70. Je dois tout être

Puisque Morgane ne m'a pas compris, personne ne peut me comprendre. J'en prends acte ; je m'en moque.

Journal de l'Archisade


Lorsque le brouillard s'entrouvrit, Vardia découvrit qu'elle volait dans le ciel d'Istrecht. Elle tombait, pour être exact. Mais cela n'a aucune importance pour une Sysade entourée d'une constellation d'écailles de cristal, des fragments tombés du corps du Dragon, donnés par Mû pour faciliter sa tâche.

Elle commença par rassembler, joindre et affiner ces losanges épais, étirant certains en de longues tiges, étalant d'autres à la manière d'une toile martelée. Ces mouvements faisaient danser mille reflets de lumière, et même depuis la ville, un œil exercé l'aurait sans doute vue scintiller telle une étoile tombée du ciel.

Elle détacha son manteau pour être plus libre de ses mouvements ; l'insigne de laiton, le petit marteau des Symechs, disparut dans un coup de vent. Plus rien ne la reliait désormais au Château. Sa vraie valeur, celle qu'elle entendait opposer à Zora, n'avait pas été acquise sur les bancs de cette institution, elle n'avait pas été révélée par son stupide concours ; c'était une découverte plus tardive.

Le cristal enserra ses épaules et sa taille sous forme de harnais. Il coula par-dessus sa chemise blanche pour compléter son armure, jusqu'au bout des doigts ; il déchira ses bottes de cuir, qui lui étaient inutiles, et les remplaça par d'épaisses jambières ; il remonta sur son cou, recouvrit sa tête d'un casque solide, dont ne dépassaient que ses cheveux blonds.

Deux grandes ailes, des ailes fines de papillon, se construisaient dans son dos.

Elle ouvrit son interface holographique. Si Henryk avait ses pistolets, Rizal son sabre, Vardia avait cette fenêtre de lumière dorée pour se sentir en sécurité. Elle entra des lignes de code dans sa console, des sous-routines tout à fait basiques auxquels elle avait songé sur le chemin, qui envoyaient en boucle des commandes de contrôle au serveur d'environnement. Garder tous ces cristaux à sa portée, les faire obéir à sa volonté, cela demandait un effort mental intense ; peu de Sysades auraient eu l'idée d'externaliser ces tâches pourtant basiques. Ainsi, ses ailes resteraient en place sans qu'elle leur en donne l'ordre ; leur mouvement serait harmonieux, sans qu'elle ait besoin d'en régler les moindres détails. Quant au reste du cristal, il la suivait dans son vol. Ces écailles rainurées de blanc, qui ressemblaient aux fragments d'un vitrail, tournaient autour d'elle telles des servantes attentives.

D'un seul ordre, aussi intuitif que s'il s'agissait d'une extension de son corps, Vardia déploya ses ailes ; elle plana quelques instants, et en un battement, remonta d'une dizaine de mètres, en direction du Château dont la muraille percée ressemblait à une bouche ouverte.

Istrecht venait de tenter sa contre-attaque, et le grand bouclier dressé par les Sysades, dont elle apercevait les vaguelettes translucides, venait de noyer ses dernières espérances. Mais si ce vaste mur avait pu résister au choc d'un projectile supersonique, il ne pouvait arrêter Vardia. Le cristal sur ses mains modela de grandes serres qui prolongeaient ses doigts ; les écailles volantes s'aplatirent en dix Égides vrombissantes, des boucliers au rebord dentelé utilisés comme de simples armes de jet.

Vardia poursuivit son ascension, jusqu'à sortir de l'ombre que le Château projetait sur Istrecht ; ses fondations de pierre moussue laissèrent la place à la muraille étincelante, aux tours qui semblaient faites d'onyx.

Elle remonta le long du bouclier ; apercevant son reflet dans le cristal, elle crut un instant être accompagnée d'un fantôme, de Morgane qui la suivait – ou qui lui montrait la marche à suivre. Avant même d'apercevoir les premiers Sysades, elle lut dans son interface holographique les commandes qu'ils lançaient à leurs cristaux. Ses Égides dévièrent leurs projectiles furieux. Elle était rapide, ils avaient peine à la suivre du regard ; leur connaissance du code source était médiocre et leur vue ne portait pas aussi loin.

Ayant dépassé la muraille, Vardia aperçut les premières tours ; c'était le moment de faire ses preuves. Elle piqua brusquement et heurta le bouclier à pleine vitesse. Ses griffes se brisèrent sous le choc ; elle s'en construisit d'autres, tandis que les Égides infatigables usaient leurs dents sur la surface translucide.

C'était une lutte de volontés. Quelque part dans cette bâtisse tentaculaire, un Sysade essayait de maintenir ce bouclier en place. Il avait suivi les mêmes enseignements que Vardia, obtenu de bonnes notes, un classement honorable, un métier tranquille. Mais il n'avait pas sa force.

Une des Égides se brisa ; les morceaux échappèrent à son contrôle et glissèrent le long du dôme transparent.

Vardia fondit toutes ses griffes en deux grandes lames et frappa de toutes ses forces. Une faille s'entrouvrit, aussitôt comblée. Elle frappa de nouveau, sentant que le bouclier se brisait plus vite qu'ils ne pouvaient le colmater. Au troisième coup, sa lame le traversa sur dix centimètres.

Elle fit un quart de tour, d'un coup sec, ouvrant une large fissure ; ses Égides s'y engouffrèrent. Le bouclier perdit sa consistance ; le Sysade responsable avait perdu le combat. Vardia eut l'impression d'écarter un rideau. Elle replia ses ailes et piqua pour prendre de la vitesse ; un pont passa à quelques mètres ; le coup de vent souleva des manteaux noirs et des regards éberlués. Elle remonta ensuite jusqu'à la plus haute tour, car l'identifiant qu'elle recherchait se trouvait à son sommet.

