66. L'hypothèse d'une défaite


Tous, à des degrés divers, ont peur de la mort. Mais nul ne semble avoir peur de ce qui vient après : l'oubli. C'est peut-être inimaginable que dans trois ou quatre générations, personne ne se souvienne de son nom. Le village disparaîtra. Le royaume s'effondrera. La civilisation périclitera. La toute dernière trace d'humanité s'éteindra dans l'indifférence. Et après cela, il n'y aura rien, rien ! Pas d'Enfer, pas de Paradis, pas de Terre Promise. Rien du tout.

Journal de l'Archisade


Vardia se découvrit agenouillée dans un sable humide, d'un gris strié de meurtrissures noires bitumeuses. L'océan derrière elle était d'un calme absolu. Le ciel ne soutenait aucun nuage, mais il semblait pourtant lourd comme une toile de tente après l'orage.

Elle n'était pas encore sur Avalon.

Quand elle se releva, des paillettes multicolores de plastique demeurèrent collées à ses doigts. Au loin, au-delà de la plage grise et lisse comme la grande avenue d'une cité soviétique, s'élevaient les vestiges d'une ville. Une forêt de béton rongée par les pluies acides, sur laquelle s'étendait l'ombre de grands immeubles encore debout, de tours arrogantes où s'engouffrait le vent par toutes leurs vitres brisées.

À mi-chemin, à la limite de la plage, se tenaient des menhirs noirs à demi étouffés par ce sable cendreux ; ils formaient comme une ligne de gardes-frontière opposés aux souffles marins. Les symboles gravés sur leur surface, encore visibles, ressemblaient à des formules druidiques secrètes. Il aurait fallu parcourir toute la surface de la planète, analyser les centaines de groupements de stèles, pour reconstruire quelque chose à partir de ces légendes, de ces poèmes et théorèmes disposés en désordre.

Cette mémoire de pierre n'était guère différente d'une mémoire humaine. Aussi complexe, aussi chaotique, contradictoire même.

Assise sur sa chaise pliable, Morgane avait tourné ses iris blancs vers l'océan. Elle attendait calmement son hôte, la personne en qui sa mémoire était en train de renaître.

« J'ai beaucoup réfléchi, annonça l'Ase. Je veux que tu puisses vivre. Pour cela, je dois disparaître. »

Elle se pencha sur le sable et traça du bout du doigt un schéma approximatif des secteurs mémoire. On aurait dit une série d'armoires et de tiroirs empilés, auxquels elle donnait des numéros, des symboles dans la langue des Pangalactiques, qui était aussi celle de l'architecture d'Avalon.

« Cela ne demande pas beaucoup d'efforts. Il faut cibler trois secteurs, déconnecter la sous-routine qui procède à leur émulation, et effacer leur contenu. Je vais te donner les instructions précises. Une fois que tu seras retournée dans le réel, tu seras en mesure d'effectuer ces commandes. Est-ce que tu as des questions ?

— Tu n'as pas peur de la mort ? »

Cette question prit l'Ase de court ; ses yeux surprenants se détournèrent de Vardia et elle étudia ce paysage lointain, son premier horizon.

« Je ne pense pas mériter ce terme. Peut-être que tu ne fais pas de différence entre moi et Mû, mais je suis bien une créature artificielle, une Ase formée par les Précurseurs. Mon rôle originel n'avait rien de glorieux : je devais appuyer sur un bouton pour permettre à Avalon de s'envoler dans l'espace. Ce n'est jamais arrivé, à cause de Koppeling, et j'ai passé des siècles à somnoler entre les stèles noires. Je ne pouvais pas mourir. Ce n'était pas dans ma conception, contrairement aux Modèles humains d'Avalon. Et quand je suis venue sur ce monde, j'ai continué de vivre, d'année en année, et j'ai fini par arrêter de me demander quand je me mettrais à vieillir, et quand je m'éteindrai. Ce n'est jamais arrivé. »

Elle croisa les bras.

