55. L'interface


Et si cela ne fonctionnait pas ? Si l'entente mutuelle était impossible ? Si notre marché aboutissait à un équilibre instable ?

Dans ce cas, il faudrait revenir à ce que nous savons faire de mieux : la guerre.

Je pourrais monter ces deux groupes l'un contre l'autre, prétendre que je m'allie aux uns, les trahir, recommencer de l'autre côté. Me faire désirer, les pousser au conflit ; survivre assez longtemps pour voir leur armées s'anéantir mutuellement, jusqu'à ce qu'Avalon soit le cadet de leurs soucis, et puisse disparaître dans le chaos que j'aurais sciemment provoqué.

Ils s'espionnent depuis des millénaires tels deux époux jaloux, mais savent-ils seulement se mentir ? Si c'était le cas, leur guerre froide aurait sûrement pris fin depuis longtemps.

Journal de l'Archisade


« Il est inutile de résister » ajouta Ien en la voyant chercher une issue.

En la faisant naître dans sa matrice, le Spirulien faisait d'elle sa créature.

Vardia ne pouvait pas l'accepter.

Elle prit une impulsion contre la paroi et se propulsa dans sa direction, le heurtant de l'épaule au niveau du foie. Le choc fut bien moindre que Vardia ne l'espérait ; Ien, tenant toujours sa proie en main, répliqua d'un coup de pied dans le ventre, qui lui coupa le souffle. Il s'était enfoncé profondément, et avait même laissé une empreinte dans la chair à peine formée. Ce corps, comme tous ceux que les Spiruliens auraient pu fournir à Avalon, avait quelque chose d'artificiel et de creux ; on le croyait formé de gelée molle.

« Ne t'agite pas, ordonna le Spi, dont les yeux bleus brillaient d'un éclat sévère. Regarde plutôt. Nous pensions la bataille finie, mais une autre unité Teuthide est arrivée. »

Elle crut que le soleil se levait enfin sur cette planète désolée ; mais c'était un vaisseau plus grand que les autres. Long et effilé comme un calmar, avec de grandes antennes rectilignes qui formaient une double couronne, il portait à sa proue sa propre petite étoile de plasma confiné. Ien parut très surpris par cette apparition ; il voyait ce modèle pour la première fois.

Vardia en profita pour revenir vers lui. De toutes ses forces, elle propulsa son coude dans son visage. Des gouttelettes de sang et de morve s'envolèrent de son nez écrasé. Il se débattit ; Vardia encaissa les coups en serrant les dents, et tira sur un des câbles reliés à ses tempes, jusqu'à ce que le connecteur craque. Les yeux de Ien se révulsèrent, ses membres se figèrent. Lorsqu'elle parvint à se détacher de lui, il partit à la dérive et heurta le fond de la pièce, la bave aux lèvres, le nez plein d'écume rose qui s'envolait par petits flocons.

Elle arracha de sa main l'empreinte de Rizal.

Son laboratoire disposait forcément d'interfaces, de moyens pour elle et pour Rizal de retourner dans un monde numérique, de revenir vers Lôr et vers Avalon. Elle n'avait rien vu sur le trajet qui pût exercer ce rôle. Deux images s'imposaient à son esprit : un lecteur de cassettes audio et une table d'opération pourvue de câbles électriques.

Elle n'avait peut-être que quelques minutes avant que Ien se réveille, ou qu'un Spirulien énervé n'entre dans le laboratoire pour la désintégrer.

Vardia essaya de se souvenir de l'organisation des lieux, mais ce labyrinthe en trois dimensions, de métal et de membranes blanches, jouait déjà avec son esprit avant même qu'elle n'essaie de l'affronter.

En se retournant, elle rencontra le regard pâle et distant de Njoggen. Le grand Spirumain en caleçon noir ne semblait pas agressif ; il ne regardait pas Ien.

« Njoggen » murmura-t-elle.

En réaction, il pencha la tête sur le côté.

