60. La prison


Le problème ne vient pas des dirigeants, ou du peuple ; le problème, c'est la République.

Journal de l'Archisade


Le regard d'Henryk alla du ciel bleu à la ville blanche et rouge, en passant par la plaine sèche ; il déclara bruyamment :

« Nous en avons assez vu, c'était impressionnant, bravo. Maintenant, pouvons-nous retourner en cellule ? Nous avons une partie d'échecs à terminer. »

Les bras de l'Archisade retombèrent, ses épaules s'abaissèrent ; elle s'appuya de nouveau sur sa canne, d'un air las.

« Faites comme bon vous semble. J'aurais pensé que madame la Présidente aurait voulu rester avec nous pour assister à la chute de la République, mais si vous préférez vous terrer dans vos chambres, je ne vous en empêche pas.

— Oui, oui, très bien. J'étais sur le point de gagner, vous comprenez. »

Sans se retourner vers eux, Zora fit un petit geste ; un Sysade se détacha du groupe et les accompagna sur le chemin du retour. Erna arborait un air grave et sombre, contrastant avec les flots de lumière qui se déversaient désormais par toutes les ouvertures, et faisaient enfin resplendir le Château comme il le méritait.

« Je suis sûr qu'il y a là-bas d'autres Sysades, dit le Paladin à leur garde, alors qu'ils approchaient de leur chambre, des Sygiles, des Synfras, des Symechs, qui défendront la ville parce qu'ils en font partie. Des Sysades qui ont étudié au Château, comme vous, qui se sont assis sur les mêmes bancs et qui ont mangé aux mêmes réfectoires. Des gens que vous connaissez. »

L'homme ne répondit rien. Il leur désigna la porte d'un geste.

« Oui, oui. Mais j'y pense, Erna, est-ce que vous vous souvenez à qui c'était le tour ?

— J'y réfléchis » murmura la présidente.

Le garde se tourna brièvement vers elle, fatigué par leur manège ; à ce moment, une béquille le heurta en pleine mâchoire. Henryk, qui marchait très bien sur ses deux pieds, ajouta un coup à l'estomac. Le Sysade sonné, bien qu'il n'eût pas tout à fait perdu connaissance, lui tomba pratiquement dans les bras. Il poussa la porte de l'épaule et vint le déposer délicatement sur le lit comme la Belle au Bois Dormant, non sans venir lier les poignets et chevilles de la belle avec une corde à rideaux.

« Et maintenant ? demanda Erna.

— Par ici. »

Il poussa la porte de sa chambre. Celle-ci était beaucoup plus en désordre ; le lit était défait, le fauteuil chargé d'une pile d'oreillers inusités et de vêtements mal pliés. Une secousse traversa le Château de haut en bas ; pendant une demi-seconde, tous les meubles parurent se soulever d'un centimètre. Ils étaient en train de descendre dans les airs.

Henryk s'assit sur le lit et ôta sa bottine, sous le regard inquiet d'Erna. Celle-ci ne comprit ce qu'il faisait que quand elle le vit soulever la semelle à l'aide d'une épingle, et ouvrir le compartiment secret du talon, où dormait une petite machinerie métallique de la taille d'une montre à gousset.

« Je vous présente le K-720 modèle réduit, « mange-moustique ». Il n'a été produit qu'à dix exemplaires.

— Vous l'avez gardé durant tout ce temps ?

— C'était ma pièce maîtresse, je ne devais l'utiliser qu'au moment opportun. »

Tous les deux songèrent sans doute, sans oser le dire à haute voix, aux compétences discutables du Paladin quand il s'agissait de traduire ses principes stratégiques sur un damier de soixante-quatre cases, et au fait que sa reine eût été écrasée en duel contre un fou entre le dixième et le douzième coup.

Le petit pistolet se logeait entre le pouce et l'index, attaché aux doigts par deux anneaux de métal ; Henryk expliqua qu'il était chargé, mais n'avait qu'un seul coup.

« Les Sysades sont occupés par l'attaque. Nous ne rencontrerons presque aucun garde sur le chemin. C'est le moment de nous échapper.

— Nous n'avons pas d'ailes, Henryk. Et je nous vois mal confectionner des parachutes avec nos draps.

— J'ai fait le pari que vos deux gardes Sygiles n'ont jamais quitté le Château, comme nous, et qu'ils ont été enfermés plus bas. Valérien et Simon, n'est-ce pas ? On dirait les pseudonymes d'un duo de comiques. »

Peut-être qu'après plusieurs mois passés entre ses murs, Henryk avait commencé à s'adapter aux couloirs en zigzag, aux escaliers en colimaçon à double sens, aux salles vides hors d'emploi qui complexifiaient inutilement le plan du bâtiment, à l'instar des milliers de fioritures dorées alourdissant un fauteuil d'Empire. Après l'avoir cherchée sans succès des semaines, il trouva ainsi une des caves à vin, celles d'où on remontait les bouteilles qui venaient égayer leurs dîners, et où il put constater que les meilleurs Château-Schönberg s'étaient déjà taris. Il était donc temps de quitter les lieux.

