59. Le ciel d'Istrecht
Mon rôle d'Archisade m'amène à côtoyer tous les dirigeants d'Avalon, et à réunir les plus importants lors du Grand Conseil. Et parmi tous ces rois, princes, Grand-Ducs et gouverneurs, les plus insupportables ont toujours été les présidents d'Istrecht.
Pour eux, le pouvoir n'est pas une donnée, mais un compromis ; à peine ont-ils remporté une votation qu'ils préparent la suivante. Ce sont les seuls à réfléchir en permanence aux conséquences politiques de leurs actions, aux quelques pourcentages de votes que telle ou telle décision mineure peut leur coûter.
Journal de l'Archisade
Henryk et Erna étaient en pleine partie d'échecs. Le Paladin, déployant toute l'étendue de son art, avait d'abord proposé une entrée audacieuse qui avait rendu son adversaire quelque peu perplexe, au prix de trois pions. Puis, psalmodiant dans sa barbe une citation d'Anastase de Hermegen, comme s'il invoquait l'intelligence stratégique du plus fameux Paladin de l'Histoire, il avait avancé un cheval, qui s'était pris les pattes dans une tour, aboutissant finalement à une retraite tactique dont il avait néanmoins rappelé la vertu. Comptant ses pièces restantes, il constatait maintenant, comme Napoléon à Waterloo, qu'il lui manquait un ou deux bataillons. Il déplaça un pion décisif, le perdit, fronça des sourcils. Il lui vint à l'esprit que la présidente, gênée par son faible niveau, faisait peut-être durer la partie.
Un philosophe a dit un jour que l'on peut juger d'un homme en une seule partie d'échecs, ou peut-être était-ce un pilier de comptoir avec qui Henryk avait partagé un verre. Encore faut-il que la partie dure plus de deux minutes.
Celle-ci devait être malheureusement écourtée, et le ou la vainqueure demeurerait à jamais inconnue, même si, soyons honnêtes, nous pouvons pencher du côté d'Erna.
La porte de la suite de la présidente Sylvia, qui n'avait pas de clé, demeurait toujours entrouverte, et elle fut poussée sur ses gonds comme par une brise fraîche ; mais c'était l'Archisade, dont l'air morose ne méritait pas une telle comparaison. Elle posa ses mains sur sa canne et pencha son regard vers eux, ce terrible regard qui semblait porter tout le poids du monde, et rendre ce monde responsable de tous ses malheurs.
« Venez, ordonna-t-elle. J'ai quelque chose à vous montrer. »
Ils ne croisèrent aucun Sysade sur leur chemin. Tous ces jours passés à analyser le mouvement des gardes et des sentinelles tombaient à l'eau, car le Château s'était réorganisé au cours de la nuit. Les soldats de Zora occupaient de nouveaux postes.
« Avez-vous vraiment encore besoin de vos béquilles, Henryk ?
— Oh, croyez-moi, on s'y habitue, dit le Paladin sur un ton rassurant.
— Avez-vous parlé avec Karel ? » demanda Erna.
Elle portait le même tailleur qu'au jour de son arrivée, deux semaines plus tôt, que l'on passait régulièrement à la blanchisserie.
« Nous avons reçu un certain nombre de messages d'Istrecht, confirma Zora. J'ai répondu aux deux premiers d'entre eux, et j'ai eu l'occasion d'indiquer précisément mes exigences.
— Ils ont dû vous dire que me tenir en otage était une piètre idée.
— Vous vous méprenez, madame la présidente, tout comme eux. Vous n'êtes pas une otage, mais mon invitée. Je vous ai gardée ici en prévision de ce jour.
— Et que se passe-t-il aujourd'hui ? intervint Henryk. Vous vous mettez au piano ? »
Zora garda le silence, effarée sans doute qu'après des semaines entières à flotter au creux de ce pouvoir immense, comme dans la caldeira d'un volcan actif, le Paladin pût encore se permettre de la moquer.
Ils empruntèrent un pont pour changer de tour, Henryk essayant de mémoriser le chemin.
« Avalon est à la veille de grands changements, reprit Zora en posant sa main sur la rambarde de métal peinte en blanc, dont les motifs évoquaient la fleur de lys. Je me suis rendue compte, lors de notre Grand Conseil, que la cité d'Istrecht ferait toujours obstacle à ces changements. Cela tient à son organisation politique.
— Je le prends comme un compliment » rétorqua Erna.
Ils gravirent une rampe menant aux étages supérieurs. Les murs étaient percés de petites fenêtres en forme de losange.
