67. Les corridors de la fuite

J'ai maintenant compris ma plus grande erreur.

Je voulais sélectionner les meilleurs, ceux qui réussiraient toutes les épreuves. Mais en faisant cela, j'ai assemblé autour de moi des gens qui n'avaient jamais échoué ; des gens qui ont toujours su marcher droit, mais qui s'effondreront au premier pas de travers. Des gens ineptes.

Journal de l'Archisade


Le Sablier se trouvait autrefois dans la Ville Sud, mais c'était dans la Ville Nord, au milieu des maisons à colombages, que les meilleurs architectes de la République avaient redessiné son beffroi. Malgré l'aide des Synfras, l'ouvrage avait pris des années de retard ; car le pouvoir des cristaux n'a pas beaucoup d'utilité quand il s'agit d'empiler les briques rouges et poser les carreaux de grès.

Henryk, Erna et Valérien couraient dans des ruelles étroites, chacun de leurs pas soulevant la poussière ocre que le vent déposait sans cesse sur Istrecht. Les rues principales voyaient défiler des gardes républicains et des civils en fuite, tous aussi paniqués les uns que les autres.

Le Ministère de l'Intérieur se trouvait à quelques centaines de mètres, mais la tour dépassait largement des toits, et semblait observer leur progression.

Soudain, un choc brutal traversa la terre ; ils tombèrent tous les trois sur les pavés qui continuaient de trembler. Les murs tanguaient autour d'eux ; les toits des maisons semblaient se soulever comme de vieux chapeaux, avant de retomber en place. La présidente se releva assez vite pour apercevoir les débris de la tour rouge qui s'effritaient, tel un château de sable dans le vent, tandis qu'un nuage de poussière se déversait sur la ville.

Des tuiles tombèrent près d'eux ; l'une d'elles s'écrasa sur un parapluie de cristal que Valérien venait tout juste de déplier.

« Ne traînons pas » ordonna-t-il.

Ils croisaient de plus en plus d'Istrechtois sur leur chemin. Des foules compactes se formaient spontanément aux abords des bâtiments où la population avait décidé de voir des abris. Ici, une caserne de la garde républicaine, dont les grilles pliaient déjà sous les assauts, tandis que les manteaux jaunes prenaient la fuite. Là, le bâtiment de la Bourse, qui avait, dit-on, résisté à la Nuit des Corbeaux, et dont un prophète ambulant avait prédit qu'il serait le dernier à demeurer debout. Ils rencontrèrent des moutons abandonnés qui broutaient dans un parc municipal ; plus loin, deux hommes luttant à coups de pied de biche contre une grille d'égouts, car ils espéraient se réfugier dans les souterrains de la ville. Personne ne reconnaissait la présidente Sylvia ; le peuple et la garde étaient si occupés à s'enfuir ou se lamenter que rien ne pouvait plus attirer leur attention. Ils étaient eux-mêmes indifférents au chaos qui se déroulait autour d'eux, sous ce grand soleil, dans l'air qui prenait une odeur de brûlé et d'ozone. Indifférents aux oranges tombées d'un camion accidenté, qui roulaient en direction du Grand Ravin ; indifférents au mâchonnement paisible des moutons, que même les Sysades de Zora ne pouvaient empêcher de saccager les parterres de fleurs ; indifférents aux artistes encore maquillés qui s'enfuyaient d'un cabaret à la façade lézardée, fragilisée par les frappes, et qui menaçait de s'effondrer à tout moment. Ces scènes inimaginables défilaient devant Henryk et Erna, tandis que l'ombre du Château progressait dans leur dos à la vitesse d'une infanterie en marche.

Le Paladin remarqua une carabine abandonnée contre un mur par un déserteur. Après les moutons, les oranges et les robes à paillettes, c'était comme un retour à la réalité ; il s'empara de l'arme et, tout en courant, vérifia qu'elle était chargée.

« Nous y sommes presque » dit Valérien.

À peine eut-il formulé cet encouragement qu'ils débouchèrent sur une grande avenue pavée, sur laquelle couraient les rails du chemin de fer. Cette voie qui descendait sur plusieurs milliers de kilomètres, depuis Hermegen, et enjambait plus loin le Grand Ravin, empruntait beaucoup à celle que l'Empereur Auguste avait autrefois fait tracer sur la carte d'Avalon. Aujourd'hui les trains, pilotés par des Symechs, traversaient deux fois par jour la ville et le pont rebâti.

L'avenue était vide, à l'exception d'un petit groupe de gardes, carabines à l'épaule, et de plusieurs corbeaux perchés sur les lampadaires éteints. À leur arrivée, les volatiles s'envolèrent en râlant et les républicains tournèrent la tête vers eux avec surprise.

« Qu'est-ce que vous faites ici ?

— On va au Ministère, répliqua Valérien.

— Passez derrière. Ils sont en train de... »

Quelque chose toucha la tête de l'homme qui parlait ; une goutte de sang s'envola dans l'air et y demeura suspendue comme une perle rouge. Il tomba en arrière, son casque heurtant le pavé avec un choc métallique.

