7. Le Nid d'Aigle


Mû rapporte que les civilisations ayant franchi le Seuil de l'expansion extra-système, peu nombreuses, ont employé un compromis entre automatisation et dématérialisation. Par exemple, les Iluriens d'Ilur Gamma 8 ont envoyé des drones automatisés sur des planètes à portée, chargés d'établir une première analyse, puis de procéder à la formation d'une colonie spatiale d'Iluriens si la planète semblait prometteuse, colonie qui devrait terminer les analyses et établir par la suite les premières habitations terrestres. Sur un million de drones, cinquante mille sont arrivés intacts à destination. Huit cent ont lancé la construction de leur colonie spatiale. Quatre cent colonies spatiales viables ont abouti. Toutes ces civilisations Iluriennes, trop éloignées pour communiquer entre elles, ont tenté d'établir des colonies planétaires. Seules trois ont franchi les premiers Seuils de viabilité, jusqu'à être en mesure d'envoyer d'autres sondes, bien après l'extinction de la civilisation originelle. Cependant, l'expansion voisine des Phodd a mené à l'extinction de tous ces embranchements.

Journal de l'Archisade


Au sommet des Arches de Vlaardburg, loin de ses rues encombrées et de son tramway un peu bruyant, la forteresse du Nid d'Aigle dominait à la fois la vallée domestiquée et la forêt de pins du Grand Nord. Durant des siècles, elle avait régné sur l'une tout en tenant l'autre en joue. Désormais, les quartiers modernes s'étaient étendus au Nord, avec leurs immeubles à trois étages aux toits plats, et aux arêtes saillantes et rectilignes, tandis que les coupes de bois pénétraient profondément la forêt comme de grands sillons de labour. Les Nattväsen qui occupaient autrefois les lieux s'étaient déplacés plus loin, hormis certains farceurs qui s'amusaient à descendre en ville durant la nuit. On disait qu'ils bouchaient les cheminées, ouvraient les robinets pour laisser couler l'eau, coupaient des câbles électriques et vidaient les boîtes aux lettres, alors qu'ils se contentaient certainement de chiper des chaussettes sur leurs étendoirs. Quant un propriétaire faisait face à un défaut d'entretien, les ombres de la nuit avaient bond dos.

« Je suis venu voir le Haut Paladin Roland » répéta Rizal plusieurs fois en montrant sa plaque à des mousquetaires toujours plus suspicieux et moustachus.

La muraille du Nid d'Aigle, un empilement de pierres taillées sans commune mesure avec la masse écrasante des Arches, épousait néanmoins leur contour sur une centaine de mètres. Dans la largeur de l'ancien Mur de Vlaardburg, les Grands-Ducs avaient installé une forteresse restée à jamais inutile. Ils y avaient toujours leur résidence, mais l'intérêt du Nid résidait surtout dans la station de dirigeables, dont les perches de fer surgissaient de la structure comme les griffes d'un chat sauvage.

Deux d'entre eux y étaient accrochés, de petits appareils de transport du même format que celui qui croisait à mi-hauteur du Mur. L'absence de signe distinctif ne les rendait pas moins repérables à des kilomètres à la ronde, et souvent, trahissait les basses œuvres du Château, du Paladinat, ou peut-être d'un marchand de tapis très à cheval sur la sécurité.

On le guida jusqu'aux jardins intérieurs de la forteresse, trois ou quatre allées de buis et de fleurs d'été qui avaient poussé toutes seules. Une ribambelle d'enfants y rivalisait de prétextes pour faire monter les décibels au-delà d'une locomotive à vapeur, qui mimant un Dragon de cristal, qui un aéronef motorisé, qui une explosion. Rizal manqua d'être écrasé par ce troupeau de gamins endimanchés mais bruyants, attirés par l'odeur d'une brioche au sucre. Les rubans bleus et les chapeaux de paille furent aspirés par une porte-fenêtre entrouverte, le laissant seul en compagnie d'une statue de Dragon fort peu ressemblante, veillant sur une vasque à moitié vide, d'un moustique insistant né dans ladite vasque, et d'un mousquetaire assoupi sur un banc métallique.

« Ah, vous voilà. »

Et du Haut Paladin Roland, bien entendu, que Rizal salua par réflexe.

Les mains dans les poches d'un uniforme dépareillé, la barbe épaisse et aussi bien entretenue qu'un fond de jardin abandonné, Roland avait atteint l'âge où on s'autorise à faire tout et n'importe quoi, et le niveau hiérarchique où personne n'est vraiment en mesure de protester. Il passait pour un original, mais il fallait être un homme habile et compétent pour piloter le Paladinat. Sa barbe et sa bonhomie n'étaient qu'une façade.

Roland, qui semblait revenir d'une promenade digestive dans les jardins, désigna d'un coup de menton la porte entrouverte.

