64. Ils avaient oublié
Mû ne peut pas sauver l'humanité.
Je dois donc prendre sa place.
Je dois devenir une puissance qui dépasse tous les pays d'Avalon, qui les unit sous une seule bannière, sous une seule volonté.
Journal de l'Archisade
Un trait de feu traversa l'atmosphère et percuta la muraille d'Istrecht ; du passage du projectile, il ne restait qu'une traînée de condensation à l'arrière-couleur bleutée.
« Continuez, ordonna Zora. Jusqu'à ce qu'ils se décident à nous offrir leur reddition. »
Les Sysades qui l'entouraient, tous vêtus de noir, hochèrent gravement la tête. Elle sentait leur trouble, mais personne n'était assez fou pour la contredire.
Je ne peux pas perdre, songea-t-elle.
Lennart le Magnanime, premier Empereur de l'Austral, avait tenté de prendre cette ville le premier, mais les canons et les obusiers avec lesquels il comptait détruire la muraille Sud avaient été renversés par un seul Sysade, Fulbert d'Embert.
Auguste le Patient, second Empereur de l'Austral, avait saisi cette ville à demi morte. Mais toute son armée avait été engloutie dans le Grand Ravin, du fait d'une seule personne, Aelys d'Embert, et du Sysade qui l'accompagnait.
Mais cette fois, le pouvoir des Administrateurs Système était du côté de Zora. Quant à la lignée d'Embert, elle s'était éteinte. Elle n'avait rien à craindre. Rien à redouter. Puisque le reste d'Avalon ne viendrait pas au secours d'Istrecht, seule la horde des Nattväsen aurait pu encore renverser cette bataille ; mais il faisait jour, et ils étaient confinés en leur domaine souterrain. Istrecht ne résisterait pas jusqu'au crépuscule.
Non, Zora ne pouvait pas perdre. Mais depuis qu'elle avait ouvert la dimension parallèle, depuis que Henryk et Sylvia étaient descendus de la tour, elle avait le sentiment confus qu'elle pouvait aussi ne pas gagner.
Un nouveau tir frappa la muraille, dont un pan à l'Ouest s'effondra. Le grondement ne leur parvint qu'après plusieurs secondes ; c'était toute la terre qui paraissait secouée.
« Continuez, dit l'Archisade. Frappez le port des dirigeables, pour qu'il ne leur vienne pas l'envie de les retourner contre nous. Puis frappez le Sablier. »
À cette distance, la ville était minuscule ; on n'entendait pas les hommes crier.
Chaque fois qu'elle parlait, un Sygile relayait ses ordres, suivi d'un autre ; il fallait presque une demi-minute pour que la décision de Zora traverse la moitié du Château et gagne la muraille sur laquelle étaient postés ses artilleurs. C'était ironique : le moindre Paladin tel que Henryk, équipé d'une radio tactique, aurait pu transmettre l'information dans la seconde. Malgré toute sa puissance, le Château avait quelque chose d'archaïque. Mais c'était cela même qui formait ce socle rassurant sur lequel Zora voulait appuyer Avalon. Le pouvoir des Sysades, vierge de toute technologie, était intemporel.
Une boule de feu s'éleva au-dessus d'Istrecht ; de fugaces éclats orangés traversèrent le ciel, avant que les colonnes de fumée bouillonnantes ne retombent sur la ville telles les anneaux d'une Hydre grise et noire. C'étaient les dirigeables gonflés de dihydrogène, d'immenses baudruches inflammables avec lesquels Istrecht faisait parfois son commerce, lorsque le train ne lui suffisait pas. Certains gardes républicains avaient sans doute cru défendre la ville, prendre d'assaut le Château à l'aide de ces ballons à l'apparence d'éléphants à bretelles ; bien qu'elle fût trop loin pour les entendre, Zora les imagina sautant des nacelles pour échapper aux flammes, s'écrasant sur les pavés, s'embrochant sur les girouettes. Il fallait qu'elle se les représente, sans quoi la mort qu'elle semait sur cette cité prospère ne demeurerait jamais qu'un lointain écho, comme le bruit des gouttes de pluie sur une vitre.
Cependant, le Château continuait d'avancer, de son allure pesante ; son ombre portait déjà sur le rempart Nord d'Istrecht, et engloutissait les premières maisons abandonnées. Et les Istrechtois vaincus fuyaient toujours plus profondément dans le dédale de briques et de pavés, tels des lapins pris au piège de leur terrier. La garde républicaine, avec ses casques chromés et ses grands manteaux d'or, ne prenait même plus la peine de recharger ses fusils et de les pointer vers la montagne volante ; elle ramassait ses blessés et courait à perdre haleine en direction d'un bâtiment épargné par les frappes.
Elle accourait au Sablier Neuf, le palais présidentiel d'Istrecht, copie identique de l'ancien palais royal. Au sommet de cette tour de brique immense, les quatre cadrans dorés de la Grande Horloge ne s'arrêtaient jamais. Le vent soufflait dans de petites éoliennes disséminées sur le toit d'ardoise ; quatre sabliers s'emplissaient sans cesse, et leur décompte paisible entraînait les engrenages des grandes et des petites aiguilles. Du moins était-ce le cas au temps de la reine Malvina et du prince Fulbert ; aujourd'hui le Sablier était relié au réseau électrique.
Peut-être que le Parlement, réuni en session plénière, occupait encore la grande salle qui bordait le Sablier ; l'adage disait que rien, même le Dragon, ne devait déranger les parlementaires. Avec un soupir, Zora songea à ces femmes et ces hommes dont l'activité principale consistait à contredire la Présidente. Nul doute que, tandis que le Château tonnait au-dessus de leurs têtes, ces politiciens admirables avaient édicté une résolution du meilleur effet pour souligner leur mécontentement.
Mais ils n'auraient pas le temps de présenter leurs travaux à l'affichage municipal réglementaire ; le Sablier n'existait plus.
Les quatre cadrans s'écartèrent, le toit se souleva d'un bloc, les murs de briques se déplièrent tels des pétales de rose. Un instant, on aurait pu distinguer tous les engrenages et toutes les courroies du mécanisme de la Grande Horloge, qui tournaient encore, suspendus dans l'air. La poussière vint camoufler cette impudeur ; l'œil exercé de Zora y vit scintiller les vapeurs de cristal, comme une première neige. Tous les bâtiments aux alentours se plièrent, soufflés par l'explosion ; des pierres retombées traversèrent des toits jusqu'à la ville Sud.
« Patientez un peu, ordonna Zora. Le temps qu'ils trouvent qui doit maintenant diriger la ville. »
Mais au fond d'elle, l'Archisade savait que la reddition ne viendrait jamais. Ce n'était pas que les Istrechtois fussent particulièrement courageux ou bornés ; mais ils avaient tout simplement oublié comment se rendre en bonne et due forme, comment lâcher les armes et lever les mains. Et chaque nouvelle frappe la faisait enrager, car ils la forceraient ainsi à aller jusqu'au bout, à retourner la ville jusqu'à sa dernière pierre.
« Dans deux minutes, vous débarquerez un régiment de Sygiles. Je veux qu'ils prennent toute la ville Nord. Repoussez les républicains jusqu'au pont. »
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