« Je dois partir d'ici. Je dois retourner là d'où je viens – le Numérum. Il doit y avoir des terminaux dans ce laboratoire... pour moi... (elle désigna sa tête du bout du doigt) pour lui... (elle lui montra le disque dans sa main). Nous devons retourner à Lôr, puis à Avalon. Est-ce que tu sais d'où on peut les atteindre ? Est-ce que tu peux m'aider ? »

Njoggen hocha la tête, désigna une ouverture et d'une impulsion légère du bout des doigts, la rejoignit sans hâte. Elle se mit à le suivre. Il ne comprenait sans doute pas l'inconscience de Ien, et par son statut inférieur à tous les autres Spirumains, il ne pouvait pas envisager de refuser un ordre. Mais sur le chemin, en croisant son regard, Vardia crut qu'il existait peut-être entre eux une forme de solidarité humaine, inimaginable pour les Spi.

La vérité était plus prosaïque. De toute sa vie, Njoggen le silencieux n'avait jusqu'ici rencontré qu'une seule femme, Trije. Il n'était pas assez bien équipé mentalement pour comprendre pourquoi, mais elle avait toujours exercé sur lui une certaine fascination. Vardia, surtout sous cette forme temporaire, à la peau blanche et sans cheveux, lui rappelait Trije. Il les confondait même. Pour lui, Trije était revenue du Numérum, sous cette forme légèrement différente. Il s'en réjouissait, car Trije comptait pour lui, contrairement aux autres Spirumains, et il était content de pouvoir obéir à ses demandes.

Vardia crut qu'ils avaient simplement rebroussé chemin, jusqu'à ce que Njoggen lui présente la salle des interfaces.

Le sol était couvert de milliers de câbles, dont les têtes à électrodes et dendrites flottaient telles un herbier marin. Des lecteurs de disque étaient incrustés dans le mur. Elle avait tout le matériel nécessaire ; il ne restait plus qu'à le mettre en marche.

« Est-ce que tu sais comment tout cela fonctionne ? »

Njoggen, toujours soucieux de bien faire, attrapa et tira à lui plusieurs câbles aux embouts de couleur rouge. Il désigna du doigt un tableau noir suspendu au plafond.

« Évidemment, soupira Vardia. Tu ne sais pas t'en servir. »

La Sysade toucha l'écran ; celui-ci réagit comme il l'avait fait avec Ien, et extruda des caractères de la taille d'une pièce de monnaie. La variante spirulienne de la langue des Pangalactiques. Les yeux plissés pour reconnaître les symboles qui refusaient de rester en place, Vardia tâtonna dans ce qui devait être un arbre de menus déroulants, dont les embranchements la perdaient aussi sûrement que ceux du vaisseau. Pour des êtres dotés de quatre cerveaux, ils n'étaient pas très organisés.

Après s'être trompée plusieurs fois sur le sens des mots, elle finit par déclencher l'allumage d'un des câbles que tenait Njoggen en main tels une botte de poireaux. Du côté du mur, des ampoules ou des diodes fixées sur les lecteurs se mirent à clignoter.

Je dois entrer là-dedans, songea-t-elle. Trouver Rizal, le stabiliser, et nous enfuir vers Avalon... si possible, avec Mû.

De jour en jour, leur mission ne faisait qu'empirer. Au début, ils luttaient contre les Spiruliens ; maintenant, contre l'Archisade. Au début, ils cherchaient à enlever Mû des griffes des Spi ; maintenant, ils devaient tous leur échapper. Ce qu'ils croyaient maîtriser se retournait toujours contre eux.

Impossible de s'assurer qu'elle et Rizal atterriraient dans la même Simulation, ni que cet espace serait connecté à Lôr. Elle ne pouvait même pas savoir si le disque contenait vraiment la copie du Paladin. Peut-être que Ien lui avait menti. Peut-être que Rizal avait été détruit, effacé lors de son arrivée sur l'Oligopôle.

Njoggen approcha les câbles ; leurs ventouses et leurs filaments se collèrent à son crâne comme autant de parasites. Ce transfert ne serait pas plus agréable que dans l'autre sens. Vardia entra le disque dans le lecteur, espéra qu'il ne manquait rien, et du bout du doigt, mit en route l'interface.

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