69. Le meilleur Paladin

Les Paladins sont comme les contes pour enfants ; ils demeurent parce qu'il se trouve toujours quelqu'un pour croire en eux.

Journal de l'Archisade


Rizal eut l'impression qu'un brouillard l'environnait, dans lequel il pouvait encore imaginer le sourire de Mû, la puissance du Dragon, et l'éclat de lumière bleue qui les reliait tous deux, ce regard dont ils partageaient la naïveté et la profondeur. Cette brume se dissipa bientôt, révélant le rempart nord d'Istrecht.

Une ombre immense surplombait la cité, qui engloutissait le ciel de la mi-journée ; Rizal n'eut aucun mal à comprendre que cette ville flottante n'était autre que le Château des Sysades, sorti de sa dimension parallèle. Vu d'en dessous, on pouvait voir tout le tracé des fondations enserrant les rochers dans leurs poutres d'acier, leur béton et leur ciment. Sans doute la force des cristaux était-elle nécessaire pour tenir ensemble cet orgueilleux édifice.

Au-delà des rues abandonnées qui se déroulaient devant lui, le Paladin aperçut la muraille écrasée en plusieurs endroits, dont les pierres fondues fumaient encore. Il porta la main à sa ceinture pour vérifier que son sabre ne l'avait pas quitté, malgré ce séjour dans le pays de Lôr et dans le domaine des Spiruliens. Il sortit la lame de Brise-muraille à moitié de son fourreau ; le cristal eut un éclat étincelant, comme s'il réagissait lui aussi à la magie des Sysades. Aux abords des points d'impact, les fumées chargées de vapeur cristalline se coloraient de bleu, et l'air semblait s'être alourdi. Rizal avança d'abord avec précaution, ménageant ses forces ; à chaque pas, le cristal rouge qui avait fusionné avec son épaule le gênait un peu. Mais bientôt, il se rendit compte qu'il devait courir pour dépasser le Château inexorable.

Il entra dans la ville même à l'emplacement de sa porte principale, longeant le bord du cratère dont émergeaient des rails tordus comme des vers de terre désorientés. Des flammes dansaient encore autour de lui ; de loin il aperçut quelques corps, mais pas l'ombre d'un humain encore en vie. La Ville Nord avait été partiellement évacuée, et le peuple poursuivait sa fuite au rythme des replis incessants et chaotiques de la garde républicaine. Rizal dépassa plusieurs hommes agenouillés en pleine rue, qui tiraient en direction du Château lointain avec la même efficacité que s'ils avaient joint les mains et prié Wotan.

Un grondement de tonnerre secoua Istrecht et manqua de le faire trébucher sur le pavé ; les hommes autour de lui n'y prêtèrent même pas attention, habitués qu'ils étaient au rythme des frappes. C'était pourtant le palais du Sablier, joyau de la République, qui s'effondrait non loin. Les gardes occupés à vider leurs dernières cartouches ne tournèrent même pas la tête pour apercevoir les cadrans exorbités des horloges.

Rizal demanda plusieurs fois qui dirigeait la défense de la ville ; on lui parla tantôt du Premier Ministre Karel Bekker, réputé mort dans le bombardement, puis d'un Sygile nommé Manfred Brecht, enfin de la présidente elle-même, pourtant portée disparue depuis des semaines. Un républicain décoiffé au manteau déchiré, qui tremblait des épaules avec l'allure d'un écrivain fou, prétendit l'avoir aperçue, qui remontait l'avenue vers le Sud en compagnie d'un homme à la moustache prodigieuse. Les mains levées tel un magicien de spectacle, il décrivait ladite moustache avec force épithètes homériques et comparaisons historiques dont Rizal ne retint qu'une « queue de Pégase noir » et un certain Rafael Toledo.

Le Paladin poursuivit donc dans cette direction.

À chaque rencontre fugace avec des gardes et des civils, il était frappé par le contraste entre leur panique, leur désespoir, et son propre calme. Rizal n'était pas aveugle à cette cité qui s'effondrait autour de lui, mais il la traversait comme un rêve. Pour la première fois de sa vie, il se sentait heureux, et les foudres du Château ne pouvaient atteindre le sentiment de plénitude qui l'avait conquis.