Valérien écarta violemment la présidente et déploya son cristal minuscule en un bouclier à taille humaine ; plusieurs impacts l'égratignèrent, comme des coups sur une vitre blindée. À leur gauche, au bout de l'avenue, des Sygiles en manteau noir venaient d'apparaître. Auréolés de leurs cristaux, ils ressemblaient à des anges manipulant la lumière. Leurs Égides rondes étaient suspendues devant eux ; leurs Glaives fins et innombrables perçaient l'air comme des milliers d'aiguilles.

D'autres Sysades progressaient dans l'ombre du Château, tels des marionnettes prises dans les fils de l'Archisade ; on voyait leurs silhouettes se découper au-dessus des toits, à mi-chemin, descendant les marches d'escaliers invisibles.

« Par les cent mille Écailles » grogna Henryk en épaulant sa carabine.

Mais ces Écailles, elles leur appartenaient ; ils les tenaient entre leurs mains, et ils les faisaient obéir à leur volonté. Peut-être était-il inévitable que les Sysades outrepassent leur pouvoir. Réunis en un seul camp, ils ne pouvaient que dominer le monde ; de même que séparés en deux camps, ils ne pouvaient que le détruire : c'était l'enseignement de cette guerre terrible qui avait terni Avalon dès sa formation.

« On traverse, dit Valérien. Calez-vous sur mon rythme. »

Les gardes républicains avaient déjà pris la fuite ; ils se mettaient à l'abri des immeubles, laissant derrière eux le premier mort, en travers des rails. Des coups de feu retentirent. À l'abri derrière le bouclier de cristal, Henryk visa une cheville mal protégée et tira la première de ses cinq cartouches. Le Sygile visé prit un air outré, tel un Empereur réveillé par un moustique, avant de se rendre compte qu'il avait vraiment été touché. Il chuta lourdement sur ses compagnons en criant à tue-tête, ce qui permit au groupe de passer la rue.

« Ils sont cinglés, lâcha Valérien. Débarquer des troupes, ça n'a aucun intérêt pour eux.

— Bombarder la ville, ce n'était pas non plus d'une grande finesse » observa Henryk.

La présidente ne dit rien. Elle tenait peut-être debout, mais elle paraissait écrasée de l'intérieur.

Valérien désigna un bâtiment du doigt, dont le socle carré ressemblait à un ancien marché couvert, et qui était encore gardé par des hommes en jaune. Ils étaient tout près du Grand Ravin, et le pont leur apparut brièvement, avec ses grandes arches de pierre jetées dans le vide, son tablier plat et robuste, sa voie de chemin de fer centrale, ses rails de tramway et ses deux avenues piétonnes. Ils voyaient d'ici les habitants qui couraient, trébuchaient, se relevaient avant d'être écrasés par la foule ; le brouillard étouffait leurs silhouettes, et donnait parfois l'impression qu'il n'y avait rien de l'autre côté, que le pont s'arrêtait brusquement, et qu'ils se jetaient dans le vide.

Enfin, un coup de tonnerre retentit au-dessus de la ville ; cette fois, le sol ne trembla pas, ou très peu. Lorsqu'ils levèrent la tête, l'éclair illumina leurs visages, et la présidente parut reprendre ses esprits. Le projectile de cristal, lancé par Manfred et ses Sysades depuis les remparts, avait percuté les fondations du Château. Au milieu du déluge de petits débris, deux grands rochers se brisèrent, des rochers flottants qui demeurèrent en place alors que le Château avançait toujours. Des tonnes de pierre s'écoulèrent sur la périphérie de la ville, comme si l'on venait de casser un sablier en deux. L'onde de choc se transmit à toute la structure et fit osciller les tours ; nul doute que l'Archisade elle-même l'avait ressentie.

Les gardes républicains improvisèrent une ovation ; alors qu'ils n'en attendaient pas davantage, un pan de la muraille du Château, ce ruban de pierre qui l'encerclait comme le bandeau d'un aveugle, s'effondra sous leurs yeux.

Les Sygiles d'Istrecht ne s'arrêteraient pas là. Dispersés sur toute la ville Nord, ils avaient peut-être l'avantage face à cette cible volante et exposée.

Erna demeura sur place, attentive ; Valérien lui attrapa le bras sans obtenir la moindre réaction ; elle attendait le prochain coup. Et le Sygile renonça à lui faire entendre raison ; lui aussi, avec Henryk et les gardes, se mit à guetter la suite de l'affrontement.

La foudre s'abattit à nouveau – le bruit du projectile de cristal d'un kilogramme dépassant la vitesse du son. Une floraison bleutée illumina la façade du Château, colorant ses murs blancs et ses tours, éclatant en un feu d'artifice, une myriade d'étincelles qui mirent plusieurs secondes à s'éteindre. Leurs yeux éblouis ne virent qu'après coup les irisations azurées qui brouillaient l'image de l'édifice. Sans doute des centaines de Sysades participaient-ils au maintien de cette cloche immense, mais tous les spectateurs ne purent qu'imaginer l'Archisade au sommet de sa tour, arrêtant les impacts supersoniques par sa seule volonté de fer.

Valérien pressa la présidente de rejoindre le Ministère. Cette fois, elle se laissa faire. Au moment où ils franchirent les portes, ils entendirent tonner derrière eux de nouveaux coups portés au rempart Nord.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top