« Les petits-enfants du Grand-Duc, expliqua-t-il. C'est l'anniversaire de l'un d'entre eux, je ne sais plus lequel ; le Grand-Duc a expédié notre réunion pour les accueillir. »

Il ajouta un compliment sur la brioche locale, qui expliquait sans doute l'empressement de la marmaille, tout en tâtonnant celle qui avait remplacé ses abdominaux ; puis constata un peu tard que Rizal ne se montrait guère réceptif.

« Allons, vous avez été un enfant, vous aussi. »

Jusqu'à cinq ans, songea le Paladin. Jusqu'à l'enlèvement de ma sœur, la séparation de mes parents et tout le reste. On ne peut pas rester enfant lorsque sa famille explose sous ses yeux. On n'est enfant que tant que les brioches au sucre apparaissent à l'heure du goûter ; cela s'arrête le jour où on doit marcher entre les tessons de bouteille pour se remplir l'estomac d'un verre d'eau le samedi matin.

« J'ai beaucoup de respect pour ce que vous faites, Rizal, reprit le Haut Paladin en l'empêchant de placer le moindre mot. C'est grâce aux gens comme vous que le Paladinat a gardé sa légitimité. Affronter au sabre des créatures de la nuit, des monstres inconnus et dangereux, voilà notre mission originelle ! Pas organiser des fêtes de quartier et ramener les ivrognes chez eux en fin de soirée...

— Il n'y a guère plus de créatures à affronter, depuis que les Nattväsen se sont pacifiés, encore plus depuis le Pacte d'Embert.

— Oh, certes, et d'aucuns au Château ou dans le Grand Conseil, voire dans nos propres rangs, attendent le moment où l'on dissoudra le Paladinat faute de mission claire. Mais ce ne sera pas de notre vivant, mon garçon. Vous n'échapperez pas à une carrière longue et ennuyeuse comme la mienne. »

Roland flatta sa barbe ; peut-être y avait-il égaré ses clés.

« Vous êtes un de nos traits d'union avec nos amis de la nuit, Rizal, mais pour être franc, ce poste que vous occupez occulte vos talents. J'ai d'autres très bons candidats qui feraient de parfaits Paladins itinérants. Que diriez-vous de venir travailler pour moi ? Je vous laisse réfléchir, nous en reparlerons. »

C'était hors de question, mais Rizal avait trop peu dormi la veille pour lancer tout de suite une menace de démission.

« Messire, par rapport à ma dernière mission, qui m'a été confiée par vos bureaux...

— C'est vrai, je ne vous ai même pas demandé comment elle s'était passée. Est-ce que toute votre équipe est opérationnelle ?

— Vous recevrez mon rapport écrit d'ici quelques jours, mais je voulais profiter de ma présence pour vous informer de quelques éléments...

— Oui, oui, je lirai le rapport. »

Rizal croisa les bras avec agacement.

« Je me demande où est passé Arthus, reprit Roland d'un air dissipé. Il était avec nous à la réunion.

— La créature que nous avons combattu cette nuit était un Processus MYC-N bogué.

— Oui, comme d'habitude » évacua le Haut Paladin en cherchant du regard, parmi les jardins, ce dénommé Arthus dont Rizal n'avait jamais entendu parler.

Le mousquetaire endormi sur le banc ouvrit soudain un œil vitreux, se rendit compte de sa situation et déguerpit à toute vitesse.

« Ce bogue n'était pas d'origine naturelle, insista Rizal, forçant le vétéran à l'écouter. Il est possible que quelqu'un ait altéré les données du Processus, ce qui aurait provoqué le bogue et le comportement qui nous a obligés à le détruire.

— Mais pour quoi faire ? » interjeta Roland en haussant un de ses sourcils fournis.

Le Haut Paladin fouilla de nouveau dans sa barbe, à la recherche du temps perdu ; à la recherche de cette fougue jeunesse, de cette âme cavalière et combative qu'il se souvenait avoir eu trente ans plus tôt. Il ne la retrouverait pas, bien entendu.

« Il faudra en informer le Château.

— Le Château, oui, peut-être » jugea Roland sans aucune conviction.

Le mousquetaire passa tout près d'eux, pourchassé par un moustique affamé ; il cherchait son chapeau à plume, et blâmait à voix basse une conspiration ourdie par les petits-enfants du Grand-Duc.

« J'écrirai tout cela dans mon rapport, conclut Rizal.

— Oh, certainement. »

Le regard de Roland sauta par-dessus son épaule, et le Haut Paladin fit un salut de la main.

« Arthus, mon ami ! Venez par ici, avant que le sieur Rizal ne reparte pour une autre mission. C'est bien lui que vous vouliez voir, n'est-ce pas ? »

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