifs floraux occupaient tout un mur de dix mètres de haut.

Elle marcha dans le calme brièvement revenu, retrouva la table à laquelle elle s'asseyait en fin de journée pour réviser ses cours ; quelqu'un y avait laissé un cahier de notes. Elle s'attendait presque à voir entrer des étudiants sortis de l'amphithéâtre. Elle ne se serait pas étonnée que Sona fût parmi eux ; c'était comme si sa silhouette faisait partie de cette lumière.

C'est moi qui t'ai prêté ces livres.

Vardia se retourna brusquement. C'était au tour du serpent de se cacher ; les logs du serveur se faisaient étrangement silencieux. De temps à autre, elle voyait surgir des commandes absconses, les ordres par lesquels Zora attachait ce monstre à sa volonté.

Certains d'entre eux, je les avais écrits ; et d'autres, je suis la seule à les avoir lus.

Elle se revoyait, à cette table, s'instruisant sur la Terre des Précurseurs, soulevant un pan de ce voile d'ombre qui recouvrait l'ancienne planète des humains ; sans s'imaginer qu'elle la verrait un jour en rêve, qu'elle verrait ces grandes stèles noires dressées dans la brume, et qu'elle ressentirait au plus profond de son âme leur abandon et leur solitude.

Oui, Vardia, souviens-toi ; ceci est ta demeure. Tu es rentrée chez toi ; nous avons voyagé dans le temps. Quelques mois à peine te séparent de cette époque bénie, où tu avais encore le pouvoir de tracer ton avenir. Et peut-être, qui sait, peut-être que si tu présentais à nouveau le Concours, tu ravirais la première place à tous ces fils à papa et ces bachoteuses. Ne veux-tu pas retenter ta chance ?

Elle se retourna vers la lumière. Sona ne reviendrait jamais ; une fine couche de poussière peuplait désormais les étagères, et le cahier sur la table ne serait jamais ramassé. Cette bibliothèque n'avait pas vu le moindre étudiant depuis des semaines ; le Château n'avait pas accueilli sa nouvelle promotion de Sysades.

« Non, dit-elle fermement. Je me moque de ton concours. J'ai perdu mon insigne. Lorsque j'ai franchi ces portes, c'était tout ce qu'il me restait, c'était le seul témoignage de ma valeur ; mais cette babiole ne valait pas un clou. Maintenant, je suis libre ! »

La lumière ondoya comme si l'on secouait un rideau. C'était la tête du serpent, à l'extérieur du bâtiment, qui descendait vers elle, immense. Les rayons du soleil faisaient resplendir sa peau et ses écailles, comme s'il se recouvrait de flammes bleues.

Mon enfant, personne n'est libre en ce monde ; personne ne l'a été depuis que les Précurseurs ont détruit la Terre. Moi aussi, j'ai cru que Mû était libre ; mais je l'ai vue tourner en rond dans son esprit durant quinze ans. Quinze ans dans cette chambre minuscule où Rizal venait la visiter tel un chien à la porte, refusant la mort de son maître. Après quinze ans, j'ai tiré un trait sur ce mythe. Toi aussi, tu n'es qu'un ruisseau qui glisse sur la pente d'une montagne ; tu crois choisir entre la droite et la gauche, mais cette pente détermine entièrement ta trajectoire, et l'univers sait déjà où elle s'achèvera.

Personne n'est libre, Morgane. Même pas toi. Même pas moi.

La tête plongea vers la façade ; les vitraux éclatèrent dans une cascade de verre coloré ; les étagères furent balayées, les livres broyés comme du chiffon. Vardia brisa les dalles de marbre du sol et tomba dans la réserve, dont le plafond se renversait déjà sur elle. Elle esquiva cette vague de cristal qui poussait vers elle son écume de pierre et de papier et se retrouva à l'extérieur, derrière le serpent qui dévorait la façade.


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