L'Archisade Zora était perchée sur le toit du monde, appuyée sur sa canne telle un perroquet sur son perchoir. Ses cheveux rouges, son visage pâle et son manteau noir la faisaient ressembler à une braise dans la cendre.

Des Sysades s'interposèrent, levèrent un nouveau bouclier, que Vardia brisa d'un coup de griffes ; ils lancèrent des volées de lames qui rebondirent sur son armure. Seule Zora n'avait pas bougé ; elle leva le bras, les intimant à reculer, attendant avec dignité que Vardia atterrisse devant elle.

Ses serres se plantèrent dans la rambarde de pierre et la jeune Sysade replia ses ailes, reprenant taille humaine. De loin, son armure de cristal se décelait à peine, et donnait plutôt l'impression qu'on l'avait trempée toute habillée dans du colorant bleu. Mais de près, les chatoiements de lumière lui donnaient une aura éblouissante.

« Tu es donc revenue, dit sombrement Zora.

— Est-ce que tu te souviens seulement de mon nom ? »

Sa main se crispa sur le pommeau de sa canne, un cristal qui paraissait minuscule en comparaison des écailles de Mû dans lesquelles Vardia s'était drapée.

« Je me souviens de chacun de mes échecs.

— Nous sommes revenus de la Grande Unité Spirulienne, annonça Vardia avec force. Rizal, moi, et Mû. Nous avons vaincu ton double, et nous avons refusé de collaborer avec les Spi. Ton plan est tombé à l'eau. Arrête cette attaque maintenant.

— As-tu rencontré Morgane ? »

Les yeux de l'Archisade brillèrent d'un regret qui s'était mué en colère.

« J'en suis sûre, poursuivit-elle. Tu sais ce qui est arrivé. Sais-tu ce que je lui ai dit, le soir où je l'ai tuée ?

— Elle ne s'en souvenait pas.

— Vous avez peut-être condamné l'humanité à errer des siècles de plus dans ce monde intermédiaire. Mais libérer notre civilisation d'Avalon, ce n'était pas ma seule mission. Lorsque j'ai réfléchi à l'histoire de ce monde, j'ai compris l'erreur de Koppeling, notre créateur à tous. Avalon a besoin de Mû, et Avalon a besoin du Dragon de cristal. Mais pour faire régner en ce monde un semblant d'équilibre, il faut que Mû et le Dragon soient séparés. Leurs missions sont différentes. Leurs objectifs peuvent se révéler contradictoires. L'une est la guide, et tout ce qu'elle souhaite, c'est mener Avalon par de nouveaux chemins ; l'autre est le protecteur, et tout ce qu'il souhaite, c'est que la Simulation demeure.

Je voulais qu'Avalon disparaisse et que l'humanité trouve un nouveau foyer. Mais je savais que ce chemin serait long et que Mû ne nous aiderait pas. Alors, j'ai dit à Morgane qu'elle pourrait prendre l'un de ces deux rôles, et moi le second ; elle nous guiderait vers notre Terre future, et je la soutiendrais ; je défendrais Avalon contre toutes les menaces, contre l'Étoile Rouge, contre les Spiruliens et contre les Teuthides. »

Elle lâcha sa canne, qui demeura droite ; le cristal vibrait sur son pommeau.

« Comme tu le sais, Morgane a refusé. Toute la foi irrationnelle que j'avais placée en elle s'est éteinte, et j'ai vu enfin que personne, pas même elle, ne pouvait comprendre cette mission qui est la mienne, que personne ne pouvait m'aider. Je devais tout faire, je devais tout être, je devais guider et protéger. Je devais remplacer Mû. »

Un tremblement secoua la tour. Des cristaux, des milliers de cristaux dispersés de par tout le Château, remontaient vers Zora. À cent mètres à la ronde, ses propres Sysades regardèrent leurs mains vides avec étonnement. Une constellation de pierreries perça les fenêtres et les murs, s'effilocha en longues traînées nuageuses, s'enroula autour de l'Archisade, formant bientôt un tourbillon qui encerclait tout le sommet de la tour. Quelques cristaux frappèrent l'armure de Vardia ; à l'image de Zora, ils étaient d'une dureté de glace stellaire, et rien ne pouvait les dévier.

« Et j'y parviendrai, parce que, comme toujours depuis sept siècles, Mû est absente, et qu'il n'y a rien de plus facile que de s'asseoir sur un trône vide. »

D'un coup d'ailes, Vardia se dégagea de la tornade qui prenait forme. Derrière les vapeurs bleues, elle devina les cristaux qui fondaient et se réassemblaient, dans un plan ambitieux et monstrueux à la fois.

Après quelques instants, le cristal, jusqu'à la plus infime particule suspendue dans l'air, fut entièrement absorbé par une surface bleu-vert d'une étrange opacité ; la peau d'un serpent aussi large que la tour. Il n'avait pas d'ailes ; il n'en avait pas besoin pour voler. Une cuirasse d'écailles recouvrait son corps, dont certaines, rondes et noires comme du charbon, ressemblaient à des yeux.

C'était son dragon à elle, son dragon de cristal, avec lequel elle voulait refaçonner le monde.

Le serpent leva la tête vers Vardia – une simple terminaison de son corps, sans yeux et sans bouche – et émit un sifflement bestial.

La Sysade recula encore ; le monstre se souleva et déplia ses anneaux, balayant tout l'étage supérieur de la tour. Puis il descendit vers elle.


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