Il avait revu sa sœur. Il l'avait tenue dans ses bras. Il lui avait parlé. Elle était enfin libre, libre des Sysades, libre du Dragon, comme il l'avait toujours rêvé. Mû avait repris sa place au sommet d'Avalon. Une petite Sysade, un petit Paladin, et par son sacrifice, une petite Exploratrice, avaient défait le plan de Zora. L'Archisade l'ignorait encore, mais quand Vardia le lui aurait annoncé, elle devrait reconnaître sa défaite. Son alliance avec les Spiruliens ne verrait jamais le jour. Sa tentative d'écraser la République devenait sans objet.

À mesure que Rizal progressait, les indications se firent plus précises ; le Sablier étant détruit, le dernier endroit où pouvait se réfugier la présidente était le Ministère de l'Intérieur. Il ne connaissait rien à la géographie de la ville, et se trompa de chemin plusieurs fois. Cette errance le mena dans une impasse au fond de laquelle s'entassaient des caisses à légumes vides, écumées par des chats de gouttière, dont les yeux verts sautaient d'une ombre à l'autre tels des Nattväsen facétieux.

C'est à ce moment qu'il entendit le coup de poing porté au Château ; le vent balaya la traînée bleue et blanche qui montait du rempart Nord, et des débris tombèrent en périphérie de la ville, dans un gargouillement lointain.

Le coup suivant se heurta au bouclier dressé par les Sysades ; l'affrontement tournait toujours à leur avantage. Les chats détalèrent en renversant une pile de cartons gondolés. Le Paladin, qui se voulait aussi attentif qu'eux, dégaina son sabre d'un seul geste. Deux Sysades passèrent devant lui sans le voir, à moitié camouflé qu'il était par l'ombre et une odeur rance de fruits pourris.

Ils sortaient maintenant du Château par dizaines, des Sygiles suspendus dans les airs, tels des acteurs de théâtre mimant la descente des Cieux dans leurs harnais à cordes. Leurs Glaives tombaient en pleine rue, clouant aux murs les derniers gardes républicains en fuite.

Rizal prit son sabre à deux mains. Il s'était déjà battu contre des Sysades ; le cristal de cette arme, aussi vieux que le monde, n'obéissait plus à personne d'autre que lui. Le Paladin avança à pas précautionneux ; à cette distance du Château, les échos du bombardement se fondaient en une sorte de martèlement confus, et donnaient l'impression qu'une armée de géants déferlait sur la ville.

Il suivit les deux Sysades jusqu'à la façade du Ministère de l'Intérieur. On lui avait décrit le bâtiment en mentionnant ses girouettes grincheuses, et il était vrai que les paons qui grinçaient au sommet des quatre petites tours, avec la rouille qui coulait de leurs yeux ouverts, avaient l'air de se morfondre.

Des gardes étaient retranchés dans le bâtiment. Un coup de feu partit du rez-de-chaussée, qui rebondit sur l'Égide du Sygile ; son collègue répliqua par une volée de cristaux tout au long de la façade. Un râle expirant retentit derrière la porte d'entrée.

Les gardes républicains, malgré leurs casques, leurs manteaux de toile épaisse qui résistaient aux balles, et leurs carabines à répétition, étaient nus face au cristal des Sysades.

« Par ici ! » lança Rizal.

Les deux Sygiles se tournèrent vers lui, qui les toisait du bout de la place pavée. Ils étaient jeunes ; peut-être avaient-ils suivi des cours dans les mêmes classes que Vardia. Leurs Égides ouvragées tournaient telles les dents d'une excavatrice, et les Glaives de cristal se multipliaient autour d'eux en véritables rideaux d'aiguilles.

« Un Paladin ? Que fait un Paladin à Istrecht ?

— Et qu'y font deux Sysades ?

— Nous sommes à la recherche de membres du gouvernement, pour signer l'acte de reddition de la ville. »

Rizal eut un éclat de rire ; il ne se moquait pas d'eux en particulier, mais de tous les participants de cette bataille insensée, lui-même y compris. Quelle ironie amère de la voir se poursuivre sous ses yeux, par pure inertie, par pure ignorance ; quelle tragédie que ces hommes meurent alors que le destin d'Avalon s'était déjà joué !

« Istrecht ne se rendra pas. Zora a déjà perdu. Mû est revenue sur Avalon. »

Les deux Sygiles se regardèrent ; même coupe au bol infâme, même esprits friables camouflés derrière ces murs de cristal indestructible ; des hommes modelés par le Château, le fruit d'une sélection cruelle et stupide qui n'avait pu produire que de l'obéissance aveugle, de la confusion et de l'impéritie.