« Pour cette seule raison, je ne peux pas avoir peur de la mort. La mort ne représente rien pour moi. Elle n'existe pas. Et c'est aussi la raison pour laquelle je n'ai jamais compris les humains aussi bien que Mû. Je connais ma finitude, mais c'est une construction mentale ; elle n'est pas inscrite dans mes gènes et dans mon instinct, comme pour eux. Oui, je n'aurais jamais pu comprendre Zora comme j'avais besoin de la comprendre. C'est à cause de cet échec que nous sommes là aujourd'hui.

— Parce que Zora t'a tuée ?

— Exactement. »

Morgane se pencha en arrière dans sa chaise ; le repli de sa robe blanche, usé et humidifié par le sable, se souleva sur ses chevilles et ses pieds nus.

« Ce n'est qu'une intuition, détailla Vardia. Je ne sais pas ce qui est arrivé.

— À vrai dire, moi non plus. Mais ces détails n'ont pas d'importance. À l'Observatoire, Zora était ma protégée. Elle était brillante, elle travaillait sans relâche, elle savait tout faire – elle était prête à redéfinir le rôle et les pouvoirs des Sysades. Mais j'ai refusé de voir la part d'ombre qui grandissait en elle. Ce pouvoir, elle le désirait, elle en avait besoin ; elle voulait sauver Avalon, sauver l'humanité, assurer son avenir. Cette responsabilité immense qu'elle s'était donnée a fini par l'écraser et par détruire toute sa vie. J'ai fini par exprimer mon désaccord. Je lui ai dit que le monde n'avait pas besoin d'elle ; elle m'a rétorqué que je n'aimais pas l'humanité, qu'elle ne valait rien pour moi, rien de plus que les stèles noires parmi lesquelles j'avais vécu toute seule durant un demi-millénaire. Et elle avait peut-être raison. L'hypothèse d'une défaite finale, l'idée que la civilisation humaine finisse par rejoindre toutes celles dont j'avais étudié les vestiges, cela n'éveillait pas en moi la même réaction émotionnelle, la même agitation épidermique que je voyais chez elle. »

Plus loin, le vent jetait sur les stèles de pleines poignées de sable.

« La mort me rend triste, poursuivit l'Ase. Mais je n'imaginais pas qu'on puisse ressentir une colère aussi grande que la sienne. Je sais que nous nous sommes battues. Je pense qu'elle a tué de sang-froid. Ses tentatives de copier ma mémoire ne procèdent pas d'une quelconque culpabilité, mais d'un acte réfléchi ; elle estimait avoir encore besoin de mes connaissances.

— Elle a raison, murmura Vardia.

— Qu'est-ce que tu as dit ? »

La Sysade baissa les yeux, intimidée par ce regard sans couleur, ces yeux dont la corolle presque invisible, encerclant une pupille noire minuscule, ressemblait à une éclipse de Lune.

« Tu es la dernière, avec Mû, à avoir connu la création d'Avalon. Tu étais là depuis le début. Tu as vu Fulbert d'Embert charger les troupes de Lennart le Magnanime, et Aelys défaire Auguste le Patient. Tu as vécu l'envol du Monde Errant, et tu es restée tout au long de son voyage. Zora avait raison, au moins sur ce point : tu es irremplaçable. »

Et sur autre chose, songea-t-elle, sans oser le dire. Mû ne suffira pas à protéger le monde.

« Par conséquent, tu n'as pas le droit de disparaître. Tout comme tu ne pouvais pas vieillir. Si tu n'es pas humaine, comme tu le prétends, alors tu n'y as pas droit. »

Morgane effaça une partie de ses dessins du bout du pied, mais s'arrêta à mi-course, hésitante.

« Ne crois pas que je sois en mesure de t'aider contre l'Archisade. Je voudrais bien, mais je ne suis qu'un parasite dans ton cerveau. Je ne peux te parler que dans tes rêves. Et de toute façon... elle m'a déjà battue. Non, avec cette décision, Vardia, tu ne fais qu'abréger ta propre existence.

— Peux-tu me dire combien de temps il me restera à vivre ? »

Morgane fit non de la tête.

« Dans ce cas, je prends le risque. »

L'Ase se leva de sa chaise et s'avança vers elle, sa robe glissant sur le sable.

« Tu sais, ce sont des gens comme toi que Zora aurait aimé avoir à ses côtés, dont elle aurait eu besoin. C'était tout l'objet de son concours. Mais elle n'y est jamais parvenue. »

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