68. Une carrière sobre

Il est trop tôt pour être libres. Notre position est trop précaire. Auguste avait vu juste sur ce point ; il se trompait sur la méthode ; son erreur était de se soumettre à une force étrangère. Ne m'en remettant qu'à moi-même, je corrigerai ce défaut.

Journal de l'Archisade


La confusion des gardes républicains était évidente lorsqu'ils virent entrer Valérien, en tunique noire de Sygile, suivi d'Erna, dont le tailleur gris et les bottines avaient vu de meilleurs jours, et enfin Henryk, en chemise, portant un de leurs fusils en bandoulière, et équipé d'une moustache qui méritait sans doute, elle aussi, de rentrer dans l'Histoire. Le premier Paladin à entrer dans Istrecht depuis le temps d'Auguste.

« Combien êtes-vous dans le bâtiment ? lança Valérien sans s'arrêter. Où est le ministre ?

— Introuvable » répondit aussitôt une capitaine.

C'était une petite femme large d'épaules, dont le visage portait plusieurs griffures rouges. Elle ajouta :

« Nous sommes une vingtaine. »

Le Sygile monta à l'étage et poussa la porte d'un bureau. Il avança jusqu'à la fenêtre, écarta des plantes vertes qui obstruaient la vue, et regarda à l'extérieur. Aucun Sysade n'était visible sur les toits ou dans les airs.

« Nous allons descendre au bunker. Postez des gens à tous les accès. Vous avez des radios tactiques ?

— On a un peu d'équipement, dit la capitaine. Mais pas beaucoup de munitions.

— Asseyez-vous ici, madame » proposa le Sygile en lui présentant un siège, tandis que Henryk examinait la fenêtre à son tour.

La présidente Sylvia ne parut pas l'entendre. Elle posa ses poings sur le bureau, blême ; la mèche blanche dans ses cheveux châtain retomba sur son visage.

« Il faut qu'on se rende » annonça-t-elle.

Elle avait raison. Henryk, le dos tourné, vérifiait sa carabine ; faute de gomme à mâcher, c'était tout ce qu'il avait sous la main pour calmer son cœur et faire descendre l'adrénaline. Ni lui, ni Valérien et la capitaine anonyme, qui ne s'était même pas présentée, ne tentèrent la moindre protestation.

Ils avaient vu, depuis une heure de fuite, les dégâts colossaux infligés à la ville Nord par le Château. Les Sysades avaient débarqué pour décimer la garde républicaine, et traquer les derniers représentants du gouvernement istrechtois.

Ils devaient se rendre, en espérant que Zora veuille bien les écouter.

« On a des radios, reprit la capitaine. Mais je ne crois pas que le Château en soit équipé. »

À l'instar du Dragon, le Château ne savait pas parler. Il opposait aux hommes son regard de glace en exigeant que ceux-ci le comprennent ; il s'exprimait par gestes et par cris, il s'exprimait dans sa fureur acharnée.

« Alors il faut y remonter, murmura Erna.

— Certainement pas. Nous serons morts cent fois avant d'avoir atteint l'Archisade.

— Est-ce que vous avez une meilleure solution ? »

Valérien se raidit. Sa fatigue était évidente ; ils l'avaient ramassé dans sa geôle deux heures plus tôt à peine, mais il avait fait son travail à la perfection.

« Non, rétorqua le Sygile, je n'ai pas de solution. Mais je vous en conjure, madame, ne vous mettez pas inutilement en danger ; pensez à tous les efforts que nous avons déployés pour vous protéger. Bekker est mort, le gouvernement a fui, le Parlement est en ruines, vous êtes tout ce qu'il nous reste.

— Je ne suis qu'une employée de la République.

— Non, nous sommes des employés. Vous êtes la République. Pour aujourd'hui en tout cas. Car si vous disparaissez, elle disparaîtra en même temps que vous. »

Henryk coinça le canon de sa carabine dans l'entrebâillement du volet, le regard rivé sur les pavés en contrebas. Accroupi contre le mur, il venait tout juste de trouver une position confortable lorsque deux manteaux noirs entrèrent dans son champ de vision.