Ils ne comprenaient rien.

Des éclats de cristal s'envolèrent dans sa direction ; Rizal les dévia de deux coups de sabre précis ; un lampadaire éclata. Il lui semblait ressentir la présence du cristal non seulement à travers la lame de Brise-muraille, mais aussi la fleur rouge nichée au creux de son épaule.

Le premier Sygile fusionna ses Glaives en une seule lame et se rua sur Rizal, l'épée tournoyant au-dessus de sa tête telle l'aiguille d'une boussole affolée. Le Paladin recula pour ne pas être haché menu par l'Égide, para un premier coup de la lame, puis un deuxième ; excédé par l'arrogance de son adversaire, il leva Brise-muraille et d'un mouvement vertical, prouva que le sabre portait bien son nom. L'Égide fut coupée en deux dans une explosion de copeaux bleutés ; les moitiés séparées de l'engrenage partirent se planter dans des murs.

Le deuxième Sygile prit la place de son compagnon et harcela Rizal de ses mille couteaux transparents ; il les lançait l'un après l'autre, dans des directions opposées, forçant le Paladin à parer au tout dernier moment.

Un éclat de cristal heurta son épaule, mais se brisa sur la fleur rouge. Le suivant s'arrêta à quelques centimètres de son crâne, avec le bruit de deux bouteilles qui s'entrechoquent. Rizal recula d'un pas par réflexe ; le Glaive s'était arrêté sur une bille minuscule, qui repartit aussitôt en arrière, rejoignant la main d'un troisième Sygile.

L'homme était plus âgé et lui inspira aussitôt la confiance, ne fût-ce que pour lui avoir sauvé la vie.

« À deux contre lui ! explosa-t-il. Je ne cesse de le penser depuis que j'ai vu cette monstruosité dans sa coquille blanche, mais je veux le dire enfin à haute voix : vous êtes la honte de notre Ordre, de notre famille ; vous êtes, avec Zora, la lie des Sysades.

— Y a-t-il un ministre dans ce bâtiment ? demanda le Sygile sans bouclier, d'une voix étrangement calme et docile.

— Mieux que cela, cracha le nouvel arrivant. La Présidente de la République, qui attend avec impatience que l'Archisade rende les armes. »

Ils n'en croyaient pas un seul mot ; ils ne comprenaient rien à cette inutile bravade. Les deux assaillants se mirent dos à dos et attaquèrent en même temps. Rizal bondit pour réduire la distance et reprit son sabre à une seule main ; il écarta le cristal qui venait sur lui et frappa du poing sous le menton. Le choc lui rappela qu'il ne portait pas son armure tactique, mais ses phalanges meurtries n'étaient rien face aux yeux perplexes du Sysade, qui tomba comme une masse.

Sous la façade du bâtiment, l'homme qui s'était joint au combat attendit mollement que son adversaire vienne à lui, toutes griffes sorties, faisant tournoyer son Égide avec empressement. À quelques mètres à peine, il serra les poings, ferma les yeux ; cet instant de concentration sembla bloquer le Sysade dans sa course. L'Égide interrompit sa rotation, le Glaive se figea. Et après plusieurs secondes de lutte silencieuse, tous ces cristaux quittèrent leur place docilement et se rassemblèrent autour de l'homme, désormais entouré de lumière bleue.

« Pitoyable, dit-il avec sévérité. Des gens qui ne se battent pour rien. »

Il se tourna vers Rizal, négligeant le Sygile désarmé qui levait les bras.

« Nous n'avons pas été présentés, messire. Je suis Valérien, garde du corps de la Présidente.

— Rizal, Paladin.

— Je ne connais aucun homme capable de s'attaquer à deux Sysades, même d'aussi pathétiques rognures d'ongles du Château. Vous avez tous mes compliments, messire Rizal.

— Gardez-les pour quelqu'un qui les mérite. Quelqu'un m'a accompagné jusqu'ici, quelqu'un qui va vaincre l'Archisade.

— Mû ? »

Rizal fit non de la tête.

« Mû n'est pas de cette lutte. Non, rien qu'une meilleure Sysade. La question pourra vous paraître étrange, mais avez-vous vu un homme à moustache ?

— La réponse vous surprendra peut-être, mais je pense savoir de qui vous parlez... »


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