57. Ma mission


L'organisation des Spiruliens au sein de leur Grande Unité semble purement hiérarchique. Une poignée d'Ordonnanceurs, depuis leurs bases secrètes, décident sans rendre de compte à personne.

Les Teuthides sont à rebours de ce pouvoir vertical ; leur organisation est gazeuse, peut-être plus adaptée à un empire dans lequel le moindre message met des années à passer d'un système à un autre.

Journal de l'Archisade


« Le Graal est ta mission. »

L'Ordonnanceur venait de toucher la vérité du bout de son tentacule putrescent.

Cet artefact, cette anomalie, cette balise abandonnée par les Pangalactiques, c'était tout ce que recherchait le Foyer. L'étude des civilisations disparues, à laquelle Mû s'était adonnée en bonne Exploratrice, n'était qu'un passe-temps ; le moyen d'éviter l'ennui aux envoyés du Foyer. Mais en vérité, ils soulevaient chaque pierre non à la recherche des testaments Yvaniens, mais en quête de la moindre empreinte des Pangalactiques et des Déplaceurs.

Les seconds n'avaient laissé derrière eux que des astres sombres tels l'Étoile Rouge d'Auguste, et occasionnellement, un satellite brisé en mille morceaux, projeté sur la frontière de Roche de sa planète. Une manière pour eux d'acquérir de l'énergie au début de leur expansion galactique, en utilisant la puissance des puits gravitationnels planétaires.

Quant aux premiers, ils avaient donné à la Galaxie un langage sans textes véritables, ainsi que les Ondes Closes dont le Foyer, et Avalon après lui, n'était qu'un ultime fragment chatoyant.

Le Graal avait toujours été sa mission. En vérité, Mû avait été conçue, assemblée comme un instrument de recherche de l'artefact. Elle n'avait rien à en espérer, contrairement à l'Ordonnanceur. Mais le secret des Pangalactiques lui était intimement lié.

« Je vais vous proposer un marché, reprit-elle. J'accepte votre requête. Je veux bien retourner au Graal et saisir ses secrets. À la seule condition qu'Avalon soit épargné, et que nous puissions ensuite disparaître en dehors de votre domaine. Pour ce faire, je rentrerai sur Avalon, et je déplacerai le monde jusqu'au Graal. Puisque vous avez l'intention de détruire ce qui reste de Lôr, il n'y aura bien qu'une seule Onde Close pilotable dans toute la Galaxie. »

Le poulpe aérien parut hésiter, ou simplement réfléchir. Ses membranes photosensibles se tendirent comme des peaux de tambour, signe qu'il observait Mû avec une acuité particulière.

« Le Foyer, reprit l'Ordonnanceur, semblait théoriser que l'univers était lui-même une simulation d'univers, à l'instar de ton Avalon, et postulait que cet univers possédait une finalité propre. Mais il était incapable de décider de cette finalité. Selon lui, les Pangalactiques avaient trouvé la réponse à cette question. Le savais-tu ? Toute ton existence ne dépendait que d'une broutille philosophique mineure.

— Acceptez-vous mon marché ?

— Nous avons d'autres termes à y ajouter. Il n'est pas envisageable que toi et ton Avalon fassiez le voyage vers le Graal sans la moindre supervision. C'est pourquoi Avalon sera lui-même placé sous l'autorité de la Grande Unité Spirulienne. Des copies numériques de Spirumains stockées dans les laboratoires de l'Oligopôle seront envoyées sur Avalon, et l'humanité du Numérum sera placée sous notre autorité. Toi-même, Mû, sera notre prisonnière. Tu ne seras libérée qu'au moment où les secrets du Graal nous auront été livrés.

— Je ne peux pas accepter ces termes. Pas au nom d'Avalon. Le peuple du Monde Errant refusera qu'on lui enlève sa liberté. »

Le brouillard sur le pont d'Istrecht commença à reculer, et avec lui, la silhouette de l'Ordonnanceur, qui s'en retournait déjà tel l'empereur quittant son conseil en pleine session, pour laisser les ministres s'occuper des affaires courantes.