« Je regrette de devoir interrompre vos débats, mais nous avons de la compagnie. Deux corbeaux approchent de la porte d'entrée. Dites à vos hommes de ne pas attirer leur attention. »

La dernière syllabe fut avalée par un coup de feu. Une balle venue de l'étage percuta une Égide, avec le bruit d'un coup de bâton contre une armure. Les Sysades répliquèrent par une volée de cristaux ; on entendit les fenêtres et les volets éclater tout au long du bâtiment, jusqu'à celle où se tenait Henryk.

« Baissez-vous ! »

Des éclats de bois et des morceaux de verre passèrent au-dessus de la tête du Paladin, dont certains tombèrent dans ses cheveux. Ils étaient accompagnés d'un peu de poussière de plâtre, les murs ayant été percés aussi facilement que des rideaux de soie.

Quant il se retourna, il vit la présidente accroupie sous le bureau qui le regardait avec désespoir, et lui fit signe de garder le silence. Valérien était resté debout, protégé par son bouclier de cristal. Deux aiguilles s'y étaient plantées, qui se fondirent aussitôt dans la matière transparente qui regagnait sa main.

« Ils vont sentir mes cristaux. Nous devons nous séparer. Venez, capitaine. Henryk, je compte sur vous. »

Le moustachu hocha la tête et se releva pour aller refermer la porte, à petits pas. Des cris retentirent au rez-de-chaussée, au niveau de l'entrée ; des bruits de verre brisé, suivis d'effroyables instants de calme, durant lesquels on entendait les vieux planchers craquer.

Henryk écarta les papiers qui recouvraient le bureau, poussa celui-ci contre la porte et se laissa tomber contre un mur en soupirant.

« C'est encore nous deux, constata-t-il. Vous m'en voyez désolé. »

Erna s'assit à côté de lui. Il eut une envie irrationnelle de lui prendre la main pour la rassurer, mais il s'en empêcha. Je vivrai assez longtemps pour le tenter, dans des circonstances plus heureuses, se promit-il. À condition d'arriver à réserver cette table au Jadon.

« J'aurais dû signer notre reddition dès que j'étais prisonnière, murmura-t-elle. Il n'y aurait pas eu cette bataille, ni ces morts inutiles... notre défaite était inévitable, et pourtant, j'ai cru que Karel trouverait le moyen de défendre la ville, que nos Sysades et nos dirigeables contre-attaqueraient. J'ai cru que nous pouvions montrer à Zora qu'elle se trompait, qu'elle n'était pas tout-puissante en ce monde... et j'ai cru... j'ai espéré que quelqu'un viendrait à notre secours. »

Henryk lissa tristement sa moustache et en profita pour ôter un éclat de verre.

« J'ai fait ce que j'ai pu, avoua-t-il, mais je sais bien que je ne suis qu'un médiocre Paladin. Et pas un de ceux qui camouflent, sous leur modeste chemise, d'impensables pectoraux huilés. Moi, j'ai eu une carrière sobre. Avec Rizal, mon rôle principal se résumait à faire rouler l'automotrice. Je ne suis arrivé ici que par hasard, et j'ai eu beaucoup de chance de rester en vie jusqu'à maintenant.

— Je suis désolée, dit précipitamment Erna. Je dois avoir l'air bien ingrate, avec toute l'aide que j'ai reçue... que vous m'avez offerte.

— Ce n'est pas parce qu'il y a un service rendu qu'on ne peut pas se plaindre de la qualité dudit service.

— Je pense que vous avez déjà fait bien plus que tout le reste de l'ordre des Paladins.

— Vu l'implication de Roland, ce n'était pas très difficile. Il suffisait de décoller mon séant d'une chaise et je devenais déjà un héros. »

La présidente eut un sourire gêné. Les bruits de l'affrontement, plutôt que s'approcher d'eux, se déplaçaient à l'extérieur. Henryk tendit l'oreille ; au-dehors, quelqu'un se battait au sabre.


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Et modeste, avec ça. Henryk est vraiment un homme parfait.

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