6. Vlaardburg
La vitesse maximale dans l'espace est la vitesse de la lumière. Approcher la vitesse de la lumière demande de dépenser une quantité immense d'énergie, à la fois pour la phase d'accélération, mais aussi pour la phase de décélération.
Bien qu'un objet matériel placé dans le vide puisse être accéléré à l'aide d'un canon relativiste, le dispositif de décélération doit être embarqué sur l'objet. Une seule civilisation disparue disposait d'une technologie permettant d'absorber l'énergie nécessaire à la décélération du milieu spatial lui-même ; toutefois, la technologie étant coûteuse, cette civilisation n'a pu s'étendre assez vite avant d'être rattrapée par sa disparition inéluctable.
L'énergie de décélération doit donc être embarquée, a minima sous forme de matière à désintégrer. Mais cette masse supplémentaire augmente l'énergie requise lors du lancement.
Il n'existe que deux moyens de contourner ce problème : premièrement, diminuer la vitesse des vaisseaux d'exploration, ce qui augmente considérablement les temps de trajet. Les technologies mises en jeu demandent moins d'énergie, mais non moins de compétence ; la civilisation doit également planifier à très long terme. En effet, les échelles de temps mises en jeu sont toujours supérieures de plusieurs ordres de grandeur aux cycles planétaires, et donc biologiques, et donc sociétaux.
La deuxième solution est de n'envoyer qu'un objet de masse nulle, ou complexe, c'est-à-dire un faisceau électromagnétique, ou une Onde Close. Cependant, aucune technologie ne permet de matérialiser ex nihilo un faisceau ou une Onde : il faut qu'une station de réception existe déjà.
Notes de Morgane
Rizal quitta son hôtel alors que le Soleil faisait à peine son apparition au-dessus des Arches de Vlaardburg. Officiellement, la caserne du Paladinat manquait de place pour le loger, mais il savait très bien que les Paladins itinérants comme lui, et ceux affectés aux villes d'Avalon, ne se mélangeaient jamais.
Il avait descendu les escaliers en hâte et vérifiait le col de son uniforme gris lorsqu'il manqua de heurter Henryk, pipe au bec, qui flânait sous la façade à colombages. Le mécanicien moustachu toucha sa tempe de l'index ; c'était sa version du salut militaire.
« J'ai garé l'automotrice au bout de la rue, indiqua-t-il. Je t'aurais bien proposé de te ramener aux Arches, mais la batterie ne tiendra pas le coup. Je leur ai dit de m'en livrer une autre. »
Face à son collègue tiré à quatre épingles, Henryk, qui n'avait jamais daigné repasser une chemise, ne put s'empêcher de tirer sur sa manche pour la lisser un peu. Personne ne lui reprochait jamais sa tenue ; pourtant il était capable de perdre un écrou dans ses cheveux et de ne le retrouver qu'une semaine plus tard, et son plastron était à mi-chemin entre la palette de Michel-Ange et le bavoir d'un nouveau-né en fin de repas. Mais Henryk était un vétéran du Paladinat, embauché sur le tard après une série de boulots sur les voies ferrées ; un homme tranquille, taiseux et efficace, qui avait trinqué avec les plus hauts gradés dix ans avant qu'ils ne reçoivent leurs galons.
« On n'aurait pas eu ce problème si la Symech avait poussé la voiture sur le chemin du retour.
— Elle en avait déjà assez fait pour la soirée. »
Henryk lâcha sa pipe, et le Paladin put se rendre compte qu'elle n'était pas bourrée. Le cinquantenaire était en train d'arrêter de fumer. Mais le rituel devait subsister, de même que les offrandes à Wotan et les célébrations du Jour de Mû, qui se poursuivaient même quand tout Avalon connaissait l'histoire du monde et la vérité derrière les légendes de l'une et de l'autre.
« Détends-toi, Riz', je te charrie. Sûr que la petite n'avait pas l'air en état ; on se serait crashé. »
Il désigna du doigt le monstre métallique juché sur ses quatre roues motrices. Ses pneus à crampons étaient neufs, mais les vitres salies par la pluie, les garde-boue rayés par les gravillons et le pare-buffle rouillé sur les bords. Les passants y jetaient un coup d'œil attendri, comme s'il s'était agi d'un cheval de trait en fin de vie.
« Je reste là tant qu'ils ne m'ont pas ramené mes pièces. Pour une fois, j'ai décidé de faire une pause et de les laisser se débrouiller. En plus, ça m'a l'air bien encombré aujourd'hui. Du coup, passe le bonjour de ma part à ce vieux brigand de Roland, et bon courage pour ton rapport. »
Rizal hocha la tête. Si les ruelles du centre-ville étaient déjà bien trop étroites pour une automotrice asynchrone, les Vlaardburgeois s'y pressaient à quatre ou cinq de front, bicyclettes comprises, entraînant une cohue à vous faire perdre votre chapeau.
Le techno-Paladin se fraya un chemin dans la foule en direction des Arches.
La ville de Vlaardburg, nichée au bout d'une vallée paisible, s'interrompait autrefois contre ce Mur gigantesque érigé par les premiers Sysades. Un projet de barrage abandonné, ou peut-être une barrière de défense contre les incursions de Nattväsen provenant du grand Nord. Pressé d'étendre sa ville, le Grand-Duc avait troué ce Mur inutile.
Mal à l'aise dans cette foule qui piétinait, Rizal leva la tête vers les Arches. Les Synfras bâtisseurs étaient justement en train d'extraire un bloc ; deux femmes sur un échafaudage en équilibre cinquante mètres au-dessus de la ville ; deux hommes sur un dirigeable à l'arrêt, dont le ballon éléphantesque flottait à mi-chemin du ciel. D'autres encore, nichés dans les encoches précédemment creusées, observaient la scène avec attention, prêts à intervenir en cas de problème. Il reconnaissait de loin leurs grands manteaux austères et leurs airs mystérieux, comme s'ils détenaient toutes les vérités du monde.
Le rocher de mille tonnes, découpé au millimètre près, se détachait du Mur avec une lenteur telle qu'on le voyait à peine avancer. Mais son ombre s'élargissait sur les quartiers Sud. Bientôt, il ne reposa plus du tout sur son encoche de pierre, mais sur les cristaux qui formaient ses guides. Ils étaient invisibles, sinon quelques reflets bleus ; derrière eux se trouvait l'esprit des Synfras.
Rizal songea que si quelqu'un, à cet instant, abattait au fusil de précision ces six ou sept Sysades d'infrastructures, le bloc écraserait un quartier et ferait basculer la ville dans le chaos. Telle était la nature du pouvoir de Sysade ; le pouvoir de déplacer une montagne, et la responsabilité de la maintenir sur sa course.
Mais personne, sinon le jeune Paladin, ne s'occupait de cette pierre volante circulant au-dessus des têtes ; on attrapait un journal en descendant du tramway, on écoutait la radio en buvant le premier thé de la journée. C'est à peine si on jetait un coup d'œil à cet uniforme qui n'était ni le manteau marqué de losanges d'un Sysade, ni le chapeau à plume d'un Mousquetaire du Grand-Duché, ni enfin, l'armure aux ferronneries couleur laiton des Paladins de caserne. Peut-être un contrôleur des trains. Dans le doute, on cherchait son ticket, mais comme Rizal ne contrôlait rien, on laissait échapper un soupir de déception.
Le jeune homme s'arrêta au pied des Arches. Il avait connu la structure massive du Mur ; une fois évidé, il ressemblait désormais à un aqueduc ne menant aucune eau. Des immeubles entiers, plus modernes que les vieilles maisons à colombages de Vlaardburg-Sud, s'étaient logés dans l'ombre des Arches. Le Soleil matinal les éclairait de pleins feux.
Une seule chose n'avait pas changé : les ascenseurs qui couraient sur l'extérieur du Mur, avec tout leur échafaudage de métal agrippé à quelques malheureux pitons, et leurs petites boîtes en fer que l'on montait autrefois à la force des bras et des pieds.
Un Symech sommeillait dans une petite cabine ; dans l'autre un mousquetaire cultivant une piètre tentative de moustache. Rizal présenta son insigne de Paladin, une plaque du même laiton que celle de Vardia. C'étaient ces insignes, et non leurs porteurs, qui coordonnaient le monde. Le mousquetaire fit un geste en direction du Sysade, qui soupira et se mit à tourner une manivelle.
Le véritable mécanisme se situait sous ses pieds ; les cristaux, poussés par la force de son esprit, entraînaient une série de roues dentées qui convertissaient l'effort. On n'avait trouvé rien de mieux pour propulser les trains, et surtout, pour alimenter les centrales électriques immenses qui viendraient bientôt harmoniser ce système.
La cage de fer s'éleva au-dessus de la ville, camouflée dans l'ombre des Arches. La surface du bloc de calcaire flottant étincelait comme une cascade de lumière. Un des Synfras sur l'échafaudage passa tout près de Rizal, figé dans une extrême concentration.
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