« Tu n'as pas besoin d'accepter. C'est notre décision. Tu t'y conformeras, car tu n'as aucune alternative. Tu seras maintenant placée en stase dans le Numérum, en attendant que notre invasion soit prête. »

Mû serra les poings ; quelque chose craqua dans ses paumes, comme s'il s'en détachait de fins morceaux d'écorce. Elle ne pouvait pas se laisser dominer par ce poulpe. Même si elle avait voulu faire ce choix, même si elle avait voulu s'incliner, et ouvrir grandes les portes d'Avalon aux envahisseurs, sa nature profonde l'en empêchait. Non pas son histoire d'Exploratrice, ou sa forme d'humaine, mais le troisième élément de sa trinité : le Dragon.

Si le Dragon avait pu découvrir sa peur, s'il reconnaissait le péril représenté par les Spiruliens, il refusait pour autant de capituler face à ce spectre de brume et de chair molle.

L'espace d'un battement de cils, le corps de Mû s'étendit en une vaste nappe de cristal, où se perdait sa forme humaine, dont s'écartèrent de grandes ailes transparentes. Des bras larges comme des maisons s'abattirent sur le pont d'Istrecht et y plantèrent leurs griffes, tandis que le Dragon allongeait son cou. Un frémissement secoua toutes les facettes de son cristal, accompagné de vagues de lumière chatoyante.

Ainsi déployé, le Dragon était au moins dix fois plus gros que l'Ordonnanceur ; les renforts d'acier du pont d'Istrecht ployaient sous son poids. Il leva un bras et jeta ses griffes dans la brume ; des fragments de chair bleuâtre s'accrochèrent à ses écailles, et un tentacule sectionné, encore tremblotant, tomba dans le Grand Ravin.

« Je ne renoncerai pas » gronda une voix sortie des écailles, et c'était sans doute la voix de Mû qui parlait pour le Dragon, car lui-même n'en avait jamais été doté.

Le Spirulien gigantesque écarta la brume de grands gestes, pour apparaître en toute majesté ; parmi tous ses appendices spongieux, quatre immenses tentacules encerclèrent sa tête oblongue tels une couronne d'épines. Ils étaient hérissés de dards empoisonnés et plantés de lames d'os semblables à des pointes de lance. C'étaient des armes de prédateur, les armes que l'évolution avait donnés aux Spi pour régner en maîtres sur leurs eaux originelles, là où les premiers hommes avaient dû tailler leurs propres silex.

« Tu n'es qu'une routine logicielle, sans aucun pouvoir véritable en dehors de ton domaine. »

Les tentacules claquèrent tels des fouets et s'enserrèrent autour de ses poignets ; leur force immense contrastait avec leur apparence de poisson faisandé, dont quelques morceaux noircis semblaient avoir déjà été emportés par les charognards. Une lame se planta en travers d'un des bras immobilisés et remonta dans une gerbe de cristal brisé.

Le Dragon replia son autre bras et emmena avec lui l'Ordonnanceur tout entier, qui pagaya vainement dans les airs avant de heurter le pont d'Istrecht. Ce dernier avait pour destin de se rompre. Les poutres d'acier se brisèrent, les arches se rompirent, des pierres de dizaines de tonnes s'envolèrent, et tout le tablier bascula sur le côté, renversant les deux lutteurs dans l'air vaporeux du Ravin.

La mâchoire de cristal broya un tentacule dans une explosion de jus écœurants ; le Dragon récupéra son bras valide, dont il referma le poing, grossi et couvert de lames azurées, avant d'en percuter ce qui devait être la tête du Spirulien. Les fines peaux se déchirèrent ; des casiers cartilagineux s'écrasèrent comme une pile d'étagères mal fixées, et des morceaux de matière cérébrale rosâtre se dispersèrent dans le vent qui accompagnait leur chute.

Tout ceci n'avait sans doute aucune importance, et l'Ordonnanceur véritable ne pouvait sans doute pas être atteint, au creux de l'Oligopôle, même en réduisant en charpie sa forme projetée dans le Numérum. Mais le Dragon avait la preuve qu'il n'était pas impuissant ici, qu'il avait encore le pouvoir pour lequel Wos Koppeling l'avait conçu, et donné à Mû : le pouvoir de faire ses propres lois.

La forme de l'Ordonnanceur se dispersa sous les coups du Dragon, et ses fragments immondes disparurent dans les volutes du brouillard. Il étendit ses ailes, mais l'air refusa de le porter ; sa chute devait se poursuivre jusque dans l'eau lointaine. Alors, il retailla son corps comme une pointe de flèche, et perça la surface en conquérant, déterminé à descendre jusqu'aux profondeurs de l'océan noir qui connectait tout le domaine numérique de l'Oligopôle.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top