« La faute incombe à Aelys d'Embert, jugea l'Archisade. Sa Lignée la désignait comme l'héritière d'Istrecht, mais elle ne voulait pas être reine. Cette femme aurait pourtant unifié Avalon mieux que personne. Les Nattväsen n'ont jamais tenu quelqu'un en plus haute estime qu'elle ; quand aux humains, ils la chantent encore pour avoir abattu le Second Empire à elle toute seule, et tué tous ses Hauts Paladins un par un. Mais quand Aelys est revenue à Istrecht, elle a décidé qu'il n'y aurait plus de rois dans la Ville Suspendue, et qu'elle serait dirigée par des présidents élus, comme cela se faisait parfois sur Terre, dans le temps des Précurseurs. Et je le concède : sa République est sans doute ce qu'on fait de mieux pour un monde immobile. Mais je ne peux permettre qu'elle empêche Avalon d'aller de l'avant.
— Dites plutôt que vous voulez me faire payer mon refus, dit Erna, blême.
— Vous l'avez dit : votre accord ne pouvait engager la ville. Vous n'avez pas sur Istrecht le pouvoir d'une Grande-Duchesse ou d'une Reine. Plus personne n'a ce pouvoir ; la ville est comme livrée à elle-même face aux tragédies qui menacent notre monde. »
Ils émergèrent de leur ascension au sommet de la plus haute tour du Château, un donjon situé au centre de la bâtisse, dont les meurtrières affleuraient sur tout son diamètre comme les yeux vides du Panoptique.
« Vous allez attaquer Istrecht ? » s'écria la présidente.
Sa voix tremblait dans le vent qui s'était levé sur le Château ; la cape noire de Zora claqua tandis qu'elle plantait fermement sa canne entre les pavés. Un petit groupe de Sysades attendait déjà sur ce point d'observation, l'air grave. Au-delà du Château, enrubanné par cette muraille interminable, sourdait le vide blanchâtre de la dimension des Sysades.
« Je vais dissoudre la République et déposer le gouvernement. De toutes les méthodes qui s'offraient à moi, il n'en reste plus qu'une seule. Mais je vous assure que je ferai mon possible pour que la bataille soit brève et fasse peu de victimes civiles.
— Ma cité est la plus puissante du monde. Il y a à Istrecht plus de fusils que de Sysades entre ces murs. »
L'Archisade hocha la tête.
« Je ne vous sous-estime pas, bien au contraire. »
Zora laissa sa canne en place et leva les bras, le regard au loin. Un grondement secoua la tour et fit vibrer les fondations du Château ; mais il ne provenait pas de la bâtisse, qui avait trouvé sa forme finale et s'était parfaitement figée. Non, ce bruit descendait du ciel lui-même, du ciel blanc et sans nuage. Celui-ci se couvrit de milliers d'éclairs, qui cheminaient et se ramifiaient comme des branches d'arbre ; certains tombèrent sur le Château en lui arrachant quelques pierres.
Dans ses mains, l'Archisade avait pris ce ciel ; elle écarta les bras, millimètre par millimètre, pour le déchirer.
De grandes fractures traversèrent cet espace blanc, jusqu'ici infini en apparence, et qui se révélait n'être qu'une simple coquille d'œuf encerclant le berceau des Sysades. Ce devait être l'ultime tour de Zora. Après avoir pris le contrôle de cette dimension, elle révélait enfin à la face d'Avalon cette puissance sur laquelle le monde ne pouvait, jusqu'ici, que spéculer.
De larges pans de ciel se brisèrent ; leur blancheur se dissolvant laissa apparaître des éclats bleu azur.
« Je me répugnais à intervenir dans les affaires du monde, dit Zora. Mais devant l'urgence qui nous lie tous, c'est devenu indispensable. Et Istrecht en sera témoin. »
À ces mots, elle rompit l'espace du Château.
Le ciel blanc tomba aux alentours comme des lambeaux de tapisserie démodée. Le Soleil d'Avalon apparut au-dessus d'eux, sa chaleur s'imprima sur leurs nuques ; ils étaient plus haut que la plus grande montagne d'Avalon, et cette proximité se sentait. Les tours blanches du Château miroitaient comme la surface d'un lac ; vu d'en bas, il devait ressembler à un mirage.
Bouche bée, Erna baissa les yeux pour découvrir, entre deux nuages, la plaine venteuse du Sud d'Avalon, les moulins à vent dispersés tels des herbes sèches, le Grand Ravin qui coupait le continent en deux, et enfin, logée sur ses deux versants, de calcaire sur sa face Nord et de brique rouge sur sa face Sud, la cité d'Istrecht.
À cet instant, le vent changea brutalement de course, et les mille éoliennes, les mille girouettes qui surmontaient les tours d'Istrecht se retournèrent comme si les coqs et les dragons en fer forgé cherchaient à fuir l'attaque.
Autrefois, et en ce même lieu, le peuple d'Avalon avait vu le Dragon manger le Soleil et enserrer le monde ; cela lui avait appris que Mû était puissante, et qu'elle présidait à sa destinée. En ce jour, Zora renversait l'ordre établi. Le Château dans le ciel était son nouveau symbole ; la puissance nouvelle qui avait remplacé le Dragon, et dont l'image serait gravée dans les vitraux pour les deux prochains siècles.
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