Les premières geôles étaient vides. Dans les suivantes, ils trouvèrent des Sysades à demi endormis qui s'étaient sans doute refusés à donner l'assaut d'Istrecht. Henryk ne s'était jamais demandé comment on pouvait enfermer un Sysade, qui pouvait à tout moment couper les barreaux de sa fenêtre avec le moindre éclat de cristal passé à portée. La solution était pourtant d'une simplicité enfantine : il suffisait d'enlever tous les cristaux à portée.

Vingt mètres, estima-t-il. Ils étaient descendus dans les tréfonds du Château, sous les caves, à vingt mètres au moins des étages supérieurs, où les Sysades ouvraient les portes sans les toucher. C'était bien sûr sans compter la petite bille bleue qu'il gardait précieusement dans sa boîte à gommes. Il avait failli l'avaler la semaine passée, ce qui aurait singulièrement compromis leur évasion.

« Valérien ?

— Madame la présidente, dit le Sygile en se relevant à demi, car il avait toute la stature d'un vrai Istrechtois, et que le plafond voûté semblait plutôt conçu pour suspendre des jambons. J'étais sûr que vous finiriez par venir ici. Faites attention au gardien.

— Quel gardien ? »

Une lame de cristal siffla devant le visage de Henryk, manquant de lui trancher l'arête du nez. Elle était fixée à une corde très fine, qui se tendit, et repartit aussitôt en arrière, le forçant à se pencher pour l'éviter une deuxième fois. La boîte de gommes roula au sol dans la cellule opposée et Valérien tendit la main à travers les barreaux en essayant de projeter son esprit vers la bille, dont il avait senti la présence.

Le gardien se nommait Fuodule, ce qui n'intéresse sans doute personne, et il était d'humeur bougonne, ce qui explique peut-être pourquoi il décida aussitôt de massacrer Henryk et Erna sans se demander s'il s'agissait là des invités de marque de l'Archisade. Ce domaine était le sien. Ce cristal au bout de sa ficelle lui servait à la fois d'arme et de jouet, avec lequel il pouvait venir tenter les prisonniers ; ces derniers essayaient de soutirer la lame à l'influence de son esprit, et Fuodule les battait toujours.

Gigantesque, le dos voûté, harnaché d'un attirail cliquetant de cuir et de métal, Fuodule ressemblait à un ogre armé d'un bilboquet. Il renvoya le cristal dans la direction de Henryk en ricanant ; le Paladin l'évita d'un bond ; Erna recula contre une grille.

Comme le gardien tirait à nouveau sur sa corde, Henryk en profita pour foncer sur lui. La surprise se peignit un bref instant sur le visage de Fuodule, juste avant qu'il ne fût enfin à portée de la petite bouche pincée du K-720. Le Paladin le tenait presque à bout portant lorsqu'il appuya sur la détente. Le mange-moustique cracha son unique balle et le gardien tomba en arrière.

« Vous l'avez tué ? » demanda Erna en s'approchant.

Henryk se dépêchait d'ôter le pistolet d'entre ses doigts ; l'embouchure du canon surchauffé s'était fendue.

« La balle a ricoché, constata-t-il. Il respire encore. Il s'en tirera au pire avec une petite commotion cérébrale, et je ne suis pas sûr que ça lui change grand-chose. »

Derrière eux, une grille s'entrouvrit avec un grincement. Le Sygile Valérien les rejoignait, mains dans les poches, l'air un peu gêné de ne pas avoir été d'une grande aide.

« Est-ce que vous savez ce qu'ils ont fait de Simon ?

— Je crois qu'il est dans une autre prison, murmura-t-il en se grattant la barbe. On n'aura pas le temps d'aller le chercher. Quel est votre plan, madame ?

— Nous descendons sur Istrecht. »

Le Sygile réfléchit quelques instants, soupesa la bille de cristal dans sa paume, puis examina Henryk de pied en cap :

« Combien pesez-vous, monsieur...

— Lastran. Henryk Lastran, Paladin. Je suis un peu plus lourd que l'air, mais beaucoup moins lourd que j'en ai l'air.

— Soixante-dix... cent trente... cent quatre-vingt dix, deux cent au maximum... on devrait y arriver. Suivez-moi, il faut qu'on descende jusqu'aux